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Malgré un profil standard des nouvelles élites socialistes1, la candidate du PS à l’élection présidentielle est parvenue ces derniers mois à s’inventer et à styliser une identité qui la fait apparaître comme une candidate extérieure à l’establishment. On lui fait crédit de bousculer les pesanteurs idéologiques, de faire bouger les lignes, de transgresser les interdits et le « politiquement correct ». Son « parler vrai », sa simplicité et son style participatif subvertissent les codes des professionnels de la politique. Elle a su distiller ses prises de parole pour occuper l’agenda médiatique, lancer des débats autour de ses propositions, démontrant une capacité à « trianguler » des thèmes inscrits au patrimoine idéologique de la droite pour les acclimater à gauche (la sécurité). Elle a su occuper le terrain, nourrir la controverse et construire, chemin faisant, un subtil dosage idéologique autour d’un « ordre juste ». Elle invoque le blairisme tout en prenant pour porte-parole Arnaud Montebourg, plutôt classé à gauche du PS.
La promotion de la « démocratie participative » par la candidate est au centre de cette stratégie politique au point d’être devenue la marque distinctive du « royalisme ». La candidate en fait « le troisième pilier » de l’exercice du pouvoir, qui lui permet de se parer d’une certaine modernité tout en valorisant son action de « proximité » et son ancrage local (le budget participatif des lycées en Poitou-Charentes). La mobilisation de cette thématique s’inscrit dans la volonté de renouveler les pratiques politiques, de répondre à une demande sociale de participation (dont il est permis de douter) mais surtout de répondre à la « crise du politique ». La candidate a pris la mesure de la profondeur du discrédit politique. Elle exprime la volonté de restaurer la confiance perdue, d’où un style (langagier, corporel…) fondé sur la proximité, l’interactivité et la prise en compte des savoirs ordinaires et profanes (« suivez-moi car je vous comprends », « les gens ne s’intéressent à la politique que si la politique s’intéresse à eux », « les citoyens-experts » de leur vie quotidienne…)2. Selon elle, la conception de l’intérêt général doit se situer non plus en rupture avec les intérêts particuliers, comme le prescrivait en France l’idéologie de l’intérêt général, mais dans leur prolongement.
La candidate a compris, dit Marc Abélès, « que l’exigence n’est pas tant à la production d’une question majoritaire qu’à la possibilité pour le plus grand nombre d’entrer dans le débat, d’exprimer une opinion »3. « Alors que, traditionnellement, poursuit-il, la démocratie consistait avant tout dans l’expression d’une exigence partagée par le plus grand nombre (le demos), il s’agit ici de favoriser la prise de parole individuelle sur une multitude de sujets ». Mais, au-delà de ces principes généraux, les contours de cette démocratie participative stigmatisée parfois comme « populiste » demeurent flous. « La démocratie participative » chez Ségolène Royal relève avant tout d’une posture de restauration de la légitimité politique et d’une logique de construction d’une offre symbolique alternative. Quel rapport entretient-elle avec la démocratie représentative ? N’en constitue-t-elle qu’un approfondissement ou un enrichissement ? Le débat édifiant autour des « jurys » citoyens n’a pas vraiment permis de trancher ces ambiguïtés.
La proposition de mise en place de jurys citoyens, formulée le 22 octobre, constituait une réponse quasi immédiate de la candidate à un sondage qui établissait que 60 % des Français jugent les dirigeants politiques « plutôt corrompus ». Ségolène Royal justifie en ces termes cette « surveillance populaire » de l’action des élus : « Il n’y a pas d’évaluation au long cours. Or c’est une demande profonde des Français. C’est pourquoi je pense qu’il faudra clarifier la façon dont les élus pourront rendre compte, à intervalles réguliers, avec des jurys citoyens tirés au sort ». D’après les précisions apportées dans une note de Sophie Bouchet-Petersen, conseillère de la candidate, il s’agit avant tout, de « rénover la démocratie représentative », non de créer « un instrument punitif de coercition envers les élus » mais d’« élargir le cercle au-delà des professionnels de la participation (militants, couches moyennes diplômées) et de refléter la diversité sociale en incluant les catégories ordinairement exclues des dispositifs de participation fondées sur le volontariat (milieux populaires, précaires, immigrés, femmes, jeunes) ». L’idée n’est ni nouvelle ni véritablement subversive. L’expérience a été testée, sous des formes diverses, en Grande-Bretagne, en Belgique, en Allemagne (dans les quartiers défavorisés de Berlin).
La proposition suscite pourtant un véritable tollé dans le milieu politique, dénoncée à la fois comme un « gadget » et comme portant atteinte de manière démagogique au dogme de la démocratie représentative. La mesure réactive l’ethos professionnel et le corporatisme des élus attachés aux vertus indépassables de la démocratie délégative et participe à bien des égards de la « haine de la démocratie » au sens de Jacques Rancière. Michel Charasse compare les jurys aux comités de salut public : « On sait bien que tout cela déborde très vite sous la pression des petits justiciers de chef-lieu de canton qui gueulent plus fort que les autres. Toutes choses égales par ailleurs, je ne souhaite pas que mon pays revoie cela un jour. » La Fédération nationale des élus socialistes et républicains prend ses distances. Claudy Lebreton, son président, souligne que « la démocratie représentative est régulièrement attaquée par les partis extrêmes » : il faut « veiller à préserver le rapport précieux entre les élus et les citoyens, basé sur la confiance ». « Pour cela, deux principes démocratiques doivent être rappelés avec sagesse : « En démocratie, les élus tiennent leur légitimité et endossent leurs responsabilités par le suffrage universel, et le temps des élus n’est pas forcément celui des médias ». L’élu local « est bien le garant de l’intérêt général et la fonction élective doit donc demeurer à l’abri des pressions ». Pour Michel Charzat, « l’instauration de jurys populaires ne pourrait que conduire à une remise en cause de la démocratie représentative. En démocratie, le seul juge de paix est l’électeur et la seule légitimité est celle du suffrage universel ».
La valeur ajoutée que confère la « démocratie participative » à Ségolène Royal ne fait sens au final que de manière relative dans un univers politique devenu hyper-professionnalisé et replié sur ses intérêts propres. Une semaine après sa première déclaration, Ségolène Royal reviendra sur sa proposition initiale, retirant le mot jury, « mal interprété ou volontairement déformé » pour lui préférer ceux de « panel de citoyens » ou d’ « observatoires de politiques publiques » sans pour autant clarifier leur statut et leurs objectifs. La démocratie participative chez Ségolène Royal ne dépasse guère un registre incantatoire qui positionne subtilement la candidate à la fois « au-dedans » et « au-dehors » du jeu politique et vise à produire surtout des effets d’annonces et de légitimité. Il y a quelques mois, Ségolène Royal lançait sur son site la rédaction interactive d’un ouvrage programmatique co-produit avec les internautes. Cette initiative ne s’est pas concrétisée. Les modalités de la campagne « participative » qu’elle entend développer apparaissent très floues. L’idéal de la démocratie participative est plus honoré que véritablement pratiqué.
1 Rémi Lefebvre, Frédéric Sawicki, La société des socialistes, Editions du croquant, 2006.
2 Christian Le Bart, Rémi Lefebvre, dir., La proximité en politique, Presses universitaires de Rennes, 2005.
3 Marc Abélès, « Le royalisme, nouveau langage », Le Monde, 18 octobre 2006.