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Dossier : Pourquoi est-il si bon de consommer ?

De l’extension du domaine de la pub

© iStockphoto.com/Ofir Peretz
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Nous sommes exposés chaque jour à des milliers d’incitations à consommer. Si certaines publicités s’affichent comme telles, les marques ont désormais recours à une vaste gamme de stratégies pour se rappeler à nous tout au long de la journée.

La première publicité rencontrée le matin sera peut-être un spot entendu à la radio ou un message apparu sur notre téléphone. Il s’en suivra plusieurs milliers avant la fin de la journée1. Notre boîte aux lettres, malgré un autocollant « Stop pub », est remplie de prospectus ; nous passons devant de nombreux panneaux d’affichage sur la route ou dans le métro. Des bâches publicitaires recouvrent désormais nos monuments historiques en travaux et de plus en plus d’écrans vidéo publicitaires captent notre regard dans la rue, dans les gares. Le journal « gratuit » distribué sur le chemin l’est grâce aux encarts publicitaires qu’il contient, alors que nos journaux et magazines préférés ressemblent eux aussi de plus en plus à des catalogues publicitaires. Et le soir, les grandes marques se disputeront très cher les « tunnels » de grande écoute à la télévision, l’arme traditionnelle pour une diffusion massive.

Le nouveau monde de la publicité connectée

Pourtant, ces espaces finissent par être saturés. Durant la décennie 2010, la croissance de l’économie publicitaire s’est largement déplacée vers le secteur numérique, au potentiel quasi infini : chaque connexion sur une page internet peut offrir aux marques un espace publicitaire, virtuel, éphémère et personnalisé. Tandis que des traqueurs analysent notre navigation, des data brokers construisent des bases de données à partir de nos profils personnels, précisant notre situation économique, sociale et nos centres d’intérêt. Un marché des données qui sera de plus en plus alimenté par notre mobilier connecté : voiture, compteur électrique, réfrigérateur, smartphone… Moins d’un dixième de seconde après avoir ouvert la page d’accueil de notre quotidien favori, l’espace publicitaire virtuel créé sera vendu par des robots aux marques les plus offrantes. En 2016, le numérique devenait le premier secteur d’investissement publicitaire en France, devant la télévision2. En 2017, c’était le cas au niveau mondial3.

Dans cette économie de l’attention, Google et Facebook écrasent aujourd’hui le marché, captant en France plus des trois quarts du marché de la publicité dans le numérique4. Aussi bien, pour maintenir leurs revenus en baisse, les entreprises de presse se transforment. On connaissait les suppléments thématiques remplis d’encarts financés par les entreprises du secteur. Mais aujourd’hui, la presse en ligne lutte avec des « médias sans journalistes », mêlant information et divertissement, des machines à clics comme Konbini ou Buzzfeed. Quant aux sites d’information politique et générale, ils multiplient les articles qui font du clic, avec des titres du style : « 10 conseils pour mieux dormir », pour attirer les annonceurs. Sous la pression permanente des mesures d’audience, les journalistes entrent dans la course aux clics, privilégiant faits divers et contenus qui font le buzz, quitte à négliger leur devoir d’investigation ou leurs ambitions culturelles. Pour contourner les bloqueurs de pub, les médias en ligne ont dû accepter d’abolir le mur qui protégeait symboliquement les colonnes des journalistes. Depuis le développement de la publicité « native » (« native advertising ») dans les années 2010, des marques tiennent la plume, à l’insu du lecteur, dans l’actualité comme dans les florissantes rubriques « high tech » ou « bien-être ». Un phénomène qui se retrouve désormais dans les publications papier.

L’ancrage culturel des marques

Ainsi, la société de consommation contemporaine ne draine plus seulement quelques milliers de spots publicitaires bien identifiés dans ou hors médias. Il faut y ajouter plus d’une dizaine de milliers de « stimuli commerciaux » et de « contenus hybrides », disséminés dans l’industrie et la vie culturelle5. Le placement de produits se développe chez les blogueurs et dans les vidéos des youtubeurs qui dépassent quelques milliers d’abonnés. Il se poursuit jusque dans les films à gros budget, qui placent maintenant par vingtaines ces incrustations visuelles, tarifées, de produits et de logos. Certains clips de Lady Gaga hébergent plus de vingt sponsors en quelques minutes et peuvent être vus plus d’un milliard de fois6. Les scénarios eux-mêmes s’adaptent : pour 35 millions de dollars, James Bond, amateur de Vodka Martini depuis un demi-siècle, essaie la Heineken en 2012. Et pour la sortie de l’épisode Skyfall concerné, le géant de la bière a déployé dans 170 pays une campagne publicitaire autour de l’agent secret7.

Les marques produisent d’ailleurs leurs propres contenus « éditoriaux » (« brand content ») dans leurs « médias propriétaires ». Les vidéos virales de sport extrême de Redbull, aussi intenses en adrénaline qu’en exposition de logos, sont visionnées si massivement que la marque a lancé sa propre chaîne. Les annonceurs créent également des univers entiers pour les jeunes, cible éminemment stratégique : dessins animés déclinés en jeux vidéo, vêtements et déguisements, jouets, affaires de classe…

Les grandes compétitions sportives, jeux olympiques et coupes du monde en tête, sont depuis longtemps redessinées par l’économie des droits télévisuels, donc du sponsoring et des investissements publicitaires. Mais cet ancrage des marques a franchi une étape supplémentaire. Depuis 2017, les commentateurs de football parlent de « Ligue 1 Conforama » et de « Ligue 2 Domino Pizza » ; les matchs Marseille-Lyon ont lieu à l’Orange Vélodrome ou au Groupama Stadium. Tennis, rugby, festivals de musique, centres de convention, stations de métro : dans de nombreux pays, la toponymie urbaine et culturelle se voit renommée par les marques8.

La bataille culturelle du modèle consumériste

Fini le temps de la « réclame » dans une société de croissance et de progrès social. Il ne s’agit plus de quelques publicités inoffensives, plus ou moins informatives et divertissantes. Aujourd’hui, face à des populations suréquipées, quelques milliers de conglomérats commerciaux, industriels et financiers redoublent d’efforts pour écouler leurs produits, souvent obsolescents9. Ils devront les faire désirer à des individus qui n’en ont pas vraiment besoin, pour les inciter à l’achat. À leur service, l’industrie de la communication ne cesse d’étendre son influence à tous les espaces de la société. Et l’outil est efficace, le lobby des annonceurs reconnaît désormais que les activités publicitaires augmentent le niveau de consommation10.

Les marques s’organisent ainsi pour capter en permanence l’attention du consommateur, verdir leur image et pousser à la consommation, tout en dissimulant l’impact social et environnemental de ce modèle. Elles prônent à travers le monde l’hégémonie culturelle du consumérisme.

Réguler les marques pour une société soutenable

En 2014, le Conseil des droits de l’homme alertait l’Assemblée générale des Nations unies sur le fait que « les valeurs, les visions du monde et les aspirations incarnées dans la publicité́ à but commercial ne sont pas neutres, et surtout pas celles véhiculées par les grandes entreprises11 ». Les îlots de résistance, dans les médias, la culture et la société civile, n’y suffiront plus12. Pour engager la bataille culturelle qui se profile, les enjeux de l’influence commerciale des marques doivent aussi intégrer le travail des mouvements associatifs et politiques pour l’écologie, pour la régulation des multinationales, pour un internet libre et des médias indépendants. Il est grand temps de diminuer les espaces dédiés à la publicité commerciale, d’interdire les plus énergivores et de défendre la liberté de réception du citoyen.

Il est grand temps de défendre la liberté de réception du citoyen.

L’autorégulation des contenus est un leurre et l’autorité doit revenir à un organe de défense de l’intérêt général. Il s’agit aussi de protéger les journalistes de la pression des annonceurs et d’aider les entreprises de presse à sortir de la logique d’audience. L’espace commun numérique, enfin, demande à être protégé du capitalisme de surveillance. La France a aujourd’hui les forces pour inventer les politiques qui remettront les marques et la publicité à leur place, dans la transition vers une société soutenable. Mais tout reste à faire.

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1 Il n’existe pas d’étude universitaire indépendante sur le nombre de messages publicitaires reçus ou sur la durée d’exposition moyenne des individus aux publicités au cours d’une journée. Les principales enquêtes (plus ou moins approfondies) menées au cours des deux dernières décennies aboutissent à des chiffres variant d’un à quelques milliers de publicités reçus quotidiennement, lorsqu’est adoptée une définition restrictive de la publicité. Lorsqu’est incluse l’exposition quotidienne aux logos des marques (qu’ils résultent d’investissements des annonceurs ou de la présence aléatoire de produits de marques dans la vie en société), les estimations s’élèvent à plus d’une dizaine de milliers de stimuli commerciaux quotidiens. Pour une analyse détaillée, voir l’article de Résistance à l’agression publicitaire, « Mesure de la pression publicitaire : un état des lieux ».

2 « La publicité numérique détrône la publicité TV en France », Challenges [en ligne], 26/01/2017.

3 Peter Kafka et Rani Molla, « 2017 was the year digital ad spending finally beat TV », www.recode.net, 04/12/2017.

4 Marina Alcaraz, « La publicité digitale franchit le cap des 4 milliards d’euros », Les Échos [en ligne], 25/01/2018.

5 Arnaud Pêtre, chercheur en neuromarketing, évaluait en 2007 à environ 15 000 le nombre de stimuli commerciaux reçus au quotidien, en considérant, au-delà des spots publicitaires traditionnels, le placement de produit, le sponsoring, les enseignes et devantures de magasins, les logos bien identifiables sur les vêtements, etc. « Publicité, “part de cerveau disponible”… et libre-arbitre », www.etopia.be, février 2007.

6 « Lady Gaga : reine du placement de produit », www.advertisingtimes.fr, 2010.

7 « Les secrets des placements de produit au cinéma », www.newsroom-publicismedia.fr, 26/03/2015.

8 Mathilde Dupré, « La nouvelle géographie des marques », Alternatives économiques [en ligne], 05/05/2017.

9 Voir à ce sujet l’article de Samuel Sauvage dans ce dossier [NDLR].

10 Sur le plan macro-économique, les annonceurs et la théorie classique ont longtemps défendu que la publicité ne faisait que répartir les parts de marché entre concurrents, sans que le marché total n’augmente, donc à niveau de consommation constante. La théorie institutionnaliste, au contraire, suppose que la publicité augmente le niveau de consommation global. Des études empiriques récentes concluent au rôle positif des investissements publicitaires agrégés sur le niveau de consommation agrégée, de même que le rapport de 2017 de l’Union mondiale des annonceurs, sur le rôle de la publicité dans la croissance en Europe, cf. Benedetto Molinari, Francesco Turino, « Advertising and aggregate consumption : a bayesian DSGE assessment », The economic journal, 18/05/2017 ; Deloitte, « The economic contribution of advertising in Europe. A report for the World Federation of Advertisers », www.udecam.fr, janvier 2017.

11 Farida Shaheed, « Rapport de la rapporteuse spéciale dans le domaine de droits culturels », Assemblée générale des Nations unies, 69e session, août 2014, paragraphe 38.

12 Depuis un quart de siècle, l’association Résistance à l’agression publicitaire mène en France des luttes locales et nationales pour défendre le droit des citoyens à la (non) réception de la publicité, en particulier dans l’espace public. Elle est en lien avec ses alliés du réseau « Subvertisers International ».


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