Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La gauche française est en grande difficulté face au projet de Constitution pour l’Europe. Incitons ceux qui défendent des convictions européennes à s’extraire des contradictions qui les piègent. Le projet ne marque en rien la fin de la perspective d’une communauté politique. Au contraire, c’est une étape importante dans la formation d’une conscience commune et d’une Union politique d’Etats et de peuples à l’échelle continentale. Plusieurs facteurs y poussent. Economiques et géopolitiques : une grande Europe (y compris avec la Turquie) aura la bonne taille pour affronter les défis de la mondialisation. Culturels : tous ceux qui ont une histoire européenne aspirent à en être et leur choix participe d’un mouvement démocratique d’Ouest en Est. Bien sûr ni les frontières ni les assises de cette Union ne sont bien définies. Mais quand la force politique est faible, qui peut prétendre choisir le bon tempo ?
Certes, cette Union en marche ne repose pas sur un projet de société. C’est juste, mais il faut balayer devant notre porte. La société française a besoin d’un profond renouvellement de son modèle social. Or beaucoup cultivent les peurs et flattent les comportements de défense systématique d’un régime fondé il y a 60 ans. Le droit du travail repose sur la protection dans l’emploi du salarié subordonné : à quand un projet pour une montée générale en qualifications et co-responsabilités de gestion ? Pour cette mobilité, chacun doit pouvoir s’appuyer sur une protection sociale et un service public rénovés : or ils ont été créés dans la France de Jour de fête de Tati. Aujourd’hui on ne sait même plus où sont les missions. La participation des salariés et des citoyens à la stratégie et à la gestion sera le moteur de cette refondation, or notre système de partenaires sociaux n’est pas conçu pour cela, et la culture de gouvernement de la gauche socialiste abuse de la délégation de pouvoirs.
Aux élections européennes, la gauche a stigmatisé le carcan néo-libéral européen, accusé de miner notre régime social. C’est pour une part accuser les autres de notre difficulté à réformer ce régime. L’Europe nous oblige à assumer le défi de la compétitivité. Cette tension fait mal, mais elle nous empêche aussi de céder à la vieille tentation protectionniste. Et la Constitution ne fait pas que le choix du marché, elle renforce les leviers d’Europe sociale déjà créés. Les droits fondamentaux étendent les garanties. Les partenaires sociaux peuvent nouer des conventions ayant force de droit. Les objectifs de plein emploi et de cohésion sociale et territoriale sont bien ciblés. L’Union ne se substitue pas au rôle redistributif des Etats, elle les incite à activer leur politique sociale, à combattre le sous-emploi des capacités humaines dont souffrent l’Europe et la France.
Cette Europe sociale est ambiguë et penche vers le blairisme. Mais lui opposer un programme de convergence sociale comme on l’a fait aux élections européennes, c’est carrément se mettre hors jeu. La France, pas plus que les autres pays, ne veut qu’on lui impose son régime social. Vouloir imposer nos propres standards aux autres, par peur du dumping, ne répond pas à leurs besoins. La politique sociale est une compétence partagée, et la loi européenne ne s’occupe pas de tout. Elle peut traiter de la gestion des mobilités transnationales, des fonds structurels, de la coopération et des minima, et grâce à nos efforts, elle peut servir à promouvoir les services publics.
Le problème dans la Constitution est ailleurs. Le socle de l’Union économique est déséquilibré : il y a le marché et la monnaie uniques, mais non les outils pour combattre la financiarisation et bâtir une maîtrise du développement des capacités humaines et des activités. Parce que le dogme ultra-libéral est prégnant. Parce que les politiques nationales sont divergentes. Et parce qu’après la faillite du communisme, la gauche a régressé sur le terrain économique. Elle s’est très peu investie au niveau des institutions européennes dans la régulation concrète des marchés, laissant le terrain aux Anglo-saxons. Ses demandes de coordination des politiques économiques nationales ont singulièrement manqué de substance. Peter Slojterdyk n’a pas tort de dire aux socio-démocrates : pour faire une politique sociale, vous avez besoin d’un capitalisme performant ! Or la gauche politique ne relève pas le défi et elle a même contribué à la déconnexion du social et de l’économique. Il faut retrouver l’esprit de transformation du capitalisme pour pouvoir fonder une véritable Union économique, animée par un projet de développement solidaire.
Les limites de la Constitution sont aussi celles des forces de transformation sociale. L’adoption de la Constitution serait la mort du socialisme en France ? Commençons par renouveler le socialisme, car en l’état il n’est pas à même d’œuvrer à une société des Européens et à une société-monde. Certains jugent que la règle d’unanimité bloque tout progrès : rêvent-ils à une majorité de gauche qui voterait le socialisme ? En fait c’est un nouveau mouvement social et politique européen, constructif, prenant appui sur tout progrès partiel, qui fera sauter les verrous. On peut d’autant plus douter que le non conduirait à une crise rédemptrice, qu’il repose sur l’ignorance du travail à accomplir. La construction de l’Europe n’échappe pas à la France, c’est l’implication des Français, trop faible, qui n’est pas au niveau du besoin d’Europe.