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Le travail des sociétés

François Dubet

La société n’existe qu’en exerçant une action de socialisation assumée. Or les institutions, aujourd’hui, ne semblent plus en mesure de formater les individus, tout au moins de les préparer aux places qui les attendent. Si les sociologues ne croient plus à la notion de société, ils continuent pourtant à faire ‘comme si’ et s’efforcent d’établir des correspondances entre l’acteur et le système. C’est ce paradoxe qu’essaie d’instruire François Dubet en proposant de passer du paradigme de l’intégration à celui de la cohésion.

Certes, la notion de société se trouve remise en cause, mais, pour autant, la vocation de la sociologie ne doit pas être abandonnée, celle d’analyser des mécanismes globaux qui déterminent les conduites subjectives. Les sociétés concorderaient plus ou moins avec les États-Nations    ; avec la globalisation, ceux-ci ne correspondent plus à « la société des sociologues », nationale et intégrée. La structure de classes de la société industrielle encadrait les inégalités à l’intérieur d’un ensemble relativement homogène, nous sommes entrés dans un système d’inégalités multiples : alors que la classe sociale agrégeait les inégalités autour des conditions liées au travail, celles-ci sont désormais éclatées et représentées à travers toute une série d’indices et d’indicateurs. La structure sociale semble se décomposer face à l’accroissement des inégalités.

Crise des institutions

C’est à partir de normes et de valeurs communes que la socialisation permettait de fonder et de réguler un vivre ensemble. Les sociétés modernes ont, pour ce faire, inventé de nouvelles institutions à côté de la famille. Voici que ces institutions se trouvent affrontées à une crise profonde. On leur reprochait d’écraser les subjectivités, elles se voient accusées aujourd’hui de laisser trop de liberté, trop de flou aux individus. Si bien que « la socialisation consiste moins à s’identifier à des rôles renvoyant à des valeurs qu’à se forger soi-même par une construction continue de relations et d’expériences ». Désormais, « la socialisation est un travail ».

À partir de plusieurs exemples (l’école, la mixité sociale, l’immigration, etc.), François Dubet interroge le mythe de la réussite de l’intégration, mettant en évidence « l’épuisement » d’un modèle. Et il propose de lui substituer celui de cohésion sociale. Alors que l’intégration signifiait un ordre culturel et social surplombant les pratiques des acteurs, la cohésion résulte des pratiques sociales des individus qui constituent la société. Ce passage de l’intégration à la cohésion se traduit aussi par une mutation des modèles de justice sociale : ce qui est dénoncé, ce sont moins les inégalités de places que les inégalités de chances d’accéder à des positions.

Une telle transformation induit également un changement dans les politiques publiques. L’intégration suppose des institutions solides, des lois universelles et une fonction publique indépendante de la société, la cohésion sociale met en œuvre des politiques actives, collectives, locales.

Forces de domination

Si la société ne constitue plus un système structuré, on ne saurait cependant parler de disparition des sociétés. Des règles, des mœurs et des cultures nous précèdent toujours. Les logiques de l’action renvoient toujours à des sous-systèmes antérieurs aux acteurs. Les individus l’éprouvent objectivement lorsqu’ils se heurtent à des forces de domination, qui les empêchent de maîtriser pleinement leurs expériences sociales.

Dans la logique d’intégration, la domination sociale se manifeste selon deux modalités : celle de la désocialisation, de l’anomie et celle d’un hyper contrôle. Dans un cas, les acteurs ne peuvent agir parce qu’ils ne disposent pas du socle identitaire, du sentiment d’appartenance, du capital relationnel suffisant. Les individus se sentent exclus par la société. Dans le second, celui de l’hyper contrôle – les individus sont enfermés dans des statuts oppressants. Ils se voient imposer des identités qui les empêchent d’agir librement.

La domination aujourd’hui se traduit par l’ensemble des conditions et des forces qui privent les acteurs des ressources nécessaires pour la maîtrise de leur destin. Il y a aliénation quand l’individu se trouve incapable de se concevoir comme un sujet, comme l’auteur de sa propre action. Enfin, l’obligation d’être libre et donc, d’assumer sans cesse ses actes peut s’exercer comme un mode de domination si les acteurs s’avèrent impuissants à atteindre leurs objectifs.

La critique sociale

Mais en fin de compte, il existe toujours des sociétés car les acteurs en construisent sans cesse la critique. Pour dénoncer les situations d’injustice, les individus mobilisent trois grands principes : l’égalité, le mérite et l’autonomie. Mais ces trois valeurs, dans la pratique, se révèlent très contradictoires. Dès lors, toute la vie sociale se trouve régie par de constants débats à travers lesquels la société se constitue non plus comme un ordre mais comme une construction continue. La déstructuration de la société tient ainsi davantage au manque d’homogénéité et de cohérence des valeurs qu’à la soi-disant disparition de celles-ci.

François Dubet théorise la sociologie qu’il a été amené à mettre en œuvre dans sa pratique de terrain. Cette réélaboration, même si elle remet en perspectives les champs qu’il a fréquentés (jeunes « en galère », écoles, travail) n’en pose pas moins quelques questions. S’agit-il véritablement d’un phénomène émergent, d’un phénomène sous-estimé par des sociologues préoccupés d’abord d’analyse macro-sociale    ? Quelles places peuvent y prendre réellement les individus    ? À défaut, par quels moyens résister aux processus de domination ? Quel est, finalement, « l’effet de réel » du discours critique de François Dubet    ?

Tsahaï Papatakis
6 juin 2012
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