Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Projet – Depuis le début des années 1990, nous sommes dans une nouvelle ère dans les relations économiques, avec la montée des pays émergents (Inde, Chine, Brésil, Afrique du Sud). Comment percevez-vous l’horizon international ?
Pascal Lamy – Hors du triangle Etats-Unis, Union européenne, Japon qui a longtemps porté l’essentiel de la croissance économique, on observe en effet un vrai développement du reste de la planète. Ce développement est, bien sûr, plus asiatique que latino-américain, plus latino-américain qu’africain, mais dans l’ensemble la croissance est réelle. Elle active à la fois la respiration économique Nord-Sud et, plus significativement, celle Sud-Sud. Nous héritons de schémas de pensée en termes de flux nord-sud, à l’échelle des relations mondiales. Certes, ce sont les plus importants en raison de la capacité d’aspiration des importations des pays riches – Etats-Unis, Japon et Europe ; mais le développement du sud ouvre un nouveau potentiel de relations Sud-Sud, d’autant plus notable qu’un certain nombre de barrières posées pour l’accès aux marchés (normes standard, normes sanitaires, de précaution, ou de protection) y sont en théorie, moins rigoureuses. A potentiel égal, les pays du sud ont plus de possibilités d’échanger entre eux.
Cette évolution va se poursuivre, alimentée d’abord par la croissance chinoise (il suffit de voir les chiffres du commerce, l’évolution des prix des matières premières – où l’offre ne suit pas la demande – les conséquences sur le transport maritime international, etc.). Elle sera entretenue par la croissance indienne, même si celle-ci présente un profil différent, car la croissance chinoise est en interaction étroite avec l’extérieur (30% de l’économie sont orientés en ce sens, et les investissements étrangers sont de l’ordre de 40 à 50 milliards de dollars par an), alors que la croissance indienne est beaucoup plus autocentrée (avec 10% de son Pnb, et des flux d’investissements directs étrangers de l’ordre de cinq milliards de dollars par an).
Mais le constat préoccupant, qui ne remet pas en cause cette croissance, est celui de l’inégalité dans le développement. De nombreux pays restent à la traîne : les 50 pays les moins avancés, dont 40 sont africains. Des éléments politiques déteignent sur l’économie : conflits, guerres, fractures,… autant de facteurs de déstabilisation. Et d’un certain point de vue, le monde arabe en général est lui aussi à la traîne. Hormis le pétrole, où sont les facteurs de croissance ?
Les inquiétudes actuelles viennent aussi des déséquilibres de la situation américaine. Aux yeux des économistes classiques, cette situation – 5% de déficit extérieur et 5% de déficit budgétaire – ne saurait durer. L’idée que le monde (l’Asie notamment et l’Europe d’une certaine façon) continue à financer un déficit d’épargne américain et à accumuler des avoirs en dollars, représente un risque. Les créances accumulées sont telles que les investisseurs demandent un taux d’intérêt de plus en plus élevé, entraînant une dépréciation de la monnaie et par là un nouveau facteur d’incertitude. Pour d’autres, cependant, cet équilibre instable est préférable à pas d’équilibre du tout. Ils évoquent un effet de surplomb de l’économie américaine, pour des raisons qui tiennent à sa flexibilité, à sa profitabilité, à un statut d’hyper-puissance. Dès lors, même s’il y a un risque, les autres pays acceptent de le prendre, et ils ont intérêt à ce que la situation reste stable (le vieil adage disait « si je dois 100 à mon banquier, j’ai un problème, si je lui dois un million, c’est lui qui a un problème... »).
Ainsi voit-on la coexistence d’éléments positifs et d’éléments de déséquilibre dont on ne sait pas s’ils pourront se résorber, si les conséquences en seront lourdes, ou si l’on se trouve devant un nouveau paradigme. En tout cas, il y a une connexion entre ces divers éléments. Toute déstabilisation brutale qui passerait par les marchés financiers (c’est le facteur de contagion le plus immédiat) met en risque les pays émergents dont la signature est toujours fragile. Dès lors, la croissance de ces derniers serait affectée d’un coefficient de risque non pas en raison de leur propre situation mais par un effet de contagion dont le détonateur pourrait être aux Etats-Unis.
Projet – On peut s’interroger sur l’importance de la relation des économies chinoise et américaine.
Pascal Lamy – Même si elle l’est moins que celle entre les Etats-Unis et l’Europe, cette relation est en effet très forte. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’UE et des Etats-Unis. Des thèses américaines partent de ce principe: la Chine bénéficie d’un surplus d’épargne, alors que les Etats-Unis ont un déficit. La Chine permet de compenser celui-ci à des coûts peu élevés. Les Etats-Unis ont besoin de consommer à faible coût. Mais la faiblesse de ce raisonnement est que si la monnaie chinoise est bloquée, liée à la valeur du dollar, tôt ou tard elle devra être réévaluée.
Projet – Revenons à l’Europe. Celle-ci a maintenu son rang économique grâce à son intégration progressive. Mais une super puissance comme les Etats-Unis dispose toujours, par sa flexibilité et sa capacité d’investissement dans un espace relativement large, d’un potentiel plus important.
Pascal Lamy – L’intégration européenne nous a été très profitable, permettant de réaliser, en période de croissance, des économies d’échelle. La mise en place progressive d’un marché intérieur de 400 ou 450 millions d’habitants a été une réserve d’efficacité redoutable. Aujourd’hui, ce n’est pas ce moteur « smithien » de la croissance européenne qui aurait des ratés (encore qu’il reste beaucoup à faire sur le marché intérieur dans l’industrie et les services), mais c’est le moteur « schumpeterien » qui s’essouffle. La théorie de Schumpeter, c’est le désordre créatif, le marché avec la flexibilité, grâce à l’innovation et non par des économies d’échelle. Face à la capacité d’innovation et donc de productivité des Etats-Unis, l’Europe est bien moins réactive. Elle n’investit pas assez : la différence est entre 3 et 4 % du Pnb consacré à la recherche. Et surtout, lorsque les Etats-Unis font de la R&D, c’est à l’échelle américaine, alors qu’en Europe on privilégie toujours l’échelle nationale. On investit moins et moins bien. S’y ajoute le problème de la diffusion de l’innovation, de la souplesse du système de formation et de circulation des idées et des chercheurs.
Mais la désindustrialisation n’est pas une option ! Les chiffres avancés pour prouver la désindustrialisation sont largement faux : c’est dans l’industrie qu’on réalise le plus de productivité, et non dans les services ; et toute une part, considérable, de ce qui était comptabilisé auparavant dans l’industrie l’est maintenant dans les services. Les services ne vont pas remplacer l’industrie ! Les circuits de diffusion de l’innovation, donc de la productivité, passent pour l’essentiel par l’industrie. Mais la situation européenne est fragilisée, quand son avantage comparatif dans la division internationale du travail porte sur le haut de gamme, la pharmacie, la chimie, la mécanique lourde, le transport aérien – des segments très sensibles à l’innovation. L’avenir de l’Union, c’est de vendre du « travail cher » en matière grise.
Il faut nuancer cependant ce diagnostic, en observant que l’économie de l’UE respire pour environ 10% par les marchés internationaux. Nous faisons de « l’auto-respiration » à 80 ou 90 %. La division internationale du travail mord à la marge, mais sur des secteurs sensibles. Face aux systèmes américain et japonais de relations entre recherche privée et recherche publique, le défi est important pour l’Europe. Mais il faut d’abord le relever là où c’est le moins difficile. Changer les systèmes de formation, améliorer les qualifications, avec ce que cela implique de flexibilité, seront des défis pour demain.
La première responsabilité politique pour les Etats et pour les institutions européennes est de se convaincre que s’ils veulent faire des économies dans les budgets nationaux, il faudra mettre plus d’argent dans le budget communautaire, c’est-à-dire là où ce sera souvent plus productif. Il y a des secteurs sur lesquels il est important de se concentrer : les nanotechnologies ou la biotechnologie, par exemple. Dans d’autres, c’est moins nécessaire : l’acier est un marché complètement mondialisé et l’industrie sidérurgique européenne est déjà compétitive.
Projet – Dans le cadre de l’évolution de la réglementation et des échanges, le rôle joué par l’Omc est-il favorable à l’Europe ?
Pascal Lamy – L’Union européenne est un marché plus ouvert que les marchés avec lesquels elle traite ; que les autres s’ouvrent davantage ne peut être que positif. L’ouverture des échanges est facteur d’efficacité économique, donc de productivité, donc de croissance et d’emplois. L’échange soutient généralement la prospérité.
Pour autant, la répartition devient plus complexe à partir du moment où l’on change d’échelle. On retrouve, au niveau international, un problème de répartition et de gestion des transformations de même nature que celui qu’a connu notre économie quand la dimension du capitalisme de marché était nationale. Ce n’est pas la globalisation qui fait la différence, mais la logique du capitalisme qui s’applique dans un périmètre différent.
Le défi de gouvernance est là : quand les développements du capitalisme de marché vont plus vite que la capacité à en traiter les conséquences, c’est-à-dire à les encadrer par des règles communes. Et comme ce n’est pas un système intrinsèquement équilibré, si l’incarnation des valeurs par des formes de gouvernance politique prend du retard, le « trou » de gouvernance se creuse.
Projet – L’opinion publique s’inquiète face aux processus de fusion/acquisition, dans un marché globalisé qui exige une taille critique.
Pascal Lamy – Cette évolution est en cours depuis 20 ou 30 ans, largement sous la pression de l’intégration européenne. L’industrie française n’avait que des moyens capitalistiques relativement faibles, mais ce processus s’est finalement bien réalisé. Il reste encore beaucoup à faire. Si l’on regarde, la taille des entreprises américaines et japonaises, dans les différents secteurs industriels. Les entreprises européennes sont trop petites. La concentration produit de la richesse quand la mise en commun des mêmes moyens permet de produire plus ou avec moins de moyens. Mais il n’y pas de règle générale. Je ne recommande pas la concentration ou fusion de toutes nos entreprises !
Projet – La privatisation des grandes entreprises publiques se poursuit en Europe. Leur positionnement international suppose-t-il que la garantie de l’Etat soit limitée ? Est-ce que le curseur bouge ici suffisamment vite ?
Pascal Lamy – Le curseur a bougé sous l’effet de deux phénomènes : la rareté de l’argent public et la législation sur les aides d’Etat. A partir du moment où l’on ouvre le marché intérieur européen, la question de l’aide publique se pose: il n’existe pas d’Etat européen, ni d’aide au niveau européen (sauf pour l’agriculture et, de manière millimétrique, pour la recherche). On retrouve d’ailleurs ce phénomène à l’échelle internationale avec le code anti-subventions de l’Omc, même s’il tolère des marges de manœuvre. Pourtant, la nécessité du recours à l’argent public se justifie : le marché a une vue de court terme et il y a des éléments qu’il ne prendra pas en compte. On ne « solvabilise » pas via les marchés financiers normaux des horizons de long terme. Pour réaliser des infrastructures collectives, une intervention de la puissance publique est indispensable, même si c’est avec prudence et parcimonie.
Projet – Dans les négociations à l’Omc, le dossier agricole revient de façon récurrente. La contestation est très forte contre les subventions européennes dans un certain nombre de pays comme ceux d’Amérique latine.
Pascal Lamy – Il y a deux écoles sur l’agriculture dans le monde. Pour les uns, il s’agit d’un secteur économique comme un autre : que le plus efficace dans la division internationale du travail gagne. Pour les autres, au contraire, c’est un secteur spécifique où la loi de l’offre et de la demande ne s’applique pas de la même façon : l’offre n’est pas élastique à la demande, et l’on doit tenir compte de considérations environnementales, de la sécurité alimentaire, du bien-être des animaux etc. L’agriculture ne saurait être soumise à l’économie capitaliste de marché avec la même efficacité que d’autres secteurs. Naturellement, ceux qui ont les avantages comparatifs les plus forts appartiennent à la première école, et ceux qui ont les plus faibles défendent la seconde.
La pression internationale et des dysfonctionnements internes provoqués par l’importance excessive des soutiens financiers obligent à évoluer. Mais il faut se garder de penser qu’il y a « un » Sud agricole. Tous les pays du Sud n’ont pas une attitude offensive. Parmi les pays africains, beaucoup ne sont pas favorables à une libéralisation du marché agricole, car nombre d’entre eux bénéficient de préférences sur le marché européen. Si le tarif général baisse, l’avantage qu’ils tirent d’un tarif préférentiel sera évidemment moindre.
Projet – L’euro reste-t-il un atout pour l’Europe ?
Pascal Lamy – Sur le moyen terme, la réponse est évidemment positive, parce que c’est une monnaie forte et stable, malgré les fluctuations face aux autres monnaies. Certes, la gouvernance économique européenne n’est pas suffisamment équilibrée, le projet de Traité constitutionnel demeure insatisfaisant sur ce point, et un dialogue plus visible est nécessaire entre les autorités économiques et les autorités politiques, mais on ne peut dénier les résultats de la politique monétaire menée aujourd’hui par la Banque centrale : les taux d’intérêt n’ont jamais été aussi bas et nous bénéficions d’une monnaie stable.
Projet – La construction européenne n’est-elle pas en train de franchir une nouvelle étape, plus politique ? On abandonne peu à peu une rhétorique d’eurocrates qui revenait à dire « nous avons travaillé à un difficile consensus entre experts, et c’est le meilleur possible ».
Pascal Lamy – Je suis d’accord sur le diagnostic : on est moins dans une attitude messianique sur le thème « on construit l’avenir pour vous, tant pis si vous ne le comprenez pas ». La politisation est incontestable. Mais elle se fait encore sur des axes hérités des vies politiques nationales, et en les transférant dans un système qui n’est pas paramétré de la même manière. Cependant, un des traits spécifiques à l’Europe est celui de l’économie sociale de marché qui ne dissocie pas l’efficacité économique et la compétitivité d’une sécurité sociale au sens large.
Je refuse d’en rester à la nostalgie d’une Europe à six ou dix, celle des temps soi-disant heureux (car l’on oublie trop vite qu’il y avait aussi des problèmes), comme si maintenant, à 25, rien n’était possible. On sous-estime la capacité d’apprentissage du système européen de gouvernance. On réalise aujourd’hui, à 25, des choses qu’on n’aurait pas faites à dix ou à douze membres, il y a quinze ans. La création d’un mandat d’arrêt européen, par exemple, est du point de vue de la philosophie politique tout aussi importante que celle d’une monnaie commune. L’effet d’entraînement exercé par l’intégration économique sur l’intégration politique reste le moteur d’un cercle vertueux. L’intégration économique a été la plus facile : la mesure de la marchandise par la monnaie est l’aune commune. Mais l’économie finit par conduire à une forme d’intégration politique.
Dans l’histoire de la construction européenne, trois éléments se retrouvent : la volonté politique de réaliser quelque chose ensemble, une conception partagée de ce qu’on va construire, et la « machinerie » institutionnelle pour le réaliser. Lorsque deux de ces éléments sont réunis, le troisième tarde rarement à se mettre en place. L’Europe à 25 n’a pas épuisé ses possibilités d’approfondissement ; c’est une erreur de croire que l’élargissement nuit à sa consolidation. Reste une distance trop importante entre les enjeux européens et la capacité des citoyens à les comprendre et à se les approprier. Aux responsables politiques de travailler à combler ce déficit que le débat informé peut, seul, résorber.