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Les projets urbains sont parfois l’objet de frustrations lorsque les habitants se sentent dépossédés de leur lieu de vie. Pour renforcer le pouvoir d’agir des citoyens, l’association Appuii accompagne les mobilisations collectives grâce à la médiation territoriale. Un défi quotidien.
Les succès des habitants dans la contestation d’un projet urbain sont rares. Ils tiennent, pour beaucoup, à une forte mobilisation locale et à un argumentaire technique structuré. Face à la démolition annoncée de leur quartier, l’association Renaissance des Groux, composée de résidents de la cité du même nom, à Fresnes (94), a sollicité Appuii1 en 2016. En l’absence de concertation des habitants de la part du bailleur et des pouvoirs publics, les deux associations ont engagé des démarches citoyennes et juridiques pour obtenir des informations et faire valoir l’avis des résidents, jusqu’à l’obtention d’une charte de relogement. Autre exemple : dans le quartier du Franc-Moisin, à Saint-Denis (93), la demande d’un accompagnement a émané de quatre membres du conseil citoyen du quartier. Devant un projet de renouvellement urbain opaque, Appuii a engagé une démarche de contre-expertise. L’un des bâtiments destinés à la démolition ne présentant ni réels enjeux en termes de désenclavement, ni problématique d’insalubrité, un référendum concernant sa démolition a été organisé à la demande de ses habitants et avec la mairie. Le bâtiment a finalement été préservé.
À partir du principe de codécision avec les associations locales, Appuii revendique une attitude de non-substitution à la parole et aux actions des principaux concernés. Ainsi, à Fresnes, dans les négociations avec le bailleur ou dans les débats publics, Appuii a apporté les éclaircissements techniques nécessaires lorsque cela était demandé par l’association sur des points très spécifiques. À Saint-Denis, lors du référendum, Appuii a créé les conditions d’une bonne délibération démocratique en assurant pour tous et toutes une information claire et précise des autres solutions envisagées et la tenue d’un débat contradictoire en amont du vote. Ces actions d’intermédiation, qui permettent de rééquilibrer les rapports de force entre les habitants et les pouvoirs publics, impliquent bien sûr une forte organisation collective au préalable.
Depuis une quarantaine d’années, la participation s’impose dans la gouvernance urbaine. Impliquer les habitants permettrait de pallier le péril démocratique dans les projets urbains, dû à l’éclatement de la prise de décision, la multiplication des acteurs (publics et privés) et la défiance des citoyens. Mais les démarches de concertation, souvent inabouties, ont des effets minimes sur la prise de décision : les avis de la Commission nationale du débat public (CNDP), dans le cadre de grands projets d’aménagement, ne sont que consultatifs et le maire, souvent maître d’ouvrage, demeure le principal garant de la concertation. Face à ce constat, des associations comme Appuii (Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international) se mobilisent.
Construire une mobilisation des habitants est un processus long : aux Groux, la mobilisation s’est élargie au fil des rencontres et des actions dans le quartier, accompagnées par Appuii. À terme, certains événements réunissaient plus de deux cents personnes. Peu à peu, les plus engagées d’entre elles se sont formées au projet urbain et à son cadre juridique. Leurs prises de parole en public se sont faites plus fréquentes, plus assurées. Et, progressivement, Renaissance des Groux est devenue une interlocutrice crédible et légitime des pouvoirs publics. De même, au Franc-Moisin, la mobilisation a grandi petit à petit. La dernière réunion publique, le 5 mars 2020, réunissait une centaine de personnes.
Un peu partout en France, de telles démarches d’intermédiation se multiplient. Si, intuitivement, on pourrait envisager des intermédiaires neutres et non engagés, leur rôle est en réalité profondément politique : l’intermédiation concerne des enjeux de pouvoir forts et le contexte local donne lieu à des dynamiques parfois conflictuelles. La réussite de l’intermédiation est fonction de facteurs propres aux territoires, mais aussi de la posture adoptée.
La capacité à construire un dialogue entre les habitants et les acteurs institutionnels dépend d’abord du degré de défiance des habitants.
La capacité à construire un dialogue entre les habitants et les acteurs institutionnels dépend d’abord du degré de défiance des habitants, relatif à la sociologie du territoire et à l’histoire politique locale. Ainsi, dans le quartier des Groux, le désengagement du bailleur s’inscrivait dans une longue histoire de relégation de cette ancienne cité de transit, qui avait initialement accueilli des travailleurs étrangers issus de l’immigration postcoloniale. N’est-elle pas à l’image de nombreux quartiers de grands ensembles marqués par une forte défiance à l’égard des institutions, qui se traduit dans les forts taux d’abstention aux élections ?
Mais cette défiance varie aussi en fonction des sujets abordés. Les projets de rénovation urbaine, en raison de leur ampleur financière et de leur technicité, complexifient les modalités de négociation. Les habitants se retrouvent noyés parmi une multitude d’acteurs, particulièrement influents, car engagés financièrement et juridiquement.
Le projet de rénovation urbaine du Franc-Moisin, par exemple, prévoit la démolition et la reconstruction de 477 logements sociaux ainsi que le réaménagement des espaces publics. Pour un montant provisoire de 408 millions d’euros, seuls 9 % du coût total doivent être supportés par la ville, responsable de la démarche de concertation. Et l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), qui pousse les collectivités à détruire les logements au titre de la mixité sociale, finance 47 % du projet. Dans ce cadre, comment les habitants peuvent-ils faire valoir leur position face à une agence qui ne dispose pas de représentant localement ?
Dans les situations où les rapports de force sont trop inégaux, le médiateur doit disposer de toute son autonomie pour construire les conditions d’un dialogue équilibré.
Dans les situations où les rapports de force sont trop inégaux, le médiateur doit disposer de toute son autonomie pour construire les conditions d’un dialogue équilibré. L’indépendance d’Appuii à Fresnes, sans contact préalable avec le bailleur et la mairie, a permis de nouer une relation de confiance avec les habitants sur le temps long. À Saint-Denis, en revanche, le fonds de contre-expertise venait de la mairie. Bien que ce financement municipal soit indirect, ce mandat n’a pas manqué de provoquer des tensions au sein du collectif d’habitants et de l’association. L’autonomie d’Appuii semblait, pour les uns et les autres, ne plus être garantie. Mais, après plusieurs discussions et dans la poursuite des engagements pris par l’association, l’accompagnement a pu reprendre sereinement.
Pour autant, Appuii considère le conflit fécond quand il permet de construire des espaces de délibération démocratique. Concilier des actions d’interpellation des maîtrises d’ouvrage (manifestation devant les locaux du bailleur à Fresnes) et l’organisation de réunions publiques conduit à des échanges plus sereins sur les projets urbains en partant des questionnements mêmes des personnes concernées. La gestion de l’animation par un tiers assure une distribution équitable des temps de parole, souvent monopolisée par les techniciens et les élus.
Défiance, autonomie, posture : la médiation territoriale dessine en creux les défis à relever pour renforcer le pouvoir d’agir des habitants face à des projets urbains, notamment dans les quartiers populaires. Elle permet de diminuer les inégalités sociales en outillant les habitants face à la technicité de certains projets. Assumé, le conflit devient un allié dans la construction d’un débat démocratique. Le contexte, dès lors, joue un rôle central dans la réussite ou l’échec de la démarche. Les intermédiaires se doivent de vérifier que les conditions d’autonomie et d’indépendance sont garanties tout au long du processus, au risque d’être instrumentalisés et de reproduire les rapports de pouvoir contre lesquels ils s’inscrivent, sans répondre aux enjeux du développement du pouvoir d’agir des habitants des quartiers populaires.
1 L’association Appuii intervient aux côtés des habitants touchés par des projets urbains sur lesquels ils n’ont pas été consultés. Constituée d’enseignants-chercheurs, de professionnels des métiers de la ville, d’étudiants, de militants associatifs et d’habitants de quartiers populaires, elle apporte un soutien technique et méthodologique indépendant, de la lecture d’un projet urbain à la réalisation d’un contre-projet, en passant par l’organisation de réunions publiques.