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Développement : repolitiser la notion de résilience

Photo credit: Mission de l'ONU au Mali - UN Mission in Mali on Visualhunt / CC BY-NC-SA
Photo credit: Mission de l'ONU au Mali - UN Mission in Mali on Visualhunt / CC BY-NC-SA

Dans l’aide au développement, l’utilisation de la notion de résilience tend à rendre l’individu responsable de sa situation, sans considérer le contexte socio-économique. Or, pour être utile, cette notion doit être repolitisée.


Comment la notion de résilience s’est-elle imposée dans le champ du développement ?

Benoît Lallau - Dès la fin des années 2000, tout le système de l’aide humanitaire s’est « entiché » de la notion de résilience, sous l’impulsion des bailleurs nord-américains et britanniques. Il s’agit d’une vision très libérale, selon laquelle chacun est capable de s’en sortir par lui-même, de se construire un avenir en dépit des difficultés, négligeant le poids des structures. Les bailleurs anglo-saxons avaient intérêt à imposer cette notion à l’ensemble du monde de l’aide, car elle ne bouscule pas fondamentalement l’approche libérale du développement, dominante depuis les années 1980. Par le biais du lobbying des Anglais à Bruxelles et l’influence des Américains sur les organisations internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international), cette notion a peu à peu fait consensus et l’ensemble des bailleurs s’en est emparé. Elle est ensuite passée aux opérateurs (les organisations non gouvernementales), qui ont cédé à cette mode pour obtenir des financements. Aujourd’hui, tous les « experts » vendent de la résilience. Je suis expert des questions de genre ? Alors je vais travailler sur « genre et résilience ». Je suis expert des questions de sécurité alimentaire ? Alors je parlerai « sécurité alimentaire et résilience ». C’est un concept tellement flou que chacun peut se l’approprier. En apparence en tout cas.

Il s’agit d’une vision très libérale de la résilience, selon laquelle chacun est capable de s’en sortir par lui-même, de se construire un avenir en dépit des difficultés.

Concrètement, comment se traduit son application dans les programmes de développement ?

Le monde de l’aide est très cyclique, « on fait du neuf avec du vieux ». Avec la résilience, on réhabilite l’« intégration de l’action » alors que l’on parlait déjà de « développement rural intégré » dans les années 1980. Cela consiste à agir de façon plus globale sur la pauvreté (les conditions d’hygiène par exemple), au lieu de ne viser qu’un seul aspect (comme la vaccination). Puis il y a eu une vague inverse : « Si on veut tout faire, on n’est pas efficace. » Donc, au nom de l’efficacité, on a eu tendance à hyper-sectoriser les actions. On revient maintenant sur l’idée qu’il faut décloisonner… Et ce toujours au nom de l’efficacité et, surtout, de la rentabilité ! Dans les programmes d’aide, cela se traduit par une action davantage multidimensionnelle. L’idée est que la résilience est multifactorielle, qu’une personne est capable de faire face à des difficultés parce qu’elle possède plusieurs atouts : de l’argent, un réseau social, un accès aux services de base… Ainsi, les caisses de résilience de la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, entendent articuler trois champs d’action : la diffusion de « bonnes pratiques » agricoles (encore faut-il savoir lesquelles), la cohésion (l’inclusion, les dynamiques communautaires) et l’accès au financement. Ce sont effectivement trois domaines qu’il est intéressant de conjuguer… Mais on n’invente rien !

Tous ces programmes qui visent à faire des gens des entrepreneurs de leur propre vie se conjuguent très bien avec l’idée de résilience, mais sans s’attaquer aux causes de la pauvreté.

La résilience contribue également à une forme de réhabilitation de la protection sociale dans les programmes d’aide. Non pas une sécurité sociale universelle, mais plutôt un revenu d’assistance. Un peu comme la bolsa familia mise en place au Brésil par le président Lula, qui visait à donner un revenu aux familles pauvres sous certaines conditions. L’idée est de briser le cercle vicieux de la pauvreté. On admet que les gens qui ont touché le fond ne pourront pas saisir les opportunités du marché et qu’il faut mettre en place des filets de sécurité. Cette forme de protection sociale se marie bien avec l’idée de résilience ; il s’agit d’empêcher les gens de descendre trop bas, voire de leur permettre de rebondir. On donnera ainsi un revenu à tous les adultes d’un village en leur disant : « Vous avez les cartes en main pour agir sur votre destin, vous n’êtes plus enfermés dans la pauvreté. » Le micro-entrepreunariat, la micro-finance, les cash transfer, etc., tous ces programmes qui visent à faire des gens des entrepreneurs de leur propre vie se conjuguent très bien avec l’idée de résilience, mais sans s’attaquer aux causes de la pauvreté.

À partir de quand peut-on parler de « résilience » ?

Les bailleurs sont habitués à mobiliser des financements sur des temps courts. Or quand on promeut la résilience auprès de qui a connu des crises successives ou subi un choc – comme les paysans centrafricains –, l’enjeu va être de maintenir un appui dans la durée. On se heurte alors aux logiques des bailleurs, qui financent beaucoup de court terme, sur deux ans ou moins. Certaines ONG font de la distribution directe (d’argent par exemple, les cash transfer). Or il semble assez illusoire de sortir durablement de la pauvreté des populations très affectées grâce à des financements courts. Ce qu’il manque, dans ces cas-là, ce sont des politiques publiques, un État capable de prendre le relais des bailleurs. Accompagner des processus d’autonomisation des populations dans le temps est autrement plus complexe que d’invoquer la résilience.

Si tout ce qui n’est pas mort est résilient, alors cette notion ne sert à rien.

Un autre danger est d’esthétiser la pauvreté. Parler de la « résilience des enfants des rues », c’est un oxymore ! Si tout ce qui n’est pas mort est résilient, alors cette notion ne sert à rien. Et encore moins à aiguiller des politiques publiques. La question est de savoir comment réintégrer un enfant qui sort de la rue dans une vie normale, comment le mettre en capacité de penser et d’agir par lui-même, comment lui rendre une forme de dignité ?

Comment éviter ces écueils ?

Il ne faut pas confondre « survie », « résistance » et « résilience ». L’objectif d’une politique pro-résilience est d’accompagner les gens vers l’autonomie et de leur permettre de se projeter sur le long terme, ce qui est différent de la survie ou de la résistance. Pour différencier ces trois états, on s’appuie sur la notion de « seuil ».

Celle-ci consiste à travailler à partir de la capacité d’action et des marges de manœuvre des individus et des collectifs à l’échelle d’une zone définie. Dans nos études, nous nous appuyons principalement sur des comportements, des attitudes et des dynamiques, plutôt que sur des données quantitatives de type monétaire. Si, par exemple, le seul élément auquel un individu se raccroche est l’aide alimentaire, alors il est en situation de survie (les personnes en grande précarité gèrent l’immédiat). S’il fait (difficilement) face à l’âpreté du quotidien et qu’il commence à développer une petite épargne de précaution ou à mobiliser la force de travail disponible, alors il est en situation de résistance1. Enfin, s’il réalise des investissements à plus long terme, qu’il plante des arbres ou qu’il est en capacité de se projeter, on peut parler de résilience. La capacité à se projeter et à mener à bien des projets réalistes est un indicateur essentiel.

La capacité à se projeter et à mener à bien des projets réalistes est un indicateur essentiel.

Quelle est l’échelle d’analyse la plus pertinente pour étudier la résilience d’un groupe social ?

Une ville, un village, un lac… Tous les territoires qui font sens peuvent être des systèmes socio-économiques pertinents pour l’analyse de la résilience. Dans le monde humanitaire, les deux échelles les plus courantes sont le ménage, avec toutes les limites d’une telle approche, et la « communauté », dont il faut déterminer les contours. Ce peut être un quartier, un village, voire un canton. Dans nos travaux en Centrafrique, nous avons choisi de croiser deux échelles d’analyse : l’échelle du ménage et celle du village. Il est ensuite indispensable d’observer les interactions entre ces échelles.

Comment tenir compte des différences qui existent au sein d’un même groupe social, lorsque l’on étudie la résilience ?

En effet, la résilience d’un village n’induit pas la résilience de tous les ménages au sein de ce village. Et si quelques foyers sont résilients cela ne veut pas dire que tout le village va l’être. Après un conflit, des différenciations sociales peuvent évoluer. Une partie des personnes a pu réussir à consolider sa situation, parfois au détriment des autres, qui se trouvent fragilisés. Cela peut se produire aussi au sein d’un ménage. Une collègue anthropologue travaillait sur la résilience à l’échelle des familles en Afghanistan et enquêtait sur un ménage qui avait réussi à sortir d’une situation de surendettement en mariant l’une des filles, très jeune, à un vieil homme. Y a-t-il résilience quand c’est au détriment d’autres personnes ?

La résilience d’un village n’induit pas la résilience de tous les ménages au sein de ce village.

Pour faire ressortir les hétérogénéités au sein d’une « communauté », il faut étudier en détail les trajectoires individuelles et collectives et analyser leurs interactions. Cela nécessite une observation socio-anthropologique fine, des entretiens longs et détaillés, pour parvenir à articuler la capacité d’action des individus et le poids des structures sociales.

Est-il encore possible de faire un usage pertinent de cette notion ?

Oui. Car elle permet d’interroger les politiques publiques et les politiques d’aide et de mettre les bailleurs devant leurs responsabilités. Souvent, les programmes gérés par les bailleurs internationaux poursuivent des objectifs contradictoires : alors que certaines actions « pro-résilience » sont mises en place, d’autres la détruisent. Prenons le cas de l’Union européenne (UE), à l’origine d’« Agir » (Alliance globale pour l’initiative résilience). Son objectif est d’aiguiller sa politique d’appui aux populations sahéliennes, pour les rendre résilientes, notamment via des systèmes de protection sociale. Mais en parallèle, l’UE pousse des pays d’Afrique de l’Ouest à signer des accords de partenariat économique qui visent à ouvrir plus largement leurs marchés et à soumettre ainsi à une concurrence accrue les filières économiques naissantes de la région. Où est la cohérence ? La notion de résilience oblige les bailleurs à avoir une vision multidimensionnelle de leurs actions.

Ce concept libéral peut devenir pertinent si on y introduit une dimension collective. Par exemple, la résilience des paysans sahéliens ne passe pas seulement par l’effort de chaque paysan sur sa parcelle, mais aussi par ce qui est mis en œuvre collectivement : des mobilisations de producteurs à l’échelle locale, qui sont ensuite relayées à l’échelle nationale, voire à l’échelle de la sous-région, pour pouvoir peser sur les politiques publiques. La résilience est à la base conçue comme une notion technique, apolitique. Tout l’enjeu est de remettre de la politique là où on pensait pouvoir s’en passer.
Propos recueillis par Coline Sauzion et Ariane Richardot.

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1 Cet usage du terme « résistance » diffère de la pensée sociologique classique pour laquelle la « résistance » peut évoquer l’idée de mobilisation individuelle ou collective [NDLR].


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