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La réponse aux événements tragiques du 11 septembre dernier au World Trade Center et au Pentagone est encore en maturation. Tous les membres de la société civile ont une responsabilité dans la formulation des décisions politiques qui comportent une dimension morale et religieuse importante. Arrêtons nous quelques-uns des enjeux.
La lettre adressée au président Bush le 19 septembre par Mgr Joseph Fiorenza, président de la conférence épiscopale catholique des Etats-Unis est un point d’appui pour la réflexion : «Notre nation, en collaboration avec d’autres, a le droit moral et la grave obligation de défendre le bien commun contre des attaques terroristes (comme celles du 11 septembre) . En conséquence, nous soutenons les efforts de notre nation et de la communauté mondiale pour rechercher et demander des comptes- dans le respect du droit national et international – aux individus, groupes et gouvernements qui en sont responsables. Il revient à tout citoyen de reconnaître la menace commune et d’être prêt à faire les sacrifices appropriés pour soutenir l’effort de notre nation – un effort qui sera de longue haleine et aux multiples facettes -, afin d’y répondre d’une manière moralement responsable.»
Cet effort moral et responsable doit s’appuyer sur une juste compréhension du contexte qui a été l’occasion des attaques, sinon leur cause. Celui-ci comporte au moins trois dimensions, culturelle, économique et politique.
Sur le plan culturel, l’hypothèse très discutée de Samuel Huntington selon laquelle nous allons vers un «choc de civilisations» est l’explication la plus provocatrice et la plus simpliste. La politique mondiale de l’après guerre froide serait dominée par un choc de civilisations forgées par les traditions religieuses plutôt que par un conflit d’idéologies politiques ou de doctrines économiques. Ce diagnostic évoque le spectre d’un conflit religieux à l’échelle mondiale. Le pluralisme de la modernité occidentale ferait naître un malaise de l’identité personnelle, spécialement chez ceux qui vivent dans des cultures fondées sur la tradition. Les communautés religieuses aux contours les plus nets répondent à ce malaise en donnant davantage de forces aux identités personnelles. Mais de telles identités fortes et ayant la religion pour fondement renforcent les frontières entre groupes. Huntington prédit un futur où les conflits tireraient leur origine des rivalités entre civilisations et religions.
Même si les sociétés musulmanes ont été entraînées dans nombres de conflits récents; exclure l’outsider n’est de l’essence ni des normes islamiques, ni du comportement de la plupart des musulmans. Le monde islamique est lui-même relativement pluraliste dans son attitude vis-à-vis de l’Occident et de la démocratie. La majorité des musulmans est pacifique et ne correspond certainement pas à l’image stéréotypée de terroristes violents. Il y a des groupes importants de croyants religieux qui acceptent ce que leur a appris l’expérience de la valeur de la liberté religieuse et d’une conception ouverte de la cité. Ces communautés religieuses sont attachées à la paix, aux droits de l’homme et à une plus grande justice pour les individus et les groupes. Parmi ceux-ci on trouve beaucoup des musulmans du monde, qui voient dans ces valeurs le prolongement de leurs convictions de foi. La coopération de l’Occident et des chrétiens avec ces nombreux musulmans est essentielle pour construire la paix future. Comme le disait Jean-Paul II lors de sa visite en Syrie, le 5 mai 2001 : «Aujourd’hui, dans un monde de plus en plus complexe et interdépendant, nous avons besoin d’un nouvel esprit de dialogue et de coopération entre chrétiens et musulmans. Ensemble, nous reconnaissons le même Dieu unique et indivisible, créateur de tout ce qui existe. Ensemble, nous devons proclamer au monde que le nom du Dieu unique est un nom de paix et un appel urgent à la paix !»
En conséquence, les communautés religieuses qui construisent de hautes murailles entre elles-mêmes et les autres ne sont typiques ni du christianisme, ni de l’islam. Des frontières très nettes n’existent que pour les communautés de croyance que l’on peut qualifier de fondamentalistes. Une étude importante concluait que le fondamentalisme est caractérisé par des «réactions militantes, mobilisées et défensives face à la modernité» (1) que l’on peut trouver dans toutes les grandes religions et virtuellement toutes les régions du monde : dans des groupes tels que la «Majorité morale» et la «Coalition chrétienne» aux Etats-Unis, le Gush Emunim et Kash en Israël et le Parti des Peuples indiens au pouvoir en Inde (BJP) ; et donc pas seulement dans des groupes islamistes comme le Hamas, le Hezbollah, ou le réseau de Osama ben Laden, Al-Qaeda. Le fondamentalisme n’est pas au fondement de toute conviction religieuse forte. D’ailleurs, beaucoup de communautés religieuses parmi les plus ferventes sont profondément impliquées dans le combat pour les droits de l’homme et pour la paix. Nombreuses d’entre elles ont rappelé deux autres dimensions du contexte des attaques du 11 septembre, l’économie et la politique.
En ce qui concerne l’économie, la colère devant la pauvreté du monde en développement se change aisément en ressentiment et même en haine à l’égard de ceux qui tirent aujourd’hui les ficelles de la mondialisation. Si l’Occident n’est pas disposé à faire un pas important pour atténuer les disparités énormes entre les riches et les pauvres de la planète, la conclusion que sa culture est matérialiste et auto-centrée sera inévitable. Ce terreau est excellent pour nourrir le ressentiment et inviter à lancer des attaques terroristes sous le drapeau vert de l’islam. En accueillant le nouvel ambassadeur américain au Saint-Siège juste quatre jours après l’attaque, le Pape a rappelé que l’une des clés pour surmonter la tentation terroriste est de s’attaquer à la misère économique. Répondre aux attaques du 11 septembre doit avoir pour visée le bien commun non seulement des Etats-Unis et de l’Europe, mais du monde, spécialement le bien de ceux qui sont privés des ressources économiques minimales.
Sur le plan politique, le gouvernement américain a dit qu’il aspire à assécher le marais d’où proviennent les terroristes. L’action militaire pour neutraliser les auteurs de la terreur déployée au World Trade Center est sûrement juste. Mais elle ne peut être conduite légitimement qu’en respectant certaines conditions morales. Mgr Fiorenza l’a dit explicitement: «Nous devons prendre en compte la nature unique de cette nouvelle sorte de menace terroriste ; en même temps, toute réponse militaire doit être en accord avec des principes moraux fondamentaux, notamment les normes de la tradition de la guerre juste, et en particulier la probabilité du succès, l’immunité des civils et la proportionnalité. Notre nation doit garantir que les décisions politiques et militaires de notre nation obéiront au devoir de protéger les vies humaines innocentes.»
Chacun des critères de la théorie classique de la guerre juste doit s’appliquer aux réponses politiques et militaires. « L’espoir du succès » invite à nous méfier de toute stratégie qui pourrait embraser la colère du monde musulman et des pays les plus pauvres et ainsi faire germer les nouvelles recrues des réseaux terroristes. Par « immunité des civils », il faut entendre que des personnes innocentes ne peuvent être les cibles directes d’une quelconque réponse militaire. Les orphelins de parents innocents peuvent devenir les recrues d’organisations terroristes. La proportionnalité signifie que le mal qui résulte de l’usage de la force ne doit pas être plus important que le mal déjà accompli ou à venir. Ce critère, en particulier, doit nous mettre en garde contre toute stratégie qui fermerait les routes de la paix future.
Un jugement prudent, alliant grande sagesse politique et engagement moral, doit guider l’application de ces principes. Assécher les marais de la terreur demande une stratégie plus subtile que des attaques militaires sur des camps d’entraînement terroriste ou sur des pays qui les soutiennent. L’action militaire proportionnée et menée avec discernement doit s’accompagner d’un changement plus fondamental de politique pour sérieusement éradiquer la racine économique et politique des attaques. Ce dont nous n’avons pas besoin est précisément d’une réponse purement militaire à ce qui est perçu comme un conflit avec ceux qui haïssent la liberté. Une telle stratégie nous rapprocherait d’un réel choc de civilisations, face auquel la souffrance des victimes de New York et de Washington ne pèserait pas lourd.
De plus, ce contexte invite les Etats Unis à de nouvelles initiatives politiques au Proche-Orient. Le Pape a affirmé au nouvel ambassadeur américain au Saint Siège que «la violence tragique qui continue à frapper le Proche Orient» invite les Etats-Unis «à promouvoir un dialogue réaliste qui permettrait aux deux parties d’atteindre la sécurité, la justice et la paix, dans le plein respect des droits de l’homme et du droit international». Américains et Israéliens n’ont pas vraiment suivi ce conseil. Ils sont, par exemple, incapables de résoudre la question des camps de réfugiés où ont vécu trois générations de palestiniens, devenus vulnérables à la tentation de convertir leurs convictions profondes en étendard de guerre. Pour certains musulmans, résister à cette tentation est dur quand le Président des Etats-Unis utilise sans réfléchir le mot « croisade » pour caractériser la réponse américaine.
Les événements du 11 septembre amènent des défis de très grande ampleur. Certes, dans le long terme, faire face aux causes du terrorisme nécessite rien de moins qu’un mouvement en direction de ce que l’ancien Président Bush avait appelé, durant la guerre du Golfe, un nouvel « ordre du monde ». Très tôt au court de cette crise, l’actuel président Bush a déclaré que les nations du monde doivent être soit aux côtés des Etats-Unis, soit contre eux. Cette polarisation risque d’accentuer l’image selon laquelle les Etats-Unis veulent utiliser cette crise pour accroître leur influence culturelle, économique et politique. Critiquant implicitement le « pour ou contre nous », le Secrétaire Général des Nations Unies, Kofi Annan a rappelé que seules les Nations Unies sont à même de contrer le terrorisme grâce à ses forums qui permettent de construire des coalitions, à ses conventions légales sur l’extradition, sur les poursuites judiciaires, le blanchiment de l’argent, et à ses programmes de développement pour faire face à la pauvreté, au déficit d’éducation ou aux épidémies. Heureusement, les Etats-Unis ont commencé à répondre à introduire aux Nations Unies une résolution anti-terroriste très sévère par le biais du Conseil de Sécurité et à appeler à un effort de coopération mondiale par celui de l’Assemblée Générale. Seule une réponse multilatérale, avec une légitimité globale, peut réussir. Pour cela, les initiatives américaines doivent s’inscrire dans un processus essentiellement multilatéral. Aucune nation, quelle que soit sa force, peut seule faire face aux menaces actuelles. La force de la détermination des Etats Unis à s’engager dans une approche vraiment multilatérale conditionnera la capacité de sa politique à réduire le désordre d’un monde capable de faire naître autant de peur, de violence et de terreur.