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Le droit d’asile s’adresse à l’étranger qui, n’étant pas dans la même situation que le citoyen, ne bénéficie pas des mêmes droits que lui. Et pourtant, ce droit peut être facteur d’injustice.
« L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte » (Lévitique 19, 34). Ce devoir de mémoire imposé au peuple juif nous intéresse à un double titre. Il pointe le fait que toute communauté repose sur la distinction entre ses membres et ceux qui lui sont étrangers et que cette distinction est rapidement naturalisée dans toute société. On est toujours l’étranger de quelqu’un mais cette réalité est refoulée. La Bible, en pointant magistralement les risques inhérents à ce refoulement, nous invite parallèlement à porter un regard différent sur le rapport entre l’étranger et le citoyen : l’étranger est un frère, aimable, à traiter comme un compatriote.
Les demandeurs d’asile ne sont pas des migrants comme les autres et le brouillage des catégories juridiques est dangereux. Il faut distinguer les demandeurs aux frontières, qui risquent le refoulement immédiat, les demandeurs entrés sous couvert d’un passeport ou d’un visa qui s’adressent ensuite à la préfecture, les demandeurs entrés clandestinement, les réfugiés reconnus par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), les déboutés du droit d’asile non reconduits ni régularisés et enfin les déboutés régularisés. Face à ces diverses catégories, les injustices dans la politique d’asile sont multiples. Il faut les déceler avant d’esquisser des pistes pour sortir de ces situations.
Les lois sur l’asile et l’immigration sont devenues instables et incompréhensibles aux étrangers car sujettes à des changements incessants, liés à la politisation de ces questions, surtout depuis 1980 : nous en sommes à la 71e modification de l’ordonnance de 1945 ! Je plaide pour un droit stable et accessible aux intéressés et pour un moratoire législatif.
Depuis 1993, nos lois ont multiplié les statuts accessibles aux demandeurs d’asile, en introduisant des gradations dans la protection. Au statut de réfugié prévu par la Convention de Genève, s’est ajouté l’asile constitutionnel (les combattants de la liberté du préambule de 1946) qui débouche sur le même statut. En 1998, on a introduit l’asile territorial (loi Chevènement), aujourd’hui supprimé au profit de la protection subsidiaire, mais avec une protection sociale moindre. Notre pays reconnaît le besoin de protection mais y répond de façon différente : les uns bénéficient d’une protection sociale complète et pas les autres, alors que le même besoin de protection face à un État d’origine défaillant fonde l’octroi des trois statuts existants.
Certaines injustices trouvent directement leur source dans les normes européennes que notre pays contribue à élaborer. Trois points méritent d’être soulignés à cet égard : tout d’abord, à la demande du gouvernement espagnol le traité d’Amsterdam (1999) a de fait supprimé la possibilité pour les Européens de demander l’asile sur le territoire de l’Union. Ensuite, les chefs d’État ont introduit des concepts critiquables, comme celui de pays d’origine sûr (au nombre de seize pour la France) ou d’asile interne, qui restreignent l’accès à l’asile en introduisant une distinction tenant à la provenance géographique et politisent ainsi l’asile dans les relations internationales en dénaturant sa visée purement humanitaire. Enfin, l’élaboration des textes européens a abouti à une restriction régionale de la Convention de Genève qui est pourtant un texte de portée universelle.
La politique commune d’asile et d’immigration a multiplié les obstacles à l’accès à la procédure d’asile ou au territoire : rétablissement des visas en 1986 ; sanctions contre les transporteurs ; coopération policière dans les aéroports de départ ; multiplication des accords de réadmission avec les pays voisins par les pays frontaliers de l’Europe, etc.
En transposant les normes européennes, la France introduit très vite dans ses lois ce qui est restrictif (la liste des « pays d’origine sûrs » en 2003) et diffère ce qui est favorable (par exemple, l’aide judiciaire repoussée à la demande de la France à 2008 pour des raisons budgétaires, alors que seulement 5 % des demandeurs d’asile en bénéficient).
Un premier préjugé veut qu’il y ait trop de demandeurs d’asile et de réfugiés en France, alors qu’on est passé de 100000 demandes en 2003 à 26700 en septembre 2006. Et le nombre de personnes réfugiées est passé de 400000 en 1950 à environ 110000 aujourd’hui (mais nous n’arrivons plus à les compter puisqu’on a supprimé la carte de réfugié dans le cadre de la réforme de 2003). Deuxième idée préconçue, la plupart des demandeurs d’asile seraient de faux demandeurs ! L’opinion généralise les cas de détournements de procédure. En vérité, les demandeurs d’asile bien accompagnés (par France Terre d’Asile, par exemple) accèdent au statut avec une probabilité de succès deux à trois fois supérieure à celle des demandeurs isolés devant l’Ofpra.
Troisième injustice unanimement partagée par la classe politique, la théorie de « l’appel d’air » : on croit nécessaire d’offrir une législation moins favorable que ses voisins de manière à attirer le moins possible de demandeurs et à détourner les arrivées. On suppose à cet effet que les demandeurs choisissent leur destination selon l’attractivité comparée des législations de chaque pays ! D’où la course à la baisse du niveau de législation depuis 2000 en Europe, les lois françaises de 2003 et 2005 s’inscrivant dans cette tendance.
En amont de la Convention de Genève, nous avons inventé un filtre d’accès à la frontière et à la préfecture, ainsi que l’obligation de domiciliation et de résidence (2003-2004), qui rend encore plus difficile l’accès à la procédure d’asile. On a raccourci d’un mois à trois semaines le délai de saisine de l’Ofpra en 2003 et en 2004 10 % des demandes ont été rejetées car formées hors délai… Or il faut bien entendu plus de trois semaines pour remplir un dossier quand on ne parle pas bien français et qu’il faut traduire les documents. Nous avons aussi introduit des procédures prioritaires en matière d’asile : les taux de succès y sont quatre fois moindres que dans la procédure ordinaire. Les demandeurs d’asile qui ont droit à une procédure normale devant l’office puis devant la Commission des recours sont devenus minoritaires. Il s’agit donc désormais d’une procédure à plusieurs vitesses. Tous les réfugiés connaissent un « parcours du combattant ».
On condamne par principe l’entrée irrégulière de tous les étrangers, en sachant que 90 % des demandeurs d’asile entrent irrégulièrement. Comment en serait-il autrement, quand ils fuient le plus souvent leur pays dans la précipitation ? L’entrée irrégulière est admise par l’article 31 de la Convention de Genève et cette faculté en est un pivot.
En outre, notre politique veut tenir compte de la capacité d’accueil du pays. Le débat est difficile car l’asile se traduit par nature par des arrivées imprévisibles et massives et le droit individuel de chercher asile n’a pas sa contrepartie dans l’obligation pour l’État d’accueillir au séjour tous ceux qui se présentent. Le rêve de tous les bureaucrates est de maîtriser les arrivées de réfugiés par une politique de contingents, alors que l’asile, reflet des chocs et des conflits, n’est ni maîtrisable, ni planifiable. Le pays qui tient compte de sa capacité d’accueil refuse donc l’imprévisible, comme cela s’est passé en Yougoslavie et au Rwanda.
Enfin, notre vision utilitariste de l’immigration aboutit à restreindre l’asile en fonction de nos besoins démographiques, de main-d’œuvre, de compétences. Cela se traduit par un décalage entre les principes et les discours romantiques sur l’attachement aux droits de l’homme et au droit d’asile et la réalité qui est celle du parcours du combattant et de la fermeture des frontières.
Au plan européen, on a hélas mis dans le même panier asile, immigration, entraide judiciaire et lutte contre la criminalité. Si le sommet de Tampere de 1999 a enfin distingué asile et immigration, depuis septembre 2001 l’aspect sécuritaire du problème prévaut au détriment des libertés publiques. L’approche européenne est donc très critiquable et décevante. L’Europe se prépare maintenant à externaliser l’asile vers ses pays limitrophes, tout en laissant reculer la solidarité à l’intérieur (États en concurrence) et entre l’Europe et le reste du monde.
La fermeture officielle à l’immigration de main-d’œuvre en 1975 a entraîné un report sur les autres motifs d’entrée, dont l’asile. L’Ofpra ne joue plus son rôle de protection et trie les demandeurs prétendus « économiques » sur la base de la suspicion (baisse du taux d’admission à 8,2 % en 2005 et 4184 accords). Il faut aller devant le juge pour obtenir satisfaction (9137 accords, soit 18,5 %, c’est-à-dire 2,3 fois plus d’admissions qu’à l’Ofpra). La qualité des décisions de l’Ofpra se dégrade : procédures prioritaires et demandes de réexamen sont en hausse (+ 34 % en 2005 après + 217 % en 2004). Chacun connaît aussi la médiocrité de l’accueil dans les préfectures et le rôle purement répressif confié à la police. En régulant uniquement par le droit, le contrôle et les statuts, on oublie l’insertion sociale des intéressés.
L’accueil repose sur des dispositifs à plusieurs vitesses : cela va des Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), dont les places ont heureusement augmenté, aux hôtels, en passant par les centres d’hébergement d’urgence. Ce système crée des injustices massives dans l’accès au statut car, en dehors des Cada, il n’existe aucun accompagnement.
Au final, notre politique d’asile fabrique des déboutés par milliers, donc des clandestins et sans papiers : 55000 nouveaux en 2005, ou 185000 depuis 2001, uniquement pour l’Ofpra. Car l’administration n’a jamais été capable d’exécuter plus d’une décision de reconduite à la frontière sur quatre. La plupart des déboutés sans papiers restent dans notre pays (85 % des demandeurs sont déboutés chaque année) : nos lois et nos pratiques fabriquent ces clandestins, et l’on est en droit de se demander pourquoi nos élus s’obstinent dans cette politique schizophrène.
Pendant la procédure de demande d’asile et en cas de rejet, les intéressés sont soumis à l’arbitraire et leur précarisation économique et sociale est préoccupante. Enfin, le pouvoir de régularisation individuelle par les préfets est une bonne chose, mais d’usage discrétionnaire !
Le recours par l’Europe à la violence institutionnelle pour tenter de s’isoler affaiblit ses principes démocratiques. La France, qui prétend encore jouer un rôle dans le monde, est malade de sa politique d’asile et des migrations. Il faudra la revoir de fond en comble.
Frédéric Tiberghien