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Développons des lieux d’échanges inclusifs ! Entretien avec Gordon Whitman

Entretien avec Gordon Whitman, community organizer américain, dans les locaux de la Revue Projet, en présence de Jean-Michel Knutsen, community organizer français. © Revue Projet
Entretien avec Gordon Whitman, community organizer américain, dans les locaux de la Revue Projet, en présence de Jean-Michel Knutsen, community organizer français. © Revue Projet

Encourager les gens à s’organiser pour changer leur vie : tel est l’objectif des « community organizers ». Aux États-Unis, Gordon Whitman est l’un d’entre eux. Son réseau, Faith in Action, affronte le tabou des inégalités raciales et encourage les gens à s’engager au niveau politique. Deux domaines trop négligés par Saul Alinsky, une référence dans l’organisation communautaire.


Comment accompagnez-vous les habitants d’un quartier, d’une ville, à devenir acteurs de changement ?

Gordon Whitman - Un community organizer est un agitateur : il crée des opportunités pour que les personnes se rencontrent, discutent, apprennent à argumenter, à défendre ce qui leur tient à cœur, à choisir les combats à mener. L’une des clés de la réussite consiste à créer des lieux où les personnes sentent qu’elles sont prises en considération, écoutées, respectées, que leurs vies ont de l’importance. Au sein du réseau Faith in Action, pour lequel je travaille, nous commençons par mobiliser les personnes à partir des communautés auxquelles elles appartiennent. Aux États-Unis, la notion de « communauté » est perçue positivement ; elle désigne ce qui unit les gens. Nous allons dans les églises, les écoles, les centres sociaux, qui sont parfois les seuls lieux structurés et stables existant dans un quartier.  Cela nous permet d’avoir un vrai enracinement local et de partir de ce en quoi les gens croient, de leurs valeurs, de ce qui compte pour eux.

« Lorsqu’on nourrit ce sens de la relation et du pouvoir collectif, chacun comprend mieux les responsabilités qu’il a envers les autres. »

De nombreuses études nous ont aidés à mieux saisir les raisons pour lesquelles une personne reviendra (ou non) à une réunion qui concerne la vie de son quartier et ce qui fait qu’elle deviendra actrice de changement. Si, au début d’une rencontre, vous permettez à chaque individu d’avoir un échange avec une personne qu’il ne connaît pas, de partager quelque chose de sa vie, il aura envie de revenir. Ensuite, rencontrer des personnes influentes de sa ville ou de son quartier – le maire, un banquier, un employeur – s’avérera très transformateur pour les personnes qui n’y sont pas habituées. Tout cela à condition d’être accompagné et d’avoir préparé la rencontre. L’enjeu est de sortir de la passivité et de mettre les gens en relation pour leur permettre de surmonter leurs difficultés. Lorsqu’on nourrit ce sens de la relation et du pouvoir collectif, chacun comprend mieux les responsabilités qu’il a envers les autres.

Celui qui s’engage dans un groupe, au sein du réseau Faith in Action par exemple, apprendra à voir son environnement d’une façon plus large, qui l’aidera à comprendre les liens entre la pauvreté, les politiques publiques, le taux de chômage ou d’incarcération… Quand Faith in Action s’est attaqué aux politiques pénales, nous sommes partis de la situation des anciens détenus. Aux États-Unis, il y a deux fois plus de personnes incarcérées qu’il ne devrait y en avoir : un tiers de la population a un casier judiciaire ! Et les personnes ont énormément de mal à trouver un travail une fois leur peine purgée. À travers la campagne « Ban the box », nous nous sommes battus pour faire disparaître la case « casier judiciaire » des formulaires d’embauche (ce qui n’empêche pas les employeurs de vérifier le profil des personnes recrutées, une fois le contrat signé). Les anciens détenus, très impliqués dans la campagne, ont demandé un rendez-vous à la Maison blanche, ce qui était loin d’être gagné : ils n’étaient même pas censés y poser un pied ! Après des semaines de négociations, Valerie Jarrett, conseillère du président Obama, a accepté de les recevoir. En 2015, Barack Obama a interdit la demande d’informations relatives au passé judiciaire via les formulaires d’embauche des agences fédérales1. Un certain nombre d’entreprises privées ont suivi.

La pédagogie de Saul Alinsky, grande figure du community organizing, est-elle toujours pertinente aujourd’hui2 ?

J’ai beaucoup appris de l’approche d’Alinsky, mais nous avons besoin d’autres sources d’inspiration : le Mouvement des droits civiques, l’éducation populaire latino-américaine3… L’enjeu est de bâtir un mouvement multiconfessionnel et multiracial. Il me semble important de moderniser la pensée d’Alinsky dans trois domaines : le rapport à la notion de « race », le rapport au politique et le rapport au spirituel.

« Le critère racial est absurde. Pourtant, il marque encore les esprits et le vécu de beaucoup de gens. »

L’approche initiale du community organizing ne tenait pas du tout compte de la notion de « race ». C’est une grossière erreur ! Certes, le critère racial est absurde. Pourtant, il marque encore les esprits et le vécu de beaucoup de gens. Ne pas parler des discriminations raciales ne les fait pas disparaître ! Ne parler que des classes sociales est complétement dépassé quand des partis basent tout leur programme sur les fractures raciales. Le changement social passe ici par deux dimensions : se battre contre l’idée, encore largement répandue, que certaines populations sont inférieures et d’autres supérieures et lutter pour la distribution équitable des ressources et des opportunités. Nous préparons les membres de notre organisation à une société équitable et multiraciale et nous refusons que les personnes de couleur aient besoin de s’intégrer dans une culture de mâles blancs dominants.

Alinsky considérait, par principe, le politique comme corrompu. Conformément à une certaine tradition du travail social, il incitait les gens à se débrouiller sans tenir compte des élus et privilégiait un niveau d’action très local, en lien avec les institutions des villes ou des quartiers. Mais cela ne suffit pas toujours. Aujourd’hui, Faith in Action porte tout un plaidoyer pour dénoncer les bas salaires et l’évasion fiscale pratiqués par Amazon. Si nous démarrons au niveau très local, c’est aussi pour se confronter, petit à petit, au pouvoir politique. Car nous savons que ce que nous dénonçons ne se résoudra pas uniquement à l’échelle d’une communauté. Nous avons aussi besoin d’agir au niveau fédéral !

Quant à la dimension spirituelle, il est nécessaire de la réhabiliter. Depuis vingt ans, nous avons beaucoup appris sur les émotions et sur l’importance d’accompagner chacun dans son propre développement personnel. Le community organizing peut, lui aussi, prendre en compte la spiritualité des personnes.

En France, des controverses sont nées quand des personnes « racisées »4 ont voulu se retrouver entre elles pour partager leur expérience. Comment expliquer cela ?

Dans notre réseau, nous avons mis en place des groupes racisés, non mixtes, qui ont un rôle important. Si vous choisissez de créer des lieux de rencontre à échelle humaine, vous devez tenir compte de toutes les identités et faire en sorte que toutes soient reconnues, honorées et respectées. Les groupes non mixtes sont parfois nécessaires pour que chacun puisse exprimer ses craintes avant une rencontre mixte. On peut ainsi proposer aux participants d’écrire ce qu’ils pensent du racisme sur un post-it, avant d’afficher l’ensemble. Puisque les post-it sont anonymes, chacun peut écrire sa vérité sans craindre les réactions des autres. Imaginons qu’une personne racisée participe à une de ces réunions : si elle ne fait pas confiance aux « blancs » et qu’il n’existe pas de cadre bienveillant, elle ne s’exprimera pas pleinement et ne pourra pas faire évoluer sa vision. Elle risque, surtout, de ne plus revenir.

« Les groupes non mixtes sont parfois nécessaires pour que chacun puisse exprimer ses craintes avant une rencontre mixte. »

Je crois profondément que nous pouvons travailler dans un environnement multiracial. C’est sans doute ce vers quoi nous devons tendre. On peut très bien imaginer un community organizer noir en lien avec une communauté blanche et inversement. Mais il y a des limites : un professionnel blanc qui n’aurait pas été sérieusement formé aux mécanismes du racisme et des privilèges accordés aux blancs ne sera pas pertinent dans une paroisse noire par exemple. Pourtant, lorsque des personnes blanches décident de s’engager avec les personnes racisées et de dénoncer le racisme comme un péché, c’est très aidant !

Quel lien entretenez-vous avec l’Église en tant que réseau confessionnel ?

Parmi nos membres, nombre de religions sont représentées et nous n’essayons pas de trouver un dénominateur commun, car nous ne sommes pas un mouvement inter-religieux. Nous reconnaissons et honorons toutes les formes de religions. Et, traditionnellement, chacun prie selon son propre rite, y compris lors d’une prière collective. Mais nous sommes tout de même un mouvement confessionnel : cela signifie que nous ne pouvons pas demander aux Églises ni aux institutions religieuses de soutenir une action qui irait à l’encontre de leurs principes moraux. Ainsi, nous ne traitons pas de la question de l’avortement. Et si nous avons travaillé sur l’inclusion des personnes LGBT [lesbiennes, gays, bisexuelles et transexuelles], c’est sans l’afficher publiquement. En revanche, une personne qui se présenterait ouvertement comme anti-LGBT n’aurait pas sa place dans notre mouvement. Il y a là un équilibre délicat à maintenir pour rester en contact étroit avec l’Église sans en être tributaire.

Nous appartenons à une large coalition pour promouvoir la justice sociale et nous ne prétendons pas porter tous les combats. Pour autant, face à des alliés qui sont très mal à l’aise dès qu’il s’agit de parler de morale, nous avons un rôle à jouer car nous pouvons légitimement parler de nos valeurs. Le mouvement que nous essayons de construire porte une véritable spiritualité en lui-même. Et lorsqu’on y ajoute la volonté de changer le monde, cela ressemble presque à une religion !

Faith in Action a beaucoup mobilisé ses réseaux durant la dernière campagne présidentielle aux États-Unis. On peut imaginer qu’il y a eu quelques déceptions…

En 2016, nous avons organisé 840 000 rencontres afin d’encourager les citoyens à se rendre aux urnes. Depuis, Trump a suscité tellement de colère que beaucoup de lieux se sont créés pour échanger sur le sens du collectif. De plus en plus de personnes souhaitent s’engager politiquement. Un nombre important de leaders issus de nos communautés se sont présentés aux élections locales. Y compris des femmes et des personnes issues des minorités. Il est stratégique que nos militants arrivent à ces postes pour qu’ils puissent voter aux prochaines primaires et désigner le candidat à la présidentielle. Ce moment très dur que nous traversons invite à clarifier contre quoi nous choisissons de lutter. L’un des défis, dans les années à venir, sera de maintenir les alliances, malgré tout.

Propos recueillis par l’équipe de la « Revue Projet », en collaboration avec Jean-Michel Knutsen. Ils ont été traduits et adaptés de l’anglais par Anne de Mullenheim et Aurore Chaillou.

 

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1 Une étude comme celle d’Amanda Agan et Sonja Starr a souligné l’effet négatif des lois « Ban the box » : les employeurs se sont mis à discriminer davantage les populations racisées. Cf. Amanda Agan et Sonja Starr, « Ban the box, criminal records, and statistical discrimination : a field experiment », The Quarterly Journal of Economics, volume 133, n° 1, février 2018 [NDLR].

2 Jean-Michel Knutsen, « Community organizing : pourquoi il faut oublier Saul Alinsky », organisez-vous.org, 27/02/2019.

3 Saul Alinsky, Être radical : manuel pragmatique pour radicaux réalistes, éd. Aden, 2011 [1971, traduit de l’anglais américain par Odile Hellier et Jean Gouriou] et Radicaux, réveillez-vous !, Le passager clandestin, 2017 [1946, traduit de l’anglais américain par André Verhaeren].

4 Être racisé signifie, en sociologie, être identifié comme appartenant à une certaine « race ».


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