Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Les symboles sont de retour : non qu’ils aient auparavant totalement disparu, mais voilà qu’ils dominent largement sur la scène internationale. Depuis le 11 septembre, devenu date-événement, beaucoup ont commenté le «commencement» du XXIe siècle, bien des analystes et des stratèges ont tenté de revoir leurs schémas : comme si tout changeait et si rien n’était plus comme avant. D’une certaine manière cela est vrai, à condition de voir dans cette évolution non pas l’émergence de problèmes inédits mais l’occasion de dessiner de nouvelles perspectives en amont de la formulation de tout projet politique.
La charge symbolique des attaques terroristes fut puissante. Elle marque l’érosion de modes traditionnels de prise en charge d’un jeu d’affrontement ou de domination. La guerre froide, achevée dans le velours de 1990, opposait deux manières de voir le monde et sa transformation économique. Au travers d’un conflit réel, les adversaires avaient développé une intelligence des raisons et motivations d’agir de l’autre qui permettait anticipation et contre-proposition en réduisant l’aléatoire. Durant la décennie qui a suivi, libéralisme et contractualisme sont devenus des modes de gestion des relations internationales. Tous les acteurs en avaient plus ou moins appris les règles, certains à leurs dépens tandis que d’autres avaient été exclus du jeu. Ils avaient aussi établi une certaine intelligence, une compréhension des réactions de l’autre, de ses intérêts ou de ses ambitions. Dans ce cadre, la politique était devenue affaire de gestion.
Nous sommes entrés dans une ère de l’incertain. Aucun événement, ni l’effondrement du World Trade Center, ni les frappes en Afghanistan, ni le ballet diplomatique, ni les mouvements qui traversent les opinions ne sont porteurs d’une signification complètement pré-déterminée. Les Américains ont été pour la première fois atteints sur leur propre continent. Ils en sont encore au stade des questions : que signifie ce carnage ? D’où provient une telle haine ? Les services de renseignements ont-ils failli ? Quelle politique construire ? Des questions analogues traversent l’ensemble du monde arabe : la destruction massive démontre-t-elle la vulnérabilité des maîtres du monde et du pétrole ? Permettra-t-elle de résoudre les conflits des décennies antérieures, hérités des colonialismes et nationalismes du siècle passé, des féodalités plus anciennes ? L’Europe elle-même se trouve prise en tension et bousculée dans son identité. Forme-t-elle une unité réelle ou cohérente, celle d’une terre d’accueil et de passage ? N’est-elle pas le sujet récurrent de luttes d’influence, celle des grands pays sur les petits, les uns pouvant prendre part au grand jeu du monde, les autres cantonnés à un rôle de suiveurs ? La longue histoire de ses liens avec les pays arabes et asiatiques lui permet-elle de parler d’une voix différente ? L’Afrique, enfin, se découvre tiraillée entre des aspirations contradictoires, celle d’un développement moins inégal et la reformulation d’une différence vis-à-vis d’un Occident dont les pieds pourraient se révéler plus fragiles. Cette liste est encore bien incomplète.
Réfractée abondamment à travers les différents médias, cette force symbolique des événements devient patente Dans un temps très bref, les images et représentations traditionnelles du monde sont chahutées, et chacun prend conscience de la diversité des interprétations des mêmes événements, de leur relativité, de leurs interrelations : à New York, Riyad, en Cisjordanie, le même attentat, le même mouvement de troupes ou la même déclaration politique sont repris, commentés voire manipulés par les médias, et plus encore par les citoyens. Le contrôle de la presse ou toute recherche de régulation ne sauraient empêcheront ce libre jeu. Il s’enracine dans des cultures et des traditions, aujourd’hui confrontées les unes aux autres, quotidiennement.
Ce tournant est décisif. Il invite à envisager les événements en liant sa propre réflexion à la perception de ce que l’autre pense ». Pour en donner une image, Projet a choisi de reprendre trois éclairages enracinés dans trois continents : en Amérique, en Europe, en Afghanistan. Les voix auraient pu être choisies plus proches, l’effet eût sans doute été analogue, car il s’agit, finalement, toujours de la même démarche, d’une réflexion, qui, comme le dit Hannah Arendt, « s’avère politique même quand elle traite de choses qui n’ont rien à faire avec la politique ; car elle témoigne toujours de ce mode de pensée ‘élargi’ dont parle Kant, et qui est par excellence le mode politique ». Les événements de New York et Washington nous forcent, bien malgré nous, à abandonner une manière de réfléchir notre monde commun. S’ils résistent comme symbole, ils nous conduiront peut-être à poser les bases d’une nouvelle promesse, d’un monde davantage solidaire, équitable et pacifié.