Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Projet – Dites-nous d’abord qui vient au Cepije et pour quoi faire.
Sofian – Les habitués du Cepije habitent le 14 e arrondissement pour 80 %. Les autres l’ont connu par le bouche à oreille et ils viennent de banlieue, ou d’autres quartiers de Paris (du 18 e arrondissement, souvent). Ils viennent là par plaisir, après les heures de classe, pour les plus jeunes, mais aussi en pleine journée, pour les autres qui ne vont ni au lycée, ni au travail. Pour beaucoup ils sont là pour faire de la musique, seuls ou avec d’autres, pour chanter ou apprendre à jouer d’un instrument. Certains veulent aussi apprendre des techniques vidéo, ou à rédiger un CV pour chercher un boulot. D’autres encore pour l’aide aux devoirs, ou pour le sport. De toute façon, ils ne font au Cepije que ce qu’ils aiment.
Olivier Le Duc – La place du sport, très récente ici, mérite qu’on s’y arrête, car elle me semble typique du fonctionnement du Cepije. En octobre 2007, Tony est venu me voir en disant qu’une bande de gamins mettait le bazar dans les halls d’immeubles du quartier pendant les vacances, qu’il voulait leur faire faire du sport mais qu’il cherchait depuis des mois une association pour l’aider à porter son projet. Les autres structures sollicitées n’avaient pas répondu à sa demande. On a fait un peu de forcing auprès de la mairie et trois semaines plus tard, pour les vacances de Toussaint, Tony pouvait proposer une initiation multisports dans un gymnase du quartier pour des jeunes de 6 ans à 18 ans issus de cités différentes. Ils sont trois animateurs, encore en formation, et cette activité leur sert d’habilitation pour leur formation. Le succès de cette animation tient beaucoup à ce qu’il s’agit d’un projet personnel d’un jeune du quartier…
Projet – Et en dehors du sport ?
Sofian – La création et l’enregistrement de sons, rap et reggae sont les activités les plus prisées. Les jeunes ont aussi beaucoup de projets qu’ils réalisent sur photoshop. Et puis il existe une équipe vidéo, capable aujourd’hui de faire des films dans les domaines les plus divers. Au final, nous arrivons à faire des choses pas mal ! L’important est qu’ils soient demandeurs et qu’on ne leur impose rien. Mais quand un jeune a « ramé » pendant plusieurs heures sur photoshop sans réussir à faire aboutir son projet, il est disponible pour accepter naturellement l’aide d’un animateur qui pourra lui apprendre la bonne technique. En général, ils apprennent vite, car ils sont très malins ! Et puis les plus jeunes, petits frères ou autres, viennent se faire aider pour le travail scolaire, qui est difficile à faire à la maison par manque et de place et de soutien des parents.
Olivier Le Duc – La vidéo est un moyen d’ouverture sur le monde, par exemple pour mieux connaître le monde du travail. Ainsi, par l’intermédiaire de chefs d’entreprise que je connaissais, volontaires pour cette expérience car ils voyaient que nous réussissions à maintenir un lien avec les jeunes, nous en avons emmené certains filmer la vie dans les entreprises. Dans l’une de ces entreprises, qui produit du chocolat, nous avons pu montrer, lors d’un déjeuner sur place, la vidéo une fois réalisée et les salariés, d’abord hostiles à cette expérience, ont demandé à ce que les jeunes reviennent. Et plusieurs ont même été embauchés en CDD en 2003, 2004 et 2005. Cela leur a mis le pied à l’étrier quant au monde du travail. Mais pour tous les autres, qui n’ont pas eu la même chance, la présentation en vidéo des entreprises pour lesquelles ils apprennent avec nous à rédiger un CV est un plus non négligeable.
On m’a souvent considéré comme un fou d’orienter de nombreux jeunes vers la vidéo, sous prétexte que c’est un terrain déjà sur-occupé. Pourtant, même si nous avons commencé avec un vieux caméscope, nous avons ouvert des chemins très inattendus : reportages sur la vie des entreprises, sur les jeunes du quartier et sur la vie associative, clips musicaux, films rémunérateurs pour des fêtes familiales, etc., sans parler de l’apprentissage des techniques et des logiciels qui est lui-même très formateur. La qualité des productions vidéo du Cepije a convaincu la Fondation d’Auteuil de participer à notre financement pour 25 %.
Projet – Vous parlez de la formation et de l’accès à l’emploi de ces jeunes comme si c’était une formation du Cepije. Pourtant, ce n’est pas sa vocation…
Olivier Le Duc – Non, sans doute, et la mission locale pour l’emploi des jeunes nous considère, je crois, comme un simple lieu d’accueil de jour pour les jeunes qui « galèrent », elle peut aussi être prudente à cause du sigle – Cepije signifie Centre paroissial d’initiatives jeunesse –, de l’animateur permanent (moi-même), salarié de la paroisse Saint-Pierre de Montrouge. Je ne pense pas faire du travail social, mais du travail missionnaire, puisque je tente de montrer à tous ces jeunes un dessein d’amour sur eux. Ils sont stigmatisés par leur origine sociale, leur vie familiale souvent chaotique, leur échec scolaire et leur propre parcours avec leurs erreurs personnelles ; personne ne veut (ou ne peut) leur faire confiance. Mais lorsqu’ils arrivent au Cepije, tout peut commencer car on les accepte tels qu’ils sont et ils viennent faire ce qu’ils aiment. Un jeune, par exemple, venait ici pour accomplir les 40 heures de travail d’intérêt général qui lui étaient prescrites : je lui ai demandé ce qu’il voulait faire et il a choisi d’apprendre à jouer de la guitare… On s’est moqué de nous, mais il en est sorti transformé et a trouvé un emploi.
L’atmosphère qui règne au Cepije est très pacifiée alors qu’ils ont connu souvent les guerres de bandes entre cités : les clans sont des structures mortifères dans lesquelles éprouver un sentiment est un aveu de faiblesse et où les rapports humains sont surtout de domination. Lors de notre installation ici, il y a douze ans, j’ai dû affronter la violence pendant plus de deux ans pour « casser » la coque des clans. Les violents ont fini par baisser les armes car ils ont senti qu’on parlait à leur cœur. Depuis, les clans n’ont pas réapparu avec la force d’avant, et ces jeunes qui sont fondamentalement en souffrance retrouvent une espérance en agissant ensemble pour construire quelque chose. Ils écrivent des chansons, ils font de la musique ensemble, jouent aux cartes ensemble. Je crois fortement que le « faire » et le vivre ensemble, c’est le salut, alors que le discours seul tue. Au Cepije, nous parlons peu, au sens strictement éducatif du terme.
Projet – Cette vision de l’accompagnement des jeunes n’est pas habituelle. Vous êtes salarié d’une paroisse, êtes-vous contrôlé ? Votre méthode fait-elle l’unanimité ?
Olivier Le Duc – Il est vrai qu’il y a quelques années, certains, dans la paroisse, pensaient que la mission du Cepije était de faire des baptisés… Vaste chantier puisque la quasi-totalité des jeunes qui viennent ici sont musulmans ! Ce genre de réaction est aujourd’hui marginal. De toute façon, je n’étais pas là pour ça mais pour faire disparaître de leur esprit la haine et une peur rentrée, pour leur permettre de mieux connaître le fond du cœur de leurs copains, pour leur faire découvrir sans le dire le projet d’amour de Dieu sur eux
Ma mission est lourde pour le budget paroissial, mais elle est reconnue. Pour preuve, l’histoire de cette bande de Sainte-Geneviève des Grandes Terrasses dans le 18 e arrondissement, des yamakashis, qui faisaient trembler tout leur quartier. Nous sommes allés les filmer, ils ont été surpris mais fiers, ils sont venus faire un spectacle ici, dans le 14 e, et l’un d’entre eux est devenu mon « bras droit ».
J’entends dire parfois que ces jeunes pourront être le ferment du développement social du quartier. Personnellement, je sais qu’ils le seront. Face à la crise des banlieues et de la société française en général, l’avenir vient des « pauvres » – intuition de Marthe Robin – et j’en suis de plus en plus persuadé en voyant leurs talents et leur génie créatif (sans gommer les difficultés).
Il reste à l’Église et à la société (politique, économique, sociale, culturelle) à l’admettre, et à mettre les moyens dignes de ce nom pour porter cette mutation par les pauvres (et surtout par « pour eux »), dont ces jeunes, qui sont au cœur du combat, nous montrent le chemin (avec l’inspiration de l’Esprit). On peut simplement comparer aux 4,9 milliards envolés en fumée à la Société générale !