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Depuis bientôt un an, les Etats-Unis accusent les chocs. L’attaque terroriste du 11 septembre 2001 a mis à mal l’inviolabilité du continent, les faillites successives d’Enron, de Worldcom, secouent une société et un marché encore hésitants sur la reprise économique et de plus en plus incertains sur leurs propres capacités de régulation et de contrôle du capitalisme. Omniprésente sur la scène internationale, et pourtant souvent en manque de stratégie à moyen terme, pour ne rien dire du long terme ou du plus urgent, prenant tour à tour la figure du cow-boy et du shérif en ce qui concerne l’économie, l’administration Bush – et avec elle le pays tout entier – semble faire de la valse et des pirouettes les figures principales de sa politique. De ce côté de l’Atlantique, on est à la peine : comment comprendre, résister, comment orienter un engagement européen quand le principal interlocuteur apparaît aussi déconcertant ?
En revenant, tout d’abord, à la vieille grammaire qui structure les réactions de l’opinion, les jeux institutionnels d’une démocratie prise dans les tourments de l’introspection. N’a-t-on pas vu revenir, soudainement, mais avec quelle force, les grands plaidoyers patriotiques ? Ceux-ci sont de toutes les crises. Leurs déclinaisons, certes diverses, font appel à deux variantes principales : la défense d’un isolationnisme pragmatique et la volonté d’éradication (jusqu’au machiavélisme) de toute menace pressentie. Le premier versant paraît simple : on se replie sur soi, on s’enferme et on oublie le monde. Mais délimiter les contours du soi est plus complexe qu’il n’y paraît : il s’agit sans cesse de définir d’abord le proche et le lointain, mais aussi les bons et les méchants. Dès lors, le deuxième versant n’est pas loin : on dresse une liste de priorités dans la lutte contre le terrorisme, on décrète que certains Etats ne sont que des voyous. L’opinion suit les experts, la patrie est en danger.
Mais cette rhétorique est contrebalancée par le jeu institutionnel démocratique, souvent lent à se mettre en branle, car il suppose l’alliance des différentes forces politiques au sein du Congrès. Les auditions du Sénat surtout, de la Chambre des représentants dans une moindre mesure, donnent une assise plus réfléchie aux décisions publiques. Souvent d’une grande tenue, elles s’adossent à une philosophie de la chose publique : la valeur d’une décision dépend de la manière dont celle-ci paraît au grand jour. Les arguments traditionnels des faucons, joignant menaces et secret, y paraissent suspects. Les jugements cherchent à être plus équilibrés : la décision majoritaire est éclairée par les positions de la minorité. Sur l’Irak, la position du Sénat se veut plus nuancée que celle de l’administration Bush.
Le troisième acteur, qui interfère dans l’action publique américaine, est le pouvoir judiciaire. Il agit selon une troisième temporalité, à la fois plus lente ou plus saccadée que celle du Congrès. De peu de poids sur l’engagement extérieur américain – sauf lorsque les lois constitutionnelles sont transgressées par le Congrès ou le président –, il en a davantage sur l’économie. De manière relativement impartiale, il a étayé les craintes que l’on pouvait nourrir à propos d’Enron, d’Andersen, ou d’autres acteurs importants de la scène économique.
Dans cet espace public, les cohérences, les structurations qui véritablement orienteront l’avenir, se cherchent encore. N’a-t-on pas vu, durant le premier semestre, nombre d’analystes adopter un discours impérial ? L’accusation est ancienne – elle est récurrente aux quatre coins de la planète –, il est nouveau que les Américains eux-mêmes revendiquent une telle attitude et en assument les conséquences. Si cette logique était pleinement acceptée au point de devenir dominante, la défense de la « civilisation » et la lutte contre la barbarie y trouveraient un fondement rationnel mais ouvriraient le champ à l’absolutisme.
En deçà ou à côté de cette rhétorique, la crise financière a redonné force au vieux dicton « ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour le reste du monde ». S’il concerne d’abord le champ économique – il faut défendre le pouvoir d’achat du petit épargnant et du retraité –, ce raisonnement peut avoir des implications secondes mais décisives pour l’engagement extérieur américain : une intervention en Irak aura des conséquences sur les marchés pétroliers, et par contrecoup sur le portefeuille de la classe moyenne des Etats-Unis.
Il est aujourd’hui malaisé de pronostiquer. La voix de « l’empire » demeure bien faible. La crise boursière a redonné force au souci de soi des Américains. Tacticien plutôt que stratège, George Bush pourrait bien, finalement, se montrer peu sensible aux sirènes de la « civilisation ». Ne préférera-t-il pas chausser ses pantoufles et raisonner à partir des intérêts immédiats de ses concitoyens ? Face aux incertitudes, ce serait peut-être la sagesse.