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Les détracteurs de l’administration Bush comme les critiques du système américain n’ont pas manqué de le relever, les relations nouées au sein du complexe militaro-industriel des Etats-Unis ont trouvé une nouvelle illustration avec l’attribution des premiers contrats de reconstruction en Irak. Les 70 premières compagnies bénéficiaires avaient contribué à hauteur de 500 000 $ aux campagnes électorales du président Bush et ont reçu ainsi le juste retour de leur soutien financier. Au premier rang, la société Halliburton, dont l’ancien PDG n’est autre que le vice-président Cheney, a obtenu la bagatelle de deux milliards de dollars sans avoir eu à affronter la moindre mise en concurrence… De là à dire que la guerre en Irak y trouve son origine, il n’y a qu’un pas, et les opposants les plus virulents à celle-ci n’hésitent pas à le franchir !
Mais si l’exemple est bien réel et témoigne des liens étroits entre des entreprises du secteur de la défense et le gouvernement, peut-on pour autant le considérer comme représentatif ? La réalité est peut-être plus complexe.
Les étapes majeures de l’élaboration de la politique de défense font en effet intervenir de nombreux acteurs : l’exécutif, le Congrès, les armées, les industriels et leurs lobbies, mais aussi les think tanks. Les décisions interviennent selon un schéma très codifié, régi par la loi et par des règlements du Département de la Défense, où le Congrès conserve un rôle central. Des réseaux divers d’influence pèsent sur les décisions. Mais la question demeure de savoir si ce contexte politique dominé par le Parti républicain comporte encore des garde-fous.
La politique de défense et les choix industriels qui en découlent sont le fruit d’un processus complexe défini par la loi. Au début de son mandat, le Président engage deux démarches majeures : la rédaction de la doctrine stratégique de sécurité ( National Security Strategy), et celle de la Quadriennal Defense Review (QDR) qui constituent les fondements de sa politique de défense. Ces deux documents sont théoriquement élaborés en parallèle, les recommandations de la QDR représentant la déclinaison de la stratégie de sécurité : quel format des forces, quelles capacités opérationnelles, nécessaires pour mettre en œuvre la stratégie du Président ?
Les événements du 11 septembre ont perturbé cette belle mécanique, retardant la publication de la stratégie de sécurité du président Bush. Celle-ci, finalement dévoilée en septembre 2002, a notamment consacré la doctrine de préemption. La QDR l’avait précédé un an plus tôt en entérinant la nécessiter de transformer l’outil de Défense. Donald Rumsfeld s’est depuis employé à secouer l’inertie des armées pour faire évoluer les doctrines et promouvoir de nouveaux systèmes, les drones Predator, le bouclier anti-missile…
Ces étapes font d’abord intervenir l’administration (Maison Blanche, département d’Etat, département de la Défense) et les états-majors des armées. Mais un acteur de poids est constitué par les « réservoirs d’idées » ( think tanks). Certains qui sont financés par le gouvernement (Rand, INSS…) sont des contributeurs majeurs de la QDR. D’autres, comme la Fondation Hoover (qui hébergea Condoleeza Rice), l’Heritage Foundation et l’American Enterprise Institution (dont émanent Dick Cheney et Richard Perle), dont le domaine d’action est plus politique, ont fortement pesé dans la rédaction de la stratégie de sécurité.
Une fois ces fondements en place, une autre étape, définie par la loi, le PPBE ( Planning, Programming, Budgeting and Evaluation), prend le relais : le département de la Défense (DoD) et les armées élaborent chaque année une requête budgétaire et des prévisions de dépenses pour les années à venir. Ce processus, pour l’essentiel interne au DoD, répond à une logique d’identification des capacités opérationnelles nécessaires pour mener à bien les missions définies, et leur déclinaison en systèmes d’armes à acquérir. Cette logique peut néanmoins être pondérée par des considérations de politique industrielle (protection d’industries stratégiques) et des enjeux politiques (les soucis d’intérêts locaux dont les représentants voteront le budget…). Le PPBE se traduit par une requête budgétaire soumise par le Président au Congrès. Après examen, le Congrès vote en théorie le budget correspondant avant le 1er octobre (début de l’année fiscale).
C’est une fois ce budget adopté que le département de la Défense peut signer les contrats d’acquisition des différents systèmes d’armes. Mais là encore, les procédures sont très compliquées. Et seule une bonne connaissance de ces règles permet de décrocher un contrat, ce qui favorise les grands groupes industriels de défense.
Selon la constitution américaine, le Congrès dispose du «pouvoir du porte-monnaie » : toutes les dépenses fédérales sont soumises à son approbation. L’adoption du budget donne lieu à de nombreuses auditions, où les représentants du DoD, les chefs d’états-majors, et même des acteurs de second rang, tels les directeurs des grands programmes, sont soumis aux questions des représentants et sénateurs. Ces derniers sont animés par le souci de défendre le contribuable ( taxpayers’ money), ou par des intérêts locaux (les emplois dans leur circonscription…), plus rarement par un véritable sens politique. Les commissions spécialisées plongent dans les détails des programmes, à un niveau bien inférieur de celui connu en France. Aussi, les éléments justificatifs qui accompagnent la requête présidentielle doivent être extrêmement détaillés.
Les huit mois que durent ces discussions sont autant d’occasions pour les lobbies de faire valoir leurs intérêts. Dans le domaine de la défense, les industriels sont représentés par des associations professionnelles ( National Association of Manufacturers, Shipbuilding association of America…). Les plus grands groupes industriels louent eux-mêmes les services de lobbyistes professionnels qui hantent les réunions des commissions et alimentent les membres du Congrès en argumentaires de toute nature. Parallèlement, les think tanks à vocation politique (Cato, AEI, Heritage Foundation…) participent au débat, en commentant les grandes orientations ou en prenant parti sur le bien fondé de tel ou tel système.
Au terme de ces luttes d’influence, deux lois sont votées ( Authorization and Appropriation Bill). Leur contenu est assez étonnant pour un non initié : des allocations financières globales de plusieurs milliards de dollars y voisinent avec des clauses spécifiques ne dépassant pas quelques millions de dollars. Ces dernières sont le fruit de ce que l’on appelle le pork barrel, c’est-à-dire la prise en compte d’intérêts locaux, selon une formule datant de la guerre de Sécession (du porc salé venant de barriques en bois était distribué). On y trouve ainsi des alinéas portant sur une subvention de 250 000 $ en faveur d’une association de l’Alabama, allouant 17 000 000 $ pour la construction d’une école sur une base de Californie, ou une clause imposant la réalisation aux Etats-Unis des chaînes d’ancre des navires de l’US Navy…
Le rôle prééminent du Congrès dans l’allocation des ressources fédérales va de pair avec l’existence de lobbies, dont l’influence est accentuée par le système de financement des partis. Le monde de la défense n’échappe pas à cette règle, et l’on ne s’étonnera pas de trouver en première page du site Internet du sénateur John Warner, président de la Commission de la Défense du Sénat, la liste de différents contrats militaires obtenus par les entreprises de l’Etat de Virginie qu’il représente… Industriels et membres du Congrès forment ensemble les nœuds d’un réseau de décision.
Autres sources d’influence, les think tanks alimentent la réflexion de l’exécutif, participent aux débats du Congrès et servent de réservoirs d’hommes lors de la constitution des administrations présidentielles successives : Brookings pour Clinton, AEI, Heritage et Hoover pour Bush. Ainsi se constituent naturellement des réseaux qui influeront sur la doctrine de sécurité ou les grands choix budgétaires de la défense.
Un dernier réseau est celui des transfuges de l’administration ou des armées qui rejoignent le secteur industriel. Face à la complexité de procédures d’acquisition du Département de la Défense et à son gigantisme, la connaissance des gens en place et de la réglementation est un atout indispensable que les groupes industriels acquièrent grâce au recrutement d’anciens du DoD. Cette habitude est facilitée par l’absence de règles de déontologie strictes, pour ce que l’on qualifierait en France de « pantouflage ». Ainsi a-t-on vu récemment le directeur des acquisitions du DoD, Pete Aldridge, devenir administrateur de Lockheed Martin ou le responsable des contrats de l’US Air Force prendre les fonctions de vice-président de Boeing (puis démissionner récemment sous le coup d’accusations de fourniture d’informations sensibles à son futur employeur…).
Le traumatisme du 11 septembre et la mainmise du Parti républicain sur les institutions (Présidence, Congrès, voire Cour suprême) ont mis à mal les garde-fous démocratiques du système politique américain. La séparation des pouvoirs ne joue plus pleinement son rôle. Par ailleurs, l’invocation de la guerre contre le terrorisme repousse les limites du budget, pour la plus grande satisfaction des grands industriels de l’armement qui ont supplanté les entreprises de la nouvelle technologie au hit-parade de Wall Street. Seule, à terme, la nécessité de réduire le déficit peut enrayer cette spirale dépensière et ramener à la réalité le secteur américain de la défense.
Dans un éditorial de décembre 2003, le Los Angeles Times dénonce la dérive affairiste du Pentagone. Il juge que le président Bush et le secrétaire à la Défense Rumsfeld ont créé « un environnement qui défie l’éthique » et met en avant les liens douteux entre le DoD et Boeing dans un contrat aujourd’hui suspendu d’avions-ravitailleurs. Le sursaut démocratique viendra-t-il de la presse, acteur important de la vie politique américaine traditionnelle ? Elle peut aussi trouver des alliés au sein du Congrès, tel le sénateur républicain John Mc Cain, qui n’est pas étranger aux récentes démissions en série chez Boeing et agit pour ramener quelque sens éthique dans les affaires.
La pression affairiste et l’inefficacité du principe de checks and balances qui se manifestent dans le secteur de la défense sont à mettre en perspective d’une dérive actuelle vers un régime présidentiel. L’Amérique est en guerre et, comme dans toutes les guerres (à l’exception de celle du Viêt-nam), elle se rassemble dans un sursaut patriotique derrière son Président qui cumule les pouvoirs. Le caractère particulier du 11 septembre (une attaque sur le sol américain) a renforcé ce phénomène.
L’avenir dira si l’enlisement possible en Irak et les efforts conjugués des candidats démocrates dans la campagne présidentielle permettront de rétablir les principes fondateurs de la démocratie américaine…