Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Projet – Comment avez-vous commencé à faire des documentaires ?
Bernard Debord – Je suis venu à la télévision sur le tard, à 40 ans, en autodidacte. Réaliser des documentaires, c’est bien pour moi être « acteur du monde ». Dans les années 60, j’avais commencé par faire des études d’histoire contemporaine avec l’intention de me diriger vers le journalisme. Ce qui m’intéressait, c’est la compréhension du monde tel qu’il était en train de se façonner sous mes yeux. Tout cela m’a amené vers la Chine, où je suis parti à 25 ans pour enseigner. Revenu ensuite à Paris, j’ai continué ce métier d’enseignant, devenant même directeur d’un lycée privé. J’y ai créé un département de chinois et développé des échanges scolaires avec ce pays. Chaque année, un groupe de terminales partait pour un an Chine. Tout a commencé pour moi, en ce qui concerne le documentaire, avec ces échanges culturels.
En effet, en 1989, Tian Anmen : j’étais sur place, et j’ai dû évacuer le groupe d’étudiants français qui avaient vu le mouvement de contestation se développer. J’ai eu l’idée de recueillir leurs témoignages, ce fut mon premier livre. C’est alors que j’ai été contacté par une société de production de télévision, à un moment où plus aucune équipe n’était autorisée à entrer en Chine. On me proposait de tourner clandestinement un documentaire sur la Chine de l’immédiat après-Tian Anmen. Celui-ci a été diffusé dans l’émission « La Marche du siècle » de Jean-Marie Cavada. C’est alors que j’ai décidé de poursuivre dans cette voie, renouant avec mes premières amours, le journalisme. D’ailleurs, j’ai aussi, pendant un an, exercé ce métier comme rédacteur en chef de La Chronique d’Amnesty International.
Dans ce travail, ce qui m’intéresse en premier lieu, c’est la trajectoire de l’homme, son histoire, la recherche de sa dignité jusque dans les situations où celle-ci est bafouée. En cela, il y a un lien évident entre mon engagement pour Amnesty et mon activité de documentariste. Aujourd’hui, j’ai tourné la page de la Chine, celle-ci, devenue de plus en plus matérialiste, m’intéresse moins. Cette direction est une impasse pour ce continent. Pour y voir le jour, la démocratie devra s’appuyer sur un socle idéologique tiré de sa propre histoire. A mon sens, elle ne pourra être que confucéenne. Du temps sera nécessaire pour y parvenir.
J’ai abordé ce nouveau travail par le grand reportage, en journaliste présent en un lieu donné, à un moment donné, quand l’actualité le lui impose. Qu’il travaille pour la presse écrite, la télévision ou la radio, il privilégie le fait sans s’attacher en priorité à la forme employée pour le décrire. Son travail consiste à faire connaître et commenter l’actualité. Le travail formel de réalisation devient presque secondaire. Seule importe la transmission de l’information, l’actualité impose son urgence au-dessus de toute autre considération. Tant et si bien que la réalité que l’on pense décrire est souvent bien approximative, tant sont négligés les processus historiques, sociaux, culturels qui la soutendent. Sans la mépriser, j’ai pris des distances avec cette manière de faire, je suis devenu plus attentif à un rapport fondamental entre l’image et la forme : celle -ci est essentielle pour comprendre les contenus.
Passer au documentaire, c’est jeter les béquilles du commentaire strictement informatif. Dans le reportage, le travail se fait toujours avec cet outil. Le documentaire, lui, n’a plus besoin de cette prothèse. Il se construit à partir de ce qui a été filmé. Si on prend le temps d’observer les hommes, leur environnement, de savoir le capter, on perçoit ce qui est nécessaire à la transcription du réel, on parvient par la seule vertu de l’image et du son enregistré à traduire l’évidence des situations.
Projet - Prenons Maîtres et esclaves, votre documentaire sur l’esclavage chez les Touaregs. Comment avez-vous choisi ce sujet ?
Bernard Debord- Entre la conception et la réalisation, plus de trois ans se sont écoulés. J’en ai eu l’idée en 1998 et j’ai tourné le film en 2001. Cela a commencé en 1998, à Niamey, au Niger, lors d’un séminaire d’information sur le respect des droits humains organisés par la Fidh. Pendant une semaine, il y fut question de liberté de la presse, de respect de l’État de droit, de respect de la société civile, des liens entre les droits de l’homme et le développement. Puis, un jour, dans la salle, un homme s’est levé pour s’exprimer au nom d’une association locale s’appelant Timidria, ce qui signifie fraternité en tamachek, la langue touarègue. Il a décrit son combat contre l’esclavagisme et les libérations d’esclaves entreprises par son mouvement. Il a cité des exemples terrifiants d’asservissement et des violences et atteintes à la dignité humaine qui sont encore pratiquées. Ce qui m’a véritablement surpris, c’est qu’après son intervention, nul n’a repris, commenté ou démenti ce qui venait d’être dit. Les débats ont repris comme si de rien n’était, comme si tout ce qui venait d’être dénoncé n’existait pas où ne méritait pas que l’on s’y arrête. J’ai donc voulu en avoir le coeur net et aller voir sur place pour vérifier la véracité de ce que cet homme avait décrit.
Ce travail documentaire allait transformer mon regard empli de clichés sur les Touaregs, nourris d’images et de lectures. Peuple à la fois chargé de la majesté du désert, de sa dramatique beauté, de son âpreté, de son étrangeté. Peuple aussi révéré par des figures, Lyautey, Charles de Foucauld, qui en ont révélé la noblesse et la capacité guerrière... Peuple aussi célébré par la littérature, Le Clézio, d’autres. Beaucoup ne voient chez les Touaregs que cette majesté.
Dans le tournage, il fallait donner à voir un autre aspect de la réalité, car l’esclavage se voit. Même si ces clichés obscurcissent la vue de beaucoup. Nombre de voyageurs, de spécialistes même de ces contrées, se refusent à croire ce qui crève les yeux : ces gens asservis dont la vie se déroule dans un monde de castes. On naît libre ou esclave. Il me fallait filmer cela dans sa simple vérité, sans y faire interférer mon propre commentaire. J’ai donc posé ma caméra et donné à voir ce qui se voit, permettant au spectateur de découvrir par le simple regard les uns et les autres, les esclaves et les hommes libres. Tout les différencie, les gestes et la position des corps. Il y a ceux qui s’abritent du soleil en restant à l’ombre et ceux qui marchent au soleil tête nue. Ceux qui se désaltèrent avec de l’eau fraîche et ceux qui vont la puiser au fond des trous. Ceux pour lesquels les troupeaux sont une richesse qu’ils admirent et ceux qui triment à les nourrir et les abreuver.
À la fin du séminaire de la Fidh, j’avais pris langue avec ce responsable de Timidria et l’avais suivi « sur les lieux du crime ». Il m’a fallu ensuite trois ans pour faire accepter mon projet, constituer l’équipe, préparer et effectuer le tournage, mettre tout cela en montage.
Projet - Comment constituez-vous vos équipes ?
Bernard Debord– Les équipes ne sont pas nombreuses : quatre ou cinq personnes, un producteur – intermédiaire entre le réalisateur et les diffuseurs – un chef opérateur (cameraman), un ingénieur du son, un interprète et un régisseur logistique. Pour filmer dans le désert durant plus de cinq semaines, il faut avoir bien repéré les lieux. Nous étions assistés d’une équipe locale, des chauffeurs, une cuisinière, un garde du corps, un assistant technique, et surtout un guide et un interprète. Ces derniers sont des éléments essentiels dans ce type de projet. L’interprète n’est pas seulement celui qui a la maîtrise de la langue, il est notre médiateur dans l’ensemble du travail et pour cela il doit avoir compris, le plus parfaitement possible, l’idée qui est la mienne. Pour voir la réalité que je cherchais, je devais aussi passer par ses yeux.
Pour constituer une équipe, je reprends souvent les mêmes personnes, en fonction de leur disponibilité. Je cherche à établir une connivence entre des personnes qui allient la compétence technique à une perception sensible du réel. Pour filmer dans le désert sur une longue durée, dans des conditions climatiques extrêmes (j’avais délibérément choisi la période la plus chaude, celle où s’exprime le plus crûment les différences de conditions sociales), il faut aussi une grande endurance et du courage. D’eux-mêmes, certains techniciens que j’avais contactés m’ont avoué que, même s’ils avaient les compétences techniques nécessaires, ils ne se sentaient physiquement pas de taille pour l’épreuve.
Une fois l’équipe rassemblée, le travail du réalisateur est d’anticiper au maximum. Quand il arrivera au montage, il sera face à la vérité nue de son travail, sans pouvoir revenir en arrière. Un documentaire dans le désert se prépare : il faut anticiper sur le possible, repérer les situations qui pourront se présenter, déterminer à l’avance comment on veut filmer.
Dans un documentaire comme celui-ci, j’ai d’abord identifié le porteur du sujet, une sorte de personnage principal dont on emboîte le pas. On entre dans la réalité de son monde. On cherche à ne pas y entrer en intrus, on doit se préparer patiemment, se faire connaître, passer beaucoup de temps avec ceux qui deviendront les personnages de notre film. Ainsi on se familiarise, on apparaît moins comme des étrangers. Parce que l’on connaît les rythmes quotidiens, les habitudes de chacun, les manières d’être... Cependant, dans certaines situations particulières, cette approche n’est pas possible. Par exemple, nous avons filmé la libération d’une petite esclave. L’action elle-même structure alors le récit. Évidemment, dans ce cas, il y a parfois interaction entre notre présence et l’action. L’équipe fait partie de ce qui est vécu. Parfois, cela permet de transformer la violence physique en contrainte simplement morale. La caméra, toute l’équipe de réalisation, devient une sorte de témoin public. Les agents de l’action sont contraints de suspendre ou limiter la violence qu’ils auraient pu, en d’autres circonstances, exercer. D’une certaine manière, la présence d’un tiers impose une limite. On pourrait dire qu’elle met de l’huile dans les rouages.
Projet - Dans cette vie d’équipe, quel est le rôle du réalisateur ?
Bernard Debord– Un documentaire représente une petite entreprise, en général temporaire. Elle se constitue en s’appuyant sur les ressources d’une chaîne de télévision. Le réalisateur est au point de rencontre de nombreuses contraintes : budgétaires, artistiques, techniques, relationnelles... À lui de trouver un équilibre, de vérifier qu’aucune ne l’emporte sur les autres. C’est lui qui a les rapports avec le producteur, qui fait l’interface entre celui-ci, les diffuseurs et l’équipe de réalisation. Il est aussi responsable du travail en amont : dans la durée, il faut faire les premiers repérages, porter le projet, définir les rôles en lien avec le producteur. Bref, harmoniser toutes les contraintes. Et puis, le travail ne s’achève pas non plus avec le tournage : il y a la phase importante du montage, où les choses se mettent en place, où l’oeuvre prend sa forme définitive.
Projet - Comment les réalisateurs sont-ils rémunérés ?
Bernard Debord – 90 % des réalisateurs sont des intermittents. Avec les producteurs, ils signent des contrats. Mais une part de leur rémunération, versée en droits d’auteur, n’entre pas dans le cadre d’un salaire. Souvent, le salaire est délimité par le temps de tournage et de montage. Il n’inclut pas les temps de préparation, de rédaction du projet ni tous les jours passés en production. Il y a donc un écart important entre la durée de travail et la rémunération. Au final, cela amène à un paradoxe : alors que je suis intermittent, je travaille quasiment à temps plein et, pour autant, je n’arrive pas toujours à faire dans l’année le nombre légal d’heures déclarées pour avoir droit aux Assedic, à savoir 507 heures.
Ce contrat de travail s’inscrit dans un rapport de forces avec le producteur : interviennent évidemment la notoriété du réalisateur, la diffusion escomptée du documentaire, et nombre d’autres paramètres. La négociation de la part des salaires, du nombre d’heures qui seront déclarées, et celle des droits d’auteur (qui pèse beaucoup moins en charges sociales pour le producteur) est un véritable marchandage.
Projet - N’y a-t-il pas contradiction entre la valeur culturelle et la valeur marchande ?
Bernard Debord – La création documentaire, de même que la plupart des œuvres audiovisuelles (à l’exception des programmes de divertissement de grande audience) et le spectacle vivant, peuvent difficilement être payés à leur juste valeur par le prix du billet du spectateur ou la redevance télé. Si la relation avec l’oeuvre n’était que marchande, la place de cinéma, de cirque, ou la redevance seraient hors de prix. Il est impossible de faire payer au spectateur le juste prix de l’oeuvre qu’il reçoit. En ce qui concerne le documentaire, le public intéressé est relativement étroit. Il n’y a plus guère de documentaire au cinéma, c’est trop cher à réaliser. Le public n’est pas assez large. Il faut donc pour que le système fonctionne, soit un large recours aux subventions, soit, à défaut, des « arrangements avec le système », en l’occurrence une fraude à un système remarquable, celui de l’aide à l’intermittence.
En France, les chaînes de télévision jouent une part importante dans la commande, mais n’assurent qu’une partie insuffisante du coût de production. Leur course à l’audience et aux profits publicitaires contribue à un nivellement par le bas. A l’arrivée, les producteurs sont pris entre le marteau et l’enclume : le niveau trop bas de la commande et le coût réel de la production les amènent à utiliser des moyens détournés, dont celui qui consiste à faire payer par les Assedic une partie du travail effectué par les techniciens et même une partie du personnel utilisé à plein temps. Le pire est que ces pratiques ne sont pas que le fait des producteurs mais aussi du service public et des chaînes privées cotées en Bourse. Les techniciens sont prisonniers de cette contrainte pour pouvoir simplement vivre de leur travail. Les mesures prises en 2003 ne s’attaquaient pas aux racines de ce mal, elles se contentaient de pénaliser ceux qui travaillent. Il n’empêche qu’à mon sens, il est illogique et même scandaleux, du fait de ces abus, de faire payer la culture, qui est un service pour tous au même titre que l’éducation, la police ou la santé, aux seuls partenaires sociaux, employeurs et salariés du privé, qui paient les cotisations de chômage. Le seul moyen de maintenir dans ce pays un niveau de production d’œuvres culturelles de qualité passe par un effort collectif, je souligne ce mot, à savoir de l’Etat. C’est la subvention, donc l’impôt. On voit ce que sont devenues les industries cinématographiques et les télévisions des pays où le libéralisme règne dans la production culturelle. Là, où la culture n’est qu’une marchandise, sa diversité s’étiole et sa qualité baisse.