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Citoyens-chrétiens Construire un horizon d’espérance

Mairie et église, Chaumont (Yonne, France), 2016. © Creative commons/François Goglins
Mairie et église, Chaumont (Yonne, France), 2016. © Creative commons/François Goglins

L’implication citoyenne des catholiques est rendue délicate par la disqualification de la référence chrétienne. Toutefois, ils peuvent être des ferments du débat démocratique s’ils renoncent à imposer une norme théologico-morale à la vie politique.


« Le politique et l’Église partagent cette mission de mettre les mains dans la glaise du réel. » Emmanuel Macron s’adressait en ces termes aux évêques de France en avril 2018, témoignant des attentes de l’État vis-à-vis des catholiques1. Si les scandales de mœurs au sein de l’Église ne sauraient faire oublier son implication au service de la solidarité sociale ou de l’éducation, il n’en demeure pas moins que le catholicisme français traverse une crise profonde (chute des vocations presbytérales et religieuses, déchristianisation massive…). Une crise corroborée par les mutations anthropologiques en cours et les orientations sociétales récentes, comme le mariage homosexuel ou les débats sur la procréation médicalement assistée (PMA) et la gestation pour autrui (GPA). Ces mutations (pour ne pas dire « révolutions ») sont autant de disqualifications de la référence chrétienne et catholique2. Ce rapide diagnostic, déjà bien connu, ne rend guère optimiste sur l’avenir du catholicisme français, notamment dans sa tâche civique. Que pourrait signifier, dans ce contexte de crise morale du clergé et de déculturation catholique, un engagement politique inspiré par la référence évangélique ? À la lumière de la double impasse humanitaire et identitaire du catholicisme contemporain (que l’on ne saurait réduire à la situation française), une issue possible est l’engagement des catholiques en politique en tant que « citoyens-chrétiens ».

Que pourrait signifier, dans ce contexte de crise morale du clergé et de déculturation catholique, un engagement politique inspiré par la référence évangélique ?

Une double impasse

La première impasse du catholicisme consiste à adopter une position sociale, éthique et humanitaire en invoquant les valeurs dites « évangéliques », afin de redonner du sens au « vivre ensemble » ; la deuxième, à en appeler à la réactivation de l’identité chrétienne pour « sauver » la référence catholique du radeau de la méduse civilisationnel sur lequel elle se trouve. Ces positions, humanitaire et identitaire, constituent deux impasses opposées mais corrélatives. La première réduit la référence catholique à un humanisme « religieux », voué à se dissoudre dans des valeurs. La deuxième la restreint à une démarche autoréférentielle. Cependant, l’une et l’autre ont le mérite de situer l’enjeu du dilemme et la possibilité de son dépassement : si l’Église ne veut pas être réduite à une civilisation que l’on peut tout au plus admirer par ses monuments religieux, elle doit résister à une « sécularisation3 » dans un humanisme des « valeurs » qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Elle doit aussi se défendre de cette autre « sécularisation » qu’est le cramponnement à une identité « culturelle » chosifiée. À mon sens, toutes deux sont la conséquence de l’impensé politique du catholicisme en démocratie. Alors qu’il constituait la norme théologico-politique de la société française d’Ancien Régime, il n’est plus aujourd’hui qu’un simple acteur de la société civile. Mais alors, le catholicisme n’aurait-il pas comme tâche de contribuer à structurer la vie démocratique par l’action des citoyens-chrétiens ? C’est cette tâche qu’il peine à réaliser4. Une clé majeure de cet impensé est qu’il lui est des plus difficiles d’articuler la double appartenance spirituelle et civique. Autrement dit, le catholicisme transpose dans notre démocratie le défi de la dualité du spirituel et du temporel5 qui a prévalu pendant des siècles de chrétienté, avec pour différence fondamentale un changement d’échelle. En démocratie, il s’agit beaucoup moins d’une rivalité de pouvoirs entre le pape ou les évêques d’un côté et le pouvoir politique de l’autre que d’un conflit interne à la conscience de chaque catholique. De là découle un dilemme : si le régime démocratique appelle les catholiques à être des citoyens, est-ce comme citoyens-chrétiens ou « chrétiens-citoyens » qu’il faut répondre à cet appel ?

Alors que le catholicisme constituait la norme théologico-politique de la société française d’Ancien Régime, il n’est plus aujourd’hui qu’un simple acteur de la société civile.

Citoyens-chrétiens ou chrétiens-citoyens ?

Les catholiques doivent donc relever le défi d’un impensé du politique en démocratie : comment être des acteurs associatifs, syndicaux ou politiques au sein d’une société où plus rien ne fait consensus ? Les impasses évoquées neutralisent toute pensée du politique : difficile de distinguer les exigences de la morale et d’un régime spirituel des exigences du politique6. Ces impasses caractérisent le choix d’être chrétien-citoyen plutôt que citoyen-chrétien et, à travers ce choix, compromettent l’idée même de contribution des catholiques à la structuration de la vie démocratique. Dans le cas de figure humanitaire, la morale des valeurs (la solidarité, par exemple) est la nouvelle version d’une « morale catholique » qui aurait résolument fait le choix du camp du Bien. Dès lors, à quoi bon débattre politiquement de l’accueil des migrants ou de tout autre sujet éthique sur lequel il est évident qu’« au nom de l’Évangile », il n’y a pas à transiger ? Dans le cas de figure identitaire, la norme resterait celle d’une « société chrétienne » défendue sous couvert d’anthropologie7, notamment lorsqu’il s’agit de la défense de la famille. On l’aura compris, ma position est clairement du côté du citoyen-chrétien, seule position acceptable en démocratie et, pour les catholiques, seule voie qui permette d’honorer la condition politico-démocratique. Paradoxalement, elle seule peut redonner toute sa crédibilité morale et spirituelle au catholicisme français.

Une justification politique et théologique

Mais encore faut-il justifier cette voie que je présente comme exclusive. Les chrétiens sont d’abord membres d’une communauté politique. C’est dès lors au titre de leur appartenance civique qu’ils apportent leur contribution à la vie politique. De plus, cet argument renoue avec la tradition selon laquelle l’homme est un animal politique, qui redonne toute son épaisseur à la raison politique, aujourd’hui disqualifiée par une conception à la fois technicienne (démocratie des experts) et moralisatrice (injonctions morales en tous domaines). Plus décisif encore est l’argument biblique et théologique. L’Évangile de Jean nous enseigne que les disciples du Christ sont dans le monde tout en n’étant pas de ce monde8. Cela signifie que leur rapport au monde, concrètement leur rapport à la vie politique, n’est pas extérieur mais immanent. Il ne faudrait pas confondre la transcendance du témoignage du Royaume du Christ (qui n’est pas de ce monde) avec une norme théologico-morale qui s’imposerait à l’immanence de la vie politique. De même, il convient de distinguer l’appartenance civique à une communauté politique (appartenance native à un peuple particulier) et l’appartenance à la communauté ecclésiale (appartenance à un peuple liturgique universel). Le régime de la loi et celui de la grâce ne se confondent pas.

Le régime de la loi et celui de la grâce ne se confondent pas.

Cette distinction entre l’appartenance politique et ecclésiale ne revient pas pour autant à les séparer. Ce serait compromettre l’engagement et la crédibilité politique des catholiques. En privilégiant le modèle du citoyen-chrétien sur celui du chrétien-citoyen, je plaide donc pour un modèle inductif de distinction, c’est-à-dire pour un modèle qui procède d’une pratique. Par ce modèle, une autre conception du bien commun peut être mise en œuvre, qui ne serait plus celle d’une injonction morale, extrêmement préjudiciable pour les mœurs démocratiques9. Concrètement, au lieu de répéter des directives ou des interdits sur les sujets sociaux et bioéthiques, les catholiques auraient bien plus de crédibilité à être des ferments de débat démocratique. Ils le pourraient en mettant en œuvre un modèle du bien commun qui ne prétend pas connaître par avance ce qu’est le Bien, mais qui l’utilise pour continuer à former du « commun » avec les non-chrétiens, participants du même souci de faire croître la société à laquelle ils appartiennent. Sur cette question de la formation du bien commun ne sauraient être confondus le pluralisme (le débat démocratique) et le relativisme (tout se vaut). Plus que jamais s’impose la revitalisation du sens du politique10. Cette tâche est exigeante tant il ne va pas de soi d’être civique. Par cette exigence civique, n’est-ce pas la vocation prophétique de l’Église, celle de proposer un horizon d’espérance, qui doit être mise à l’œuvre et à l’épreuve ?

Retrouver le sens du politique

Nous l’avons vu, il ne s’agit plus de justifier une politique tirée de l’Évangile, mais de promouvoir un engagement politique inspiré par l’espérance prophétique du Royaume de Dieu. En démocratie, la séparation de l’Église et de l’État assure cette mise à distance. La démocratie a ainsi donné à l’Église d’être le sacrement prophétique du « Royaume qui n’est pas de ce monde », rappelant l’idéal qui se cherche au travers du dispositif politique. La démocratie a également donné au politique d’exister sur son propre fondement. Car, comme l’a clairement fait valoir Hannah Arendt, le politique est réfractaire à toute norme absolue. De même, le christianisme ne peut coïncider avec un ordre politico-moral. Cette mise à distance montre bien que christianisme (en l’occurrence le catholicisme) et démocratie sont faits pour s’entendre. Elle est la condition de l’avenir politique du catholicisme français au sein d’une société qui a perdu son « commun » : une histoire commune et une capacité à relever les défis du présent et du futur. Les militants catholiques le savent mieux que quiconque. Pour ne citer qu’un exemple, et comme l’a rappelé le pape François dans son encyclique Laudato si’, l’écologie est l’un des défis les plus décisifs de notre temps, car elle concerne le bien commun de la planète. Voilà une belle ambition pour des citoyens-chrétiens !

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1 Lors d’une rencontre organisée par la Conférence des évêques de France (CEF) au Collège des Bernardins, le 9 avril 2019, le président déclarait : « La République attend […] de vous que vous lui fassiez trois dons : le don de votre sagesse ; le don de votre engagement et le don de votre liberté. »

2 Ce que j’entends par déchristianisation n’est pas uniquement lié à la pratique religieuse, mais à des références culturelles structurées par le christianisme : la conception de la famille constitue depuis le XIXe siècle un élément culturel décisif. À cet égard, l’évolution du choix des prénoms (de plus en plus éloignés des noms de saints) est un fait significatif. Cf. Denis Pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1665-1978), Payot, 2005.

3 Je mets le mot « sécularisation » entre guillemets car être sécularisé signifierait que la France s’inscrit encore dans la pleine connaissance de son histoire, qu’elle continuerait à métaboliser en un christianisme au visage séculier. Il n’en est rien : il s’agit plutôt d’une sortie de la sécularisation qui correspond aux sociétés post-historiques européennes. Le terme de « post-sécularisation » conviendrait mieux ici. Cf. Jérôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019.

4 Notons toutefois un texte des évêques français qui a fait date : Assemblée plénière de l’épiscopat français, Pour une pratique chrétienne de la politique, Le Centurion, 1972.

5 Est « temporel » ce qui est de l’ordre du matériel, du terrestre et relève de la vie pratique, par opposition au « spirituel » qui n’appartient pas au monde physique mais au monde de l’esprit, de l’âme, à la vie religieuse, au domaine moral [NDLR].

6 Les débats sur les migrations et la bioéthique sont un bon exemple : comment articuler convictions morales et réalisme politique ? En réponse à l’interpellation des évêques sur ces questions, Emmanuel Macron invoquait la complexité du réel.

7 Cet argument catholique ne fait que corroborer à son insu la « sécularisation », puisqu’il n’est question que d’anthropologie.

8 Cf. Jean 17, 16 : « Ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde », traduction œcuménique de la Bible.

9 Ces injonctions morales sont loin d’être l’apanage des catholiques : elles sont malheureusement devenues dominantes. Cf. Emmanuel Pierrat, Nouvelles morales, nouvelles censures, Gallimard, 2018.

10 Cf. Conseil permanent des évêques de France, Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, Bayard, Le Cerf, Mame, 2016.


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