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Parmi les notes d’humour de rigueur lors du dîner annuel des correspondants de la Maison-Blanche le 9 mai dernier, Barack Obama déclarait que les 100 premiers jours de sa Présidence s’étaient si bien passés qu’il croyait « être capable d’accomplir la tâche des cent jours suivants en 72 jours »... le 73e jour, « il se reposerait » ! D’un point de vue politique, il avait des raisons d’être serein : un sondage Gallup donnait 66 % d’Américains satisfaits de sa politique, en croissance par rapport au début de son mandat (63 %). Mais, le Président et le public le savaient fort bien, les problèmes sociaux (la réforme du système de santé) et les difficultés économiques (le chômage), signifiaient que l’avenir est loin d’être rose !
Justement, pendant les cent jours suivants, la popularité du Président a chuté (elle reste cependant au-dessus de 50 %), le chômage, de 9,8 % en septembre, est monté à 10,2 % en octobre (le chiffre le plus élevé depuis 26 ans) et le gouvernement a reconnu que le déficit annuel atteignait 1,4 billion de dollars (12 % du Pnb, taux le plus fort depuis la seconde guerre mondiale). Dans ces conditions, la réforme du système de soins s’avère de plus en plus difficile, en l’absence d’un leadership présidentiel et face à un Congrès de plus en plus rétif, qui a oublié l’art du compromis politique. De même, le retour promis au multilatéralisme a semblé aller à la dérive. En dépit du brillant et généreux discours du Caire (4 juin), les progrès au Moyen-Orient sont au point mort, et le redéploiement en février de 17 000 hommes en Afghanistan défini par le président comme le lieu central de la lutte contre le terrorisme (par opposition à la concentration de Bush sur l’Irak) a été remis en question par son hésitation devant la requête des militaires d’un nouveau contingent de 40 000 soldats.
Le rêve a-t-il disparu face à la dure réalité ? La lune de miel d’Obama est-elle terminée ? La réponse dépend, en partie, d’un regard sur le comment il est devenu qui il est : pas seulement comment il est devenu Président des États-Unis, mais comment il est devenu Barack Obama.
Barack Obama a fait irruption sur la scène politique américaine lors d’une remarquable intervention à la Convention démocrate de 2004 à Boston. L’intitulé de ce discours « l’audace de l’espoir », fut repris comme titre de son best-seller publié en 2006. Il devint, ensuite, le thème directeur de son improbable campagne des primaires, que ses partisans traduisirent en ce mot d’ordre concis, porteur d’espoir et de promesse « yes we can ! ». Ce volontarisme avait un fondement réel. Un aspect politiquement atypique de ce discours était une référence répétée à sa propre histoire personnelle : cette évocation est devenue un motif récurrent de la campagne et a continué à résonner après son élection.
Pourquoi cette référence à lui-même ? Après tout, en 2004, l’homme était seulement candidat au Sénat américain, et ne pouvait se vanter que de peu de réalisations. Pourtant, il invoquait les « rêves » unissant sa famille « improbable », affirmant : « Je suis ici sachant que mon histoire est une part de la grande histoire américaine, que j’ai une dette envers tous ceux qui m’ont précédé, et que dans aucun autre pays sur terre ma propre histoire ne serait possible ». Quatre ans plus tard, il commençait dans la même veine son discours de victoire à Chicago, à l’aube du 5 novembre 2008 : « S’il y a quelqu’un ici qui doute encore que l’Amérique est l’endroit où tout est possible, qui se demande encore si le rêve des pères fondateurs est toujours vivant, qui questionne encore le pouvoir de notre démocratie, cette nuit vous apporte la réponse ». Et à la fin de son allocution du 20 janvier, il rappela les valeurs américaines qui ont permis qu’« un homme dont le père, il y a moins de 60 ans, n’aurait pas été servi dans un restaurant de cette ville [Washington], se tienne devant vous pour prêter le serment le plus sacré », répétant que son élection montre « qui nous sommes et quel chemin nous avons parcouru ».
Ce que ces passages suggèrent, comme bien d’autres, c’est que le pilier central du pouvoir politique d’Obama est sa capacité à représenter aux Américains leur propre idéal, ce qu’ils voudraient être, ce qu’ils souhaitent être devenus, non pas comme individus mais comme nation. Il n’appelle pas seulement à transcender les différences raciales ; il évoque des valeurs partagées qui reposent au plus profond de l’histoire politique de cette république. Ce fut le cas, par exemple, dans son discours de Philadelphie le 18 mars 2008 « une Union plus parfaite », où il répliquait aux accusations qui voyaient l’origine de sa candidature dans une sorte de ressentiment racial comme celui exprimé par le pasteur radical de sa paroisse de Chicago 1. L’élection d’Obama et son appel rhétorique rappellent aux Américains qu’ils ne sont pas une masse d’individus dont chacun bénéficie individuellement des droits humains à « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur [privé] », affirmés dans la Déclaration d’indépendance. Les Américains, dit-il, sont aussi des citoyens qui partagent un rêve commun et participent à une recherche partagée du bien commun. Obama ne justifie pas ses propositions législatives et ses choix gouvernementaux comme des réactions aux contraintes imposées par la crise économique ; son appel est politique au sens fort du terme, s’adressant à la conscience des citoyens et leur rappelant leur solidarité avec leurs compagnons. En ce sens, la source de la force d’Obama repose dans sa capacité à revivifier le langage politique national en ce temps d’incertitude et d’anxiété générales.
Cette coïncidence inattendue de la biographie d’un homme avec l’image de soi idéale d’une nation (qui se sait infidèle à ce que Lincoln au seuil de la Guerre civile appelait ses « meilleurs anges ») fonde le pouvoir réellement politique d’Obama 2. Comme tout politicien qui réussit, il a fondé sa campagne électorale victorieuse sur sa capacité à donner une signification universelle à ses choix particuliers, comme il avait été capable – dans Les rêves de mon père – de relier son histoire personnelle à une histoire universelle. Cette capacité lui a permis d’acquérir une légitimité morale qu’il doit maintenant transformer en action politique.
Un mois après son installation (le 24 février), Barack Obama s’adressait aux deux chambres du Congrès dans un discours télévisé. Il y soulignait la gravité du défi économique, écologique et social auquel faisait face son gouvernement. Son programme ambitieux cherchait à utiliser la crise dont il avait hérité comme l’occasion d’une réforme de grande ampleur. Il avait expliqué dès la campagne électorale, que la crise supposait une augmentation d’impôts pour les 5 % les plus riches de la population, en partie en supprimant en 2010 les deux réductions massives d’impôts du gouvernement Bush, et en partie en instituant de nouvelles taxes sur les hedge funds et autres entreprises spéculatives, enfin en réduisant les coûts monstrueux de l’occupation en Irak. Grâce au soutien d’un Congrès à majorité démocrate, il semblait aux partisans d’Obama qu’il avait l’occasion de promouvoir un nouveau « New Deal ». Or il peut être dangereux de regarder vers le passé pour trouver des orientations pour l’avenir.
Il est important de reconnaître que la justification de sa politique n’était pas seulement fiscale et technique, mais d’abord morale. Obama a dénoncé à plusieurs reprises le fossé existant entre les riches et le reste de la population. Des études récentes l’ont montré : celui-ci a atteint, entre les 10 % les plus riches et les autres, une profondeur jamais vue depuis 1928 – à la veille du grand krach de Wall Street. Ces 10 % du sommet rendent compte de 48,5 % de la richesse nationale. Les 1 % les plus riches, comme en 1928, possèdent 21,8 % de la richesse nationale 3. Comme Obama l’a dit le 24 février au Congrès, « il y a quelque chose de faux quand nous permettons que le terrain soit monopolisé par si peu de joueurs ». Même s’il n’a pas insisté, la revendication du Président signifie qu’une telle situation n’est pas seulement moralement contestable mais politiquement injuste, socialement dangereuse et économiquement problématique.
L’appel moral de Obama à une « politique post-partisane » a été brutalement rejeté par le parti républicain, qui n’a fait preuve d’aucun désir de compromis. Cette attitude ne doit pas surprendre. Si les démocrates veulent que des mesures efficaces soient prises et se montrent de ce fait disposés à travailler avec qui exerce le pouvoir, les républicains, eux, veulent surtout empêcher toute action du pouvoir. Ils refusent toute conciliation, prêts à un rapport de force obligeant au veto présidentiel face à des législateurs tentés par la chasse aux voix. Aussi la réponse d’Obama semble être une déclaration de guerre. « Ce que j’ai à leur dire, disait-il, c’est ceci : ils se préparent à la guerre, moi aussi. En effet, le système que nous avons peut marcher pour les intérêts puissants qui disposent de réseaux qui ont trop longtemps gouverné Washington, moi je ne travaille pas pour eux ». Le propos, vigoureux, rappelait l’attaque de Franklin Roosevelt contre les ‘royalistes de l’économie’ qui bloquaient le New Deal. Les partisans d’Obama se réjouissaient. Mais Obama a peu fait depuis lors pour mettre sa menace à exécution. Alors que des Présidents puissants, comme Roosevelt ou Reagan, ont pu mettre en œuvre des programmes sans le concours du parti d’opposition, voire contre lui, Obama semble penser que la source très spéciale de son pouvoir lui permettra d’atteindre ses buts en donnant à ses opposants assez de corde pour qu’ils se pendent eux-mêmes sous les yeux d’un public désireux d’efficacité gouvernementale.
La politique du “non” des républicains a pour base un appel populiste (et raciste, autant qu’anti-immigrants) entretenu par des talk show radiophoniques et des commentateurs politiques des stations de télévision câblée. Ils demandent « pourquoi nous devrions, nous, sauver les banquiers, les spéculateurs et l’industrie automobile ? », en oubliant que le parti républicain a été au pouvoir pendant huit ans. Malgré cette rhétorique populiste, les sondages attestent que les républicains perdent des points. Leurs leaders rappellent cependant à leurs fidèles qu’après la victoire de Kennedy dans les années 60 la remontée vers le pouvoir fut le résultat d’un long séjour dans le désert pendant lequel on se garda de soutenir les figures de compromis et les pragmatiques. C’est cette politique radicale, disent-ils, qui a mené à la victoire de Reagan en 1980. Quant aux démocrates espérant un New Deal, le passé n’est peut-être pas la meilleure recette pour préparer un avenir radieux. Pendant leur nouvelle traversée du désert, les républicains laisseront les démocrates réformer seuls ; mais les démocrates quant à eux, ne savent pas bien que faire de cet « intérim ».
Les incertitudes de la Maison-Blanche se sont manifestées au moins d’août quand les républicains lancèrent une attaque tous azimuts contre le projet de réforme du système de santé. Nombre de leurs arguments étaient clairement faux, ou au moins outranciers, mais l’absence de réponse du Président lui fit perdre plus d’un appui. Sa position fut affaiblie aussi par certains de ses partisans qui – à la manière des Républicains de la ligne dure – allèrent chercher dans leur passé la voie de l’avenir, conjurant le fantôme du New Deal et demandant que la réforme inclue ce qu’on a appelé une « option publique » d’assurance santé administrée par le gouvernement. Aussi désirable que puisse être dans l’abstrait une telle option, et quelle qu’en soit la dimension symbolique pour des démocrates de gauche, c’est une vieille hypothèse déjà essayée ; et l’histoire ressert rarement les plats.
Quand le Congrès reprit son activité après les vacances d’août, la politique retrouva sa place à la Maison-Blanche. Le Président se remit à parler mais le ton avait changé. Au lieu d’évoquer une question de justice ou d’impératifs moraux, il se concentra sur la nécessité de vendre la réforme au public, à chaque groupe d’intérêt l’un après l’autre. Ce discours fut source de confusion. Les dépenses de santé (16 % du Pnb) posent des problèmes hautement techniques et mobilisent des lobbyistes bien rémunérés. Obama intervint avec agressivité mais sa tactique était à l’opposé de la stratégie qui l’avait conduit au pouvoir. Au lieu de faire appel à la solidarité des citoyens, il fit appel à l’intérêt propre de chaque individu ou groupe. Les divers lobbies se sentirent dès lors autorisés à défendre chacun leur propre cause, comprise comme de valeur égale à celle du bien commun.
Dans un déplacement surprenant, le nous du slogan yes, we can perdait sa base sociale, et le débat sur la réforme du système de santé se déplaçait de la sphère publique vers le lieu des calculs de comptables et des compromis au sein de la classe politique. Une loi finira sans doute par être votée et il en résultera un certain progrès. Mais on peut se demander quel sera l’effet de tout ce processus pour le reste du programme d’Obama.
On comprend l’intention des parlementaires norvégiens décernant le prix Nobel de la paix à Barack Obama. Ils prenaient leurs désirs pour la réalité, dans une double proclamation : contre la politique de Bush et en faveur de celle qu’ils espéraient d’Obama. Bénédiction ambiguë pour un Président occupé à ce moment-là à décider d’accroître éventuellement le nombre de soldats américains en Afghanistan et qui n’a guère de résultats de paix à offrir ailleurs. D’où l’ironie de ses adversaires et le silence prudent de ses partisans. La réaction du Président fut digne : le prix serait pour lui un stimulant de plus à travailler pour réunir les fils multiples de négociations qui, par nature, ne verront au mieux que de très progressives avancées, mais toutes dans le cadre d’une image de l’Amérique qu’il a cherché à faire renaître pendant sa campagne.
La politique étrangère américaine dépend des politiciens élus, plus que des diplomates. La victoire d’Obama a tenu en partie à sa position contre la guerre d’Irak, mettant au contraire l’Afghanistan au cœur de la lutte contre le terrorisme. Il a agi dans cette perspective en février mais, début novembre, il en était à réfléchir à la demande du général McCrystal d’envoyer de nouvelles troupes et d’adopter une nouvelle stratégie. Ce n’est pas par hasard que ce projet fut ébruité dans les médias, sans doute grâce au général, déclenchant une vague de polémiques. Entre-temps, la fraude manifeste qui a entaché l’élection afghane a mis en question la stratégie militaire, qui suppose bien sûr l’appui d’un partenaire politique légitime.
Aucune décision n’a encore été prise. Le chroniqueur du Washington Post E.J. Dionne a suggéré une analogie historique qui pourrait clarifier les enjeux. Quand Eisenhower entra en fonction en 1953, la guerre froide qui s’était réchauffée en Corée, se trouvait dans une impasse complète. Le nouveau Président avait assez de crédibilité pour dire non au jusqu’au-boutisme des anticommunistes demandant le déploiement de renforts ; au lieu de quoi il a négocié un armistice sans victoire pour l’un ou l’autre camp. Le choix d’Eisenhower faisait partie d’une vision stratégique plus large, qui jugeait que l’ennemi communiste pouvait être combattu par d’autres moyens – militairement par une politique de containment, idéologiquement par le soft power des valeurs démocratiques – afin d’assécher le puits d’où l’ennemi tirait ses soutiens. Il se pourrait que ceux qui ont organisé la fuite du rapport McCrystal aient craint qu’Obama n’adopte une nouvelle version de la politique de containment au lieu de l’agression préemptive menée par Bush sous le nom de démocratisation. Ou, à l’inverse, l’attribution du prix Nobel pourrait-elle encourager Obama à s’engager dans un nouvel isolationnisme, laissant ses envoyés spéciaux s’occuper des points chauds, pour demeurer, lui, au-dessus de la mêlée ?
La question déterminante pour la seconde année sera : Obama peut-il demeurer Obama ? Depuis Roosevelt, l’idée circule qu’une Présidence dépend de ce que le titulaire se montre capable de réaliser dans les cent premiers jours. Les cent premiers jours d’Obama lui ont valu un succès d’estime mais peu de réalisations politiques. La première année touche maintenant à sa fin, et déjà le Président doit avoir l’œil sur les élections de mid-term qui verront le renouvellement de la Chambre entière et d’un tiers du Sénat. Se présentant comme « incarnation » du passé américain et garant de son avenir, il a été à même de demeurer en dehors des compromissions politiques quotidiennes, attendant que l’opposition ait joué les cartes de leurs intérêts propres, se condamnant les uns et les autres par leurs contradictions. Aujourd’hui, c’est à lui de jouer. Descendra-t-il de son piédestal pour entrer dans l’arène électoraliste ? Ou bien gardera-t-il son autorité morale, dans l’incarnation d’un grand rêve mais aux dépens de l’efficacité politique immédiate ? Ce choix peut être une stratégie pour sa réélection en 2012. Mais ce n’est pas celui qui lui a valu la victoire.
Le défi pour Obama n’est pas seulement de redéfinir le nous du slogan : sera-ce l’Amérique, les Démocrates ou une Nouvelle gauche ? C’est aussi de définir le contenu de « ce que nous pouvons », une fois que nous aurons réaffirmé nos solidarités en réformant le système des assurances santé.
1 / Ce remarquable discours fut la première manifestation publique de sa capacité à articuler ce qu’il appelait une « politique post-raciale ». Il refusa de renier le Révérend Jeremiah Wright, expliquant que les diatribes citées hors de leur contexte représentaient la souffrance et le juste ressentiment d’une génération de noirs qui avaient grandi dans la lutte contre la ségrégation. Lui-même, poursuivait-il, était d’une autre génération, porteuse d’un autre espoir partagé par tous les citoyens
2 / La phrase se trouve dans le Discours inaugural de Lincoln, prononçé le 4 mars 1861
3 / Ce sont là les chiffres de la richesse. S’agissant des revenus, de 1979 à 2003, les revenus des 1 % les plus riches sont passés de 9,6 % à 17,5 % de tous les salaires, tandis que les gains des 0,25 % les plus riches passaient de 4,9 % à 10,5 % (source Paul Krugman, New York Times , 13 mars 2009).