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Les quotas contre les droits


Le mythe de la fermeture des frontières s’est une fois de plus brisé sur les images télévisées de milliers de migrants prêts à braver tous les dangers pour franchir les douves de la forteresse Europe. Les dirigeants nationaux et communautaires ont vu dans les tragiques événements survenus à Ceuta et Melilla l'occasion de faire entendre plus fortement une nouvelle rhétorique apparue depuis plusieurs mois déjà : l’immigration zéro ne peut pas faire office de programme politique, mais les flux migratoires sont aujourd'hui subis » par les sociétés

« d'accueil », ils mettraient à mal l’équilibre social de ces sociétés, et seraient en outre source de bien d'autres maux - développement des filières de passeurs, exploitation, voire mort de migrants dans des tentatives désespérées de gagner l'Europe. Il serait donc urgent « d'organiser » ces flux.

L’immigration « choisie » semble ainsi d’autant plus urgente à planifier que de multiples rapports ont, ces dernières années, appelé à la nécessaire régénération par l’immigration de sociétés européennes affaiblies par le vieillissement de leur population et le supposé manque de flexibilité de leur main-d’œuvre 1. Alors même que depuis plus de trente ans, l’immigration a été présentée comme un problème qu’il convenait d’endiguer, le tournant rhétorique qui tend à inscrire aujourd'hui l'immigration comme une solution est ainsi en train de se diffuser, du discours des experts à celui des politiques. Après des décennies de propos xénophobes et/ou de suspicion vis-à-vis des étrangers, ce grand écart entre « immigration-problème » et « immigration-solution » ne peut être comblé que par des propositions de rupture avec le cadre législatif et institutionnel passé, propositions visant à légitimer une immigration que l'on a appris aux opinions publiques à craindre. Il faut maintenant les convaincre qu’elles ont intérêt à accepter une immigration maîtrisée.

L’entrée régulière est déjà possible

C’est dans cet esprit que sont apparues les propositions de M. Sarkozy : envisager une politique d’immigration articulée autour de l’instauration de quotas d’immigration. On peut s’étonner du tour de force qui consiste à s’arroger la panoplie de modernisateur visionnaire en recourant à des instruments de l’action publique utilisés, puis souvent abandonnés, par de nombreux pays depuis des décennies. Il n’en reste pas moins que ce discours de la rupture avec le passé doit être analysé : de quelle « nouvelle » politique s'agit-il exactement, et quel est le but poursuivi avec la relance de la question des quotas d’immigration ?

Si par quotas de nouveaux migrants on entend l'ouverture d'un droit au séjour pour certaines catégories d'étrangers appelés à venir travailler en France, on ne voit pas en quoi cette proposition serait novatrice. En effet, l'entrée régulière de contingents de travailleurs est déjà tout-à-fait possible. Si, certes, il n'y a pas de quotas annuellement votés par le Parlement (à l'instar de ce que réclame M. Sarkozy), les exemples de dérogation de fait au régime de « suspension de l'immigration de main-d'œuvre » qui prévaut en principe depuis 1974 ne manquent pas. Les directions départementales de l’emploi ont d'ailleurs la latitude de ne pas opposer la « clause de l’emploi » aux demandes d'employeurs qui souhaitent embaucher un étranger. Lors du passage à l'an 2000, ou au moment de la tempête de décembre 1999, on a pu opérer des recrutements massifs d’étrangers choisis sur des critères professionnels (informaticiens, bûcherons…). Le système hospitalier a pu sans difficultés, au cours des dernières années, s'adjoindre les compétences d'infirmières venues d'Espagne et de pays hors Union européenne. Les exploitations agricoles et l'industrie du tourisme savent parfaitement user (et abuser) des contrats dits contrats OMI pour obtenir la main-d'œuvre saisonnière dont elles ont besoin. Les chantiers navals utilisent les souplesses du droit européen pour embaucher, dans des systèmes de sous-traitance complexes, des ouvriers originaires de pays de l'Est de l'Europe ou du sous-continent indien.

Bref, la réglementation actuelle suffit pour permettre l’embauche légale de travailleurs immigrés, tout en s’affranchissant éventuellement des règles des codes du travail et de la sécurité sociale, en tous cas en fonction de besoins locaux, propres à un secteur, ou liés à une conjoncture particulière. Vouloir centraliser par le biais d’un vote parlementaire et fixer à l'avance de manière rigide la détermination des besoins de main-d’œuvre semble un objectif paradoxal de la part d’un parti majoritaire prompt à valoriser la décentralisation, la prise de décision près du « terrain », et la souplesse la plus grande possible en matière de droit d'embauche et de licenciement.

S'il est question aujourd'hui de voter de nouvelles dispositions, c’est bien parce que l’immigration que l'on souhaite réformer n’est pas l’immigration de travail. Quand M. Sarkozy appelle à une « immigration choisie » (de travailleurs répondant aux besoins des entreprises) destinée à supplanter « l’immigration subie » (de migrants ayant acquis un droit à l’installation et de ce fait, parfois, un droit au travail) c’est cette immigration dite « subie » qu’il veut enfermer dans des quotas. Les migrants visés sous cette aimable étiquette de migrants « subis » sont les membres de famille dont le droit au séjour est lié aux textes internationaux sur le droit à vivre en famille, les réfugiés dont le droit au séjour est garanti par la Convention de Genève, les malades, les mineurs, que la France renonce à expulser, au travers d'un droit national supposé respectueux des droits fondamentaux. Tous ceux-là peuvent, sous certaines conditions, obtenir un droit au travail, qui parce qu'il est couplé à leur droit au séjour stable, leur permet d’escompter de meilleures conditions de travail que les migrants autorisés aujourd'hui au séjour simplement comme travailleurs. Les quotas dont il est question visent donc en priorité à contingenter le nombre de personnes obtenant le droit à un séjour durable via l’application d'obligations internationales. Autrement dit, ils visent à s’affranchir de ces obligations par une nouvelle législation, qui permettrait d’officialiser les pratiques ayant conduit à la mise en place de quotas officieux de migrants.

Pratiques de contingentement

On est ainsi frappé par le faible nombre de demandes de visas qui aboutissent positivement, par le durcissement de la réglementation en vigueur sur l'entrée et le séjour des étrangers, ou par les pratiques de suspicion des préfectures. L’évolution du taux de délivrance d’une carte de séjour temporaire (CST) pour raison médicale (Art L.313-11-11° du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) est symptomatique de ces pratiques officieuses de contingentement. En 2002 (dernier chiffre officiel disponible), 3 437 étrangers se sont vu reconnaître un droit au séjour à ce titre (soit 1,7 % des premières délivrances de titre de séjour). Bien que ce nombre de CST soit dérisoire, les médecins inspecteurs de santé publique ont été accusés par les parlementaires de faire preuve d’un laxisme nécessitant de les placer sous la surveillance d’une commission régionale (loi du 26 novembre 2003). Ces mises en cause n’ont pas tardé à porter leurs fruits : alors que jusqu’en 2002 le Comité médical pour les exilés obtenait un taux d’accord de près de 100 % pour les dossiers qu’il présentait, celui-ci est tombé à 77 % en 2003 puis 55 % en 2004 2.

On est frappé, enfin, de l’évolution respective du nombre de demandes d’asile et des taux d’accord de l’Ofpra (Office français pour la protection des réfugiés et apatrides). Et ce n’est pas dans l’augmentation du nombre de « faux réfugiés » (il n’est qu’à regarder les régions d’origine des demandeurs d’asile…) qu’il faut rechercher les causes de ce durcissement du droit d’asile mais bien dans les évolutions législatives 3, dans l'encadrement étroit de l’Ofpra par le ministère de l’Intérieur, dans l'exigence de productivité des officiers de protection, laquelle les amène à multiplier des décisions de rejet sèchement argumentées par des formules ritualisées comme : « les propos de l’intéressé, non circonstanciés, ne permettent pas à l’Office de tenir pour établie la réalité des faits invoqués » 4.

Ces pratiques de sélection limitative du nombre de réfugiés pourraient continuer de s’étendre si l’Union européenne atteignait son objectif d’inclure la réinstallation dans sa politique commune d’asile et d’immigration. La réinstallation consiste en effet en une négociation entre des États et le HCR (Haut commissariat aux réfugiés, Onu), dans laquelle les premiers acceptent d’accueillir sur leur territoire des réfugiés dont le statut a été déterminé dans des camps, au plus près des régions d’origine, par le HCR. Dans les faits, cela permet aux États d’accueillir des étrangers « choisis » (on pourrait dire aussi bien « triés ») sans qu’ils aient à passer leurs frontières. Le risque est alors grand que la réinstallation soit utilisée comme moyen d’instaurer un quota de réfugiés interdisant la demande d’asile sur place. Par ce biais, l’Australie a réussi à limiter, au mépris de la convention de Genève, la possibilité même de demander l’asile conventionnel depuis son territoire 5. Que conclure de ces constats sinon que les quotas d'immigrés existent déjà ?

Puisqu'il est clair que les quotas ne visent nullement à l’augmentation d’une immigration économique qui serait complémentaire du droit inaliénable à l’installation pour certaines catégories d’étrangers, on est surpris de l’absence d’une contre-offensive de gauche face à cette tentative de contournement de l’ordre juridique international. Patrick Weil, chercheur et ancien conseiller de M. Chevènement, s’est ainsi retrouvé bien seul quand il s’est agi de rappeler au ministre de l’Intérieur que le droit au regroupement familial était constitutionnellement garanti et ne pourrait être remis en cause sans encourir les foudres de la Cour européenne des droits de l’homme 6. Ni le parti socialiste, ni ses anciens alliés ne se sont lancés dans une défense systématique de cette « immigration de droit » accusée de « peser sur le marché du travail » 7.

A gauche comme à droite

Sur tout l’échiquier politique, quand les quotas furent dénoncés, ce fut surtout au nom de la peur du retour à une sélection par nationalité :

« Pas de quotas ethniques ou par nationalité, ce n'est pas l'esprit de notre pays, nous sommes fidèles à une tradition humaniste » 8. Le parti socialiste fit ainsi entendre par la voix de son porte parole qu’il n’était pas opposé au principe même des quotas à condition que les pays d’origine soient associés à cette politique : « Faire un contingentement ou établir des quotas est une nécessité » 9. Même si cette position fut loin de faire l’unanimité au sein du PS, l’absence de politique migratoire alternative aux projets de l’UMP est symptomatique de la difficulté des socialistes à penser l’immigration hors d’une perspective utilitariste. L’objectif des politiques migratoires consiste, pour le PS, à « faire venir, en fonction de nos besoins, la main-d'œuvre dont nous avons besoin (…) il faut établir un bilan chiffré, branche par branche, des besoins en main-d'œuvre aujourd'hui non satisfaits » 10. Même quand le mot quota n’est pas prononcé, voire quand il est banni, la sélection de migrants contingentés n’est jamais loin et ne disparaît pas devant la nécessité de rappeler que certains individus ont un droit inaliénable à circuler 11 et que d’autres sont entravés dans leurs projets par leur assignation forcée à résidence en des régions où ils ne veulent, peuvent plus vivre. Tout au plus ce refus de prendre en compte les droits des étrangers tente – bien vainement – de se dissimuler sous la rhétorique humanitaire. Bernard Kouchner propose ainsi « de doter nos ambassades et nos consulats d'un service spécialisé du travail, comme on créa, il y a trente ans, des attachés humanitaires. Le concept des quotas prendrait alors une dimension humaine » 12. De nouveaux sergents recruteurs au service d’entreprises et administrations n’arrivant plus à embaucher en Europe, telle serait la solution aux déséquilibres du monde et à l’impératif de s’exiler que ressentent des millions d’individus ! En tous cas, les « quotas de gauche » n’arrivent pas à rompre avec la logique de ceux de droite. Pour autant, faut-il s'interdire de prôner toute idée d'objectifs chiffrés d’immigration ?

Le journaliste Louis Maurin pense, lui, que tant que les inégalités internationales n’auront pas été résorbées, il sera impossible pour les États du nord de renoncer à limiter quantitativement l’immigration. Simplement, dit-il, dans un premier temps, pour limiter ces écarts de développement, il faudrait que les critères fondant ces quotas soient fonction des besoins des pays et des individus les plus pauvres, et non de ceux des États les plus riches. En l’état actuel des relations internationales, ces quotas qui ont davantage le parfum de « quotas de gauche » n’ont aucune chance, selon leur inventeur même, d’être mis en place 13.

Or, sans prétendre bouleverser les (dés)équilibres politiques et économiques actuels, il est possible d’envisager une politique migratoire qui soit plus respectueuse des droits et des volontés et désirs des migrants. La simple application des conventions internationales devrait interdire aux États de l’Union européenne d’appliquer la politique de guerre aux migrants qu’ils ont mise en œuvre depuis quelques années. De l’enfermement systématique des demandeurs d’asile aux renvois dans des pays pratiquant la torture ou les mauvais traitements, les atteintes aux droits des étrangers sont devenues systématiques et assumées. Franco Frattini, commissaire européen, a ainsi pu déclarer à propos des gardes-frontière marocains armés par l’UE 14 et accusés d’avoir tué 14 Africains souhaitant pénétrer en Espagne : « Il ne sert à rien de pointer les gens du doigt et de les blâmer » 15.

Aujourd’hui, au nom du contrôle des frontières, toutes les dérives meurtrières sont admises. Les quotas ne permettent absolument pas de s’opposer à cette logique, puisque s’ils favorisent l’installation d’étrangers sélectionnés depuis leur pays d’origine, ils nient la possibilité de migrations et déplacements pensés hors ce de cadre restrictif. Ils risquent également, demain, de nier toute possibilité aux migrants – qui deviendraient de simples pions qu'on accueille ou chasse au gré des besoins de l'économie – de faire valoir leurs droits de travailleurs. Force est de constater que le préalable à la défense des droits fondamentaux est l’organisation de la fluidité de la circulation des individus.

Violaine Carrère et Emmanuel Blanchard


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