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Après la mort du comandante Hugo Chávez en mars dernier, des élections ont consacré la victoire de Nicolás Maduro, dauphin du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV), avec une courte avance de 0,75 % sur le candidat de l’opposition, Henrique Capriles. Les irrégularités électorales imputées au Conseil national électoral (CNE) ont débouché sur des mobilisations importantes dans les deux camps, entraînant des violences (9 morts et plus de 200 blessés) jusqu’à l’intérieur de l’enceinte parlementaire. Rumeurs et croyances se greffent à la politique « rationalisée », les théories du complot enflent, alors que des formes d’instrumentalisation de ces croyances persistent. S’affrontent deux récits : d’un côté, l’on affirme que « 60 % du pays est chaviste ». La droite aurait manipulé les résultats pour obliger l’héritier de Chávez à gouverner un pays divisé. Capriles aurait ourdi un complot pour « achever le chavisme dans les deux années à venir » afin de convoquer un référendum de mi-mandat dès 2015, le gagner et rester au pouvoir pour « vingt ans » 1 ! Pour l’autre bord, la « boliburguesia » (« bourgeoisie bolivarienne ») enracinée au cœur de l’État s’oppose farouchement au changement politique, manipulant les résultats électoraux et l’opinion pour transformer le pays en dictature. Comment expliquer cette explosion de croyances, de théories du complot, alors que les procédures démocratiques, rationnelles, ont été respectées ?
Les explications des médias, nationaux et internationaux, convergent : la division du pays est le prix à payer pour quinze ans de « révolution bolivarienne », durant lesquels le concurrent a été vu comme « ennemi » et « traître du peuple » – quelle que fut la position politique de l’énonciateur. « Populisme ! », nous disent les médias. Or ce concept même est responsable de toutes les contradictions. On ne saurait réduire la transition vénézuélienne à un dialogue de sourds entre deux camps prétendant exprimer la « vraie » voix du peuple, contre les abus « tyranniques » des adversaires. Si ce prisme populiste mal maîtrisé (voir encadré) domine dans l’opinion publique et savante, c’est qu’il simplifie une réalité très complexe : le processus de politisation des victimes des politiques néo-libérales des années 1980-1990.
Plutôt que de plaquer le concept de « populisme » sur l’actualité vénézuélienne, nous nous risquons à l’exercice contraire : quelle est la contribution des classes populaires à la transition politique vénézuélienne ? C’est à partir de cette analyse, à mettre en perspective avec des dimensions plus structurelles (voir encadré) que nous tenterons de caractériser une « transition populiste ». Celle-ci laisse apparaître trois voies non exclusives, qui coexistent dans l’actualité, entre polarisation, constitutionnalisation et participation.
Le Venezuela de Chávez est sans nul doute la terre de renaissance du populisme latino-américain. Dans aucun autre pays du sous-continent, y compris ceux du « tournant à gauche » contemporain2, cette question ne revient avec tant d’insistance. La construction médiatique de la mort du caudillo insiste sur son leadership charismatique et son aura héroïque. Ce charisme, une fois « routinisé » et cristallisé au sein d’une organisation politique (le PSUV), pourra-t-il être légué à l’état de « charisme de fonction » à un successeur qui n’est pas doté des mêmes vertus3 ?
Une partie de la presse savante tend, elle aussi, à réduire le populisme à une pure domination charismatique de masses informes. En témoigne l’article de P. J. Garcia Sanchez 4 : si le populaire y est désigné comme une « excuse pop » du leader, le populisme se réduit à un langage permettant de pérenniser le pouvoir tout en le divinisant. Les classes populaires font piètre figure : elles sont présentes en tant que « barbares » recrutés par une politique faisant l’apologie de la confrontation directe, de l’anéantissement du concurrent, ou comme acteurs sociaux « achetés » par une politique clientéliste. Si les médias reprennent à leur compte cette vision, le concept manque tragiquement de problématisation et rend opaque tout ce qui ne renvoie pas uniquement à une adhésion aveugle au pouvoir du caudillo.
Une « illusion d’harmonie » ?
La transition démocratique vénézuélienne de 1961 se structure autour de trois piliers : un souci de stabilité politique (au vue de la porosité historique des relations civilo-militaires et d’une longue période de « caudillismes », conflits civils et violences politiques) ; un projet de modernisation sociale porté par l’État démocratique et ses élites ; un compromis social fondé sur l’intégration des travailleurs et l’exclusion pérenne des classes populaires.
Cette démocratie se fonde ainsi sur la peur des classes populaires : démographiquement majoritaires, elles cumulent invisibilité, exclusion sociale et spatiale (elles sont ghettoïsées dans les barrios, quartiers populaires), sont absentes de l’espace public, à tel point que dès 1985 les sociologues M. Naím et R. Piñango parlent d’« illusion d’harmonie sociale ». Cette illusion se reflète dans la stratification sociale : si l’on considère inégalités et structure sociale sur la période 1961-2000, le compromis social modernisateur de la démocratie de 1961 n’a eu presque aucun impact sur la mobilité des classes populaires. Il a, certes, produit une importante classe moyenne bénéficiant de la redistribution de la rente pétrolière, mais aucun dispositif de citoyenneté sociale pour les classes populaires n’y entre. Clientélisme, assistencialisme et territorialisation : voici les formes que revêt la production étatique des « pauvres » dans les quartiers populaires entre 1961 et la révolution bolivarienne (1998), qui introduit le principe de « démocratie participative et protagoniste ».
Le changement de la donne économique et financière au cours des années 1980, qui contraint l’État à la mise en œuvre des Plans d’ajustement structurel en 1989, ainsi que la réappropriation progressive de l’idée de participation par des élus et des travailleurs sociaux dans les barrios, assoient les conditions d’un nouveau cycle de protestation porté par le « peuple pauvre ». Les « communautés populaires organisées » deviennent les protagonistes d’une mobilisation collective d’envergure dans les années 1990. Ce que réclament ces classes, dont Hugo Chávez se fera le porte-parole dans sa campagne électorale de 1996-1998, c’est, à première vue, leur intégration à l’ancien compromis social démocratique, à travers une nouvelle redistribution de la rente pétrolière. Plus profondément, elles aspirent à une nouvelle citoyenneté, fondée non sur le travail mais sur la participation communautaire. Le « populisme » de Chávez se fonde sur cette équation : distribuer la rente pétrolière aux classes populaires pour que, à travers leur participation à des comités locaux de base communautaire, elles décident collectivement de son allocation en fonction des besoins. Repenser la politique sociale selon des critères d’inclusion politique : voici le cœur du projet populiste de Chávez. Caractériser la « transition populiste » nécessite donc une analyse de ces processus de politisation en milieu populaire.
La polarisation se manifeste dans les réactions de N. Maduro et d’H. Capriles aux résultats de l’élection et dans les mobilisations qui ont suivi. Afin de comprendre comment le populisme caractérise cette polarisation, on comparera la contestation de l’élection à son antécédent mexicain, où les résultats électoraux ont été récusés à deux reprises par le leader du parti social-démocrate, Andrés Manuel López Obrador. Au Mexique, en 2006 et en 2012, la contestation s’inscrit dans un système politique bloqué, dominé par le « parti de la révolution », le Pri (Parti révolutionnaire institutionnel). Dans le cas du Venezuela, elle s’inscrit dans les mailles d’un populisme polarisateur : on conteste parce qu’on ne reconnaît pas la légitimité politique de l’adversaire et parce que la confrontation électorale ne bénéficie pas des vertus pacificatrices d’un espace public « communicationnel ». En témoigne la réaction du nouveau président : « Face aux nouvelles manifestations convoquées mardi et mercredi devant les bureaux régionaux du Conseil national électoral5 », Maduro « appelle le peuple à combattre dans la paix », depuis le palais présidentiel de Miraflores, qualifiant de « caprices de bourgeois » la demande du chef de l’opposition de procéder au recomptage des suffrages. D’un côté, le challenger refuse de reconnaître la légitimité de la victoire de Maduro, de l’autre, le camp présidentiel s’empresse de considérer ces revendications comme « putschistes ».
Il n’en demeure pas moins que la campagne électorale a témoigné, en soi, d’un processus de constitutionnalisation. Capriles a déclaré vouloir renforcer les droits politiques, économiques et sociaux scellés par la Constitution de 1999. Il a insisté sur la nécessité de prolonger les « réussites » du chavisme, notamment du point de vue de la politique sociale intégratrice des classes populaires et de la production de nouvelles formes de citoyenneté à travers les dispositifs participatifs des conseils communaux6. Maduro avait d’ailleurs axé sa campagne sur la distinction entre une « droite honnête », ouverte au dialogue et utile pour prolonger l’élan révolutionnaire après la mort de son initiateur, et une « droite putschiste », accrochée à son rêve de déstabilisation avorté en avril 2002.
La participation pose explicitement le rôle politique du peuple et c’est dès lors le point le plus difficile à évaluer dans la compréhension de la trajectoire populiste du pays. C’est le véritable élément novateur du populisme chaviste. Sa principale caractéristique – que l’on retrouve en Bolivie avec E. Morales, en Équateur avec R. Correa – fut l’ouverture de l’État à des formes de participation populaire dans le cadre de la « démocratie participative et protagoniste » consacrée par la Constitution de 1999. Ce principe constitutionnel trouve sa réalisation dans les conseils communaux de planification publique. Ces derniers héritent, dans les espaces populaires, d’une tradition clientéliste, qui était le propre de la démocratie de 1961. Cependant, leur définition juridique et leur appropriation par les habitants des barrios témoignent d’un ensemble de nouveautés. Empowerment de l’habitant qui se sent associé à la décision étatique, caractère extrêmement égalitaire du dispositif participatif7, volonté des classes populaires de participer à la révolution à l’échelle nationale, pratique du débat et de la délibération autour de la gestion des ressources étatiques : tout cela permet une repolitisation de groupes sociaux traditionnellement exclus de la politique nationale. Des entretiens menés dans les périphéries urbaines, rurales et indigènes du pays8 donnent à voir un acteur collectif en voie de constitution : des pratiques et des représentations politiques font surface, en lien avec des formes de citoyenneté plurielles9.
La perception populaire de l’État change : malgré la persistance d’une tradition d’assistanat, les acteurs populaires doivent délibérer collectivement pour statuer de l’allocation des ressources. Malgré la quasi-absence (en dehors des coopératives populaires, très fragiles) de formes d’autofinancement des comités, ce sont les habitants qui formulent les demandes, effectuent des recensements, évaluent les nécessités, priorisent les besoins. Les lenteurs bureaucratiques et les inefficiences du nouvel État « révolutionnaire » (corruption, idéologisation, caractère erratique du droit) les affectent : en tant que référents d’un projet devant la communauté des voisins – qu’il ait trait à l’infrastructure urbaine, à l’électrification, à l’assainissement, à l’aide sociale personnalisée, à l’éducation populaire ou à l’organisation d’événements culturels – ils sont personnellement responsables d’une défaillance étatique. Ces inefficiences les portent à élaborer progressivement une critique de l’État. Les « trampas » (« obstacles » en argot) de l’État à l’organisation populaire deviennent les tremplins pour la constitution d’une posture conflictuelle à travers la participation. Ce processus est encore embryonnaire, mais il ne faut pas en sous-estimer la portée : ce même peuple qui a appuyé la révolution bolivarienne et qui y a puisé les catégories de son identité et de son action politique est en train de recouvrir son indépendance via la participation locale. Éducation au débat et à l’argumentation publique, apprentissage du droit, formation d’une éthique de la responsabilité, genèse d’une critique populaire de l’État : autant de symptômes d’une repolitisation qui peut être une variable déterminante de la transition politique.
Ces évolutions font des acteurs de la démocratie participative une force sociale à part entière, susceptible de contribuer à la redéfinition de la trajectoire populiste, en associant un « populisme des dominés » au populisme d’un pouvoir omniprésent sur la scène publique10.
La mort de Chávez interroge ainsi à nouveaux frais un populisme qui articule renforcement du pouvoir et rapports inédits à la politique des acteurs populaires. Les tenants d’une définition purement « macro » du populisme – souvent teintée d’« autoritarisme » – font de la mort de Chávez l’occasion d’une transmission du pouvoir du « père du peuple » au PSUV. Mais ils perdent de vue l’autre protagoniste de la transition : le peuple11. À leurs yeux, les classes populaires, bien que « repolitisées » par la démocratie participative et l’« appel au peuple » du leader, ne résisteront pas à un long processus de cooptation, en « acclamant » de manière totalement irresponsable le pouvoir. La légitimité charismatique devient ainsi le seul raccord possible entre un pouvoir qui rêverait d’étendre sa domination et un peuple qui se bornerait à acclamer son leader. Le pouvoir se reproduirait à travers la routinisation du charisme et le peuple adhérerait par la conscience de l’extraordinaire qui l’habite.
Pourtant, les classes populaires sont des acteurs incontournables de l’évolution sociopolitique du pays, précisément en raison du caractère populiste du régime. Les dynamiques d’autonomie et de dépendance, de subjectivation et de domination que l’on observe dans les comités populaires obligent à plus d’ambition dans l’analyse. Elles rendent nécessaire une étude de la dialectique entre le « bas » et le « haut », entre comité populaire et ministère, entre militant populaire et cadre du parti, entre peuple et pouvoir, un rapport certes entaché – en raison de la crise que traverse le pays – d’incertitude radicale. Dans cette dialectique, la participation populaire représente le curseur qui fera pencher le pays vers l’un des deux scénarios : celui de la polarisation (guerre ouverte entre chavistes et antichavistes, destruction totale de l’espace public) et un scénario de constitutionnalisation (faisant dialoguer chavistes et opposition autour du legs de la Constitution de 1999, tout en convoquant la parole populaire dans la redéfinition de la démocratie vénézuélienne). À l’heure actuelle, ces deux voies coexistent dans le fonctionnement social du populisme vénézuélien.
« Il faut faire le peuple ! » Si le programme d’un populisme en voie de constitution peut être énoncé ainsi, l’actualité peut se lire à l’aune de l’adage de l’Ancien Régime : « Le caudillo est mort ! Vive le peuple ! ».
1 « Conversación completa de Mario Silva con alto militar cubano », Ultimas noticias, 20/05/2013. Je remercie Serge Ollivier d’avoir attiré mon attention sur ce point.
2 Dans le tournant à gauche latino-américain, les analystes ont progressivement identifié un axe « social-démocrate », autour des leaderships de Lula et Bachelet, et un axe « néo-populiste », autour des leaderships de Chávez, Morales et Correa. Cf. Florence Brisset-Foucault et al., « Amérique latine : les racines du tournant à gauche », Mouvements, n° 47-48, 2006, pp. 5-12 et F. Tarragoni (avec Fabrice Andreani et Natacha Vaisset), « En busca del pueblo perdido : las izquierdas latinoamericanas a la reconquista de las clases populares », Rubrica Contemporánea, vol. 2, n° 3, printemps 2013.
3 Cf. les catégories de prophète, de hiérocratie et de charisme de fonction développées par Max Weber dans Sociologie des religions, Gallimard, 1996 (textes parus entre 1910 et 1920, traduits de l’allemand par Jean-Pierre Grossein). Pour le concept de « légitimité charismatique » dans la sociologie des rapports de pouvoir, cf. M. Weber, Économie et société, t. 1, Les catégories de la sociologie, Agora, 1971 [1922], pp. 320-335.
4 Pedro José Garcia Sanchez, « Chávez forever ? Triomphe de la pop-politique », www.huffingtonpost.fr, 15/04/2013.
5 Dépêche du 16 avril.
6 Dispositifs de décentralisation des politiques publiques associant, depuis 2002, les classes populaires en tant que bénéficiaires à l’élaboration de la politique sociale.
7 Les conseils communaux sont formés par des habitants de plus de 15 ans élus tous les deux ans, avec possibilité de révocation de tout membre par convocation d’une assemblée des voisins extraordinaire. L’assiette des électeurs et celle des éligibles coïncident ainsi parfaitement. Le turnover très élevé est le deuxième caractère égalitaire du dispositif. Le conseil communal est formé de sections thématiques (eau, électricité, culture, sport, infrastructure, mères, alimentation…) de 5 à 10 membres élus par comité. Aucune hiérarchie n’existe entre membres, à l’exception de trois représentants du conseil communal, les voceros, qui ont une fonction de coordination locale et de représentation auprès des autorités ministérielles. Autre trait égalitaire du dispositif : 70 à 100 habitants sont élus tous les deux ans, soit, dans la durée, plus de la moitié des voisins, si l’on inclut le turnover. Le dispositif se rapproche ainsi, par ses caractéristiques égalitaires, du tirage au sort : tout le monde est susceptible d’être élu. Voir Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 2007 [1995].
8 Dans un cycle d’enquêtes ethnographiques réalisées entre 2007 et 2012.
9 F. Tarragoni, « Comprendre des peuples organisés. Les Consejos comunales de planificación pública et la diversité populaire de la politique », Terrains et travaux, n° 21, 2012, pp. 145-164. Cf. également F. Tarragoni, Le peuple et le caudillo. La question populiste en Amérique latine contemporaine, Presses universitaires de Rennes (à paraître).
10 Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, 2008, pp. 205-232.
11 On trouve un exemple de ces analyses chez Luis Gómez Calcaño et Nelly Arenas, « Le populisme chaviste : autoritarisme électoral pour amis et ennemis », Problèmes d’Amérique latine, n°86, 2012, p. 29. Le populisme étant l’autre nom d’un régime autoritaire qui se reproduit en multipliant les rendez-vous électoraux, l’enjeu crucial du présent serait celui d’évaluer les « répercussions que les problèmes de santé de Chávez peuvent avoir sur l’attitude des hauts responsables de son mouvement dans le parti, dans l’armée et dans l’économie du pays ».