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Dossier : La représentation en question

La grande remise en question des Petits frères des pauvres

Les Petits frères des pauvres luttent depuis 1946 contre l’isolement 
et la solitude des personnes âgées, prioritairement les plus démunies, en recréant des liens pour leur permettre de faire partie du monde qui les entoure. © Collectif Monalisa
Les Petits frères des pauvres luttent depuis 1946 contre l’isolement et la solitude des personnes âgées, prioritairement les plus démunies, en recréant des liens pour leur permettre de faire partie du monde qui les entoure. © Collectif Monalisa

En 2004, l’association des Petits frères des pauvres s’est emparée de la question de la représentation. Objectif : prendre réellement en considération l’ensemble des acteurs, salariés, bénévoles et personnes âgées accompagnées. Une expérience contrastée et riche d’enseignements.


La réforme engagée par les Petits frères des pauvres (2004-2015) était motivée par la nécessité de remettre l’association en mouvement : alors que les besoins explosaient, les actions et les dons d’argent et de temps par les bénévoles, qui étaient stables depuis des années, s’engageaient dans une dangereuse spirale descendante.

Sans doute, ayant été à la manœuvre au départ de cette réforme, mon regard pourrait être partial. Mais n’y étant plus maintenant depuis quelques années, je pense avoir pris un certain recul, propice à une analyse plus distanciée. C’est sous l’angle de la représentation des parties prenantes que je vais tenter de revisiter cette histoire récente. J’entends ce mot de « représentation » dans ses deux sens : le regard que l’association porte sur ces parties prenantes, et le rôle qu’elle leur laisse jouer de façon informelle ou de manière instituée dans son organisation.

La première étape de la réforme se jouait autour de la représentation que l’association avait des personnes pour lesquelles elle agissait. Étaient-elles celles qui en avaient le plus besoin ? Qui étaient-elles ? Et quelle influence cette représentation avait-elle sur les décisions de l’association ? Jusque-là, les personnes que l’association accompagnait étaient pour la plupart orientées de manière « naturelle » par le réseau interne des acteurs : l’association accueillait simplement les personnes qui venaient vers elle. Et elle les accompagnait, souvent de manière exemplaire. Mais, au milieu de l’été 2003, le drame de la canicule ébranle l’opinion publique. Les Petits frères des pauvres sont eux-mêmes percutés par cette grande remise en question : leurs actions concernaient-elles celles et ceux étant le plus dans le besoin, et notamment ces invisibles qui étaient morts parce que personne n’avait pris soin d’eux ? Ce débat a mis en évidence la nécessité pour l’association de se laisser davantage interpeller, notamment par ses partenaires, de mieux diversifier ses capacités à appréhender les besoins des personnes les plus en difficulté afin de pouvoir les rejoindre (dès la fin de l’été 2003, le dispositif « Solitud’écoute » a ainsi été mis en place pour que les personnes âgées isolées « invisibles » puissent trouver au téléphone une écoute bienveillante).

Un projet associatif est élaboré pour la période 2004-2009 : « Ensemble, vers les plus pauvres ». L’enjeu est de mettre l’association en mouvement et de lancer des projets nouveaux qui répondent à cet appel : « Allez vers… » Au cours de cette période, l’association s’équipe d’outils nouveaux de gouvernance et de pilotage. Son organisation est articulée autour de trois missions sociales (accompagner, agir collectivement et témoigner-alerter), le secrétariat général devient une équipe d’animation du réseau et du projet associatif national.

Le nombre des lieux d’implantation explose en 2010 : 32 000 personnes sont aidées, contre environ 4 000 en 2004.

Cette première étape de réforme se traduisit par un véritable développement qui a transformé l’association. Jacques d’Acremont, le président de l’époque, nous posait sans cesse la question : est-ce que les moyens dont nous disposons sont réellement tous mis au service des personnes qui en ont le plus besoin, et du plus grand nombre d’entre elles ? Des équipes d’action sont nées dans de nombreux territoires et des projets nouveaux entendaient répondre à certaines situations spécifiques (personnes âgées vivant dans des quartiers sensibles, dans des foyers de travailleurs migrants, personnes incarcérées souffrant de maladie grave ou en fin de vie, etc.). Alors que, en 2004, environ 4 000 personnes étaient accompagnées, le nombre des lieux d’implantation explose puisqu’en 2010, 32 000 personnes étaient aidées, dont 9 500 étaient régulièrement accompagnées.

Voix des élus, voix des acteurs

Une deuxième étape s’est jouée autour de la représentation de la place et du rôle des bénévoles. Comment les considérait-on ? Inspiraient-ils le choix des actions que l’association devait mener ? Comment répartir les pouvoirs d’initiative et de décision entre ceux qui étaient élus dans les instances statutaires et ceux qui, dans leur diversité, étaient engagés partout sur les territoires ? Quel équilibre établir entre la représentation élective et une participation délibérative ?

Le doublement du nombre de bénévoles (passant de 4 500 en 2004 à 9 000 en 2010) obligeait l’association à se préoccuper d’eux en améliorant les conditions de leur engagement, et notamment la qualité de leur vie en équipe, tout en continuant d’animer son action vers les personnes qui en avaient le plus besoin.
Au cours de cette deuxième phase, concrétisée par le vote d’un deuxième projet associatif « Avec les plus pauvres, vivre la fraternité » (2010-2015), des initiatives ont été engagées pour mobiliser des citoyens dans le bénévolat, les accueillir et les intégrer (notamment en créant le Centre de formations interactives et l’application « Voisin-âge »).

Le projet associatif prévoyait d’organiser l’action à partir d’équipes de proximité « à taille humaine », composées de bénévoles responsables de leur projet d’action. Cette orientation, qui devait entraîner une révision des statuts, consistait à donner davantage d’autonomie, dans une logique de subsidiarité, aux équipes bénévoles agissant dans la proximité. Elle les invitait à fonder leur vie d’équipe sur des principes démocratiques et solidaires, en association de fait. Les débats se multipliaient entre bénévoles au sein des équipes locales, pour définir, organiser, mettre en œuvre et ajuster leur projet mais aussi pour se positionner sur les choix d’orientation au niveau d’une région et au niveau national.

La voix des acteurs de l’association a installé une tension de légitimité avec la représentation statutaire, incarnée par les bénévoles élus aux instances d’administration.

Grâce à un processus de coconstruction, ces débats d’acteurs (tant bénévoles que salariés), investis dans tout le réseau, ont pu trouver un débouché au niveau de l’association tout entière : dans l’élaboration même des orientations du projet associatif, puis dans les décisions de l’association au fil de l’eau. Naturellement, cette voix du réseau des acteurs de l’association rendue ainsi audible a installé une tension de légitimité avec la représentation statutaire, incarnée par les bénévoles élus aux instances d’administration. Les interpellations et propositions de décisions soumises aux instances étaient majoritairement issues de ces débats délibératifs. Et certains membres du conseil d’administration (CA) eurent le sentiment d’être réduits à une chambre d’enregistrement. De même, les instances représentatives du personnel (IRP) se posaient des questions.

La prédominance de légitimité des instances instituées, composées d’élus (aussi bien le CA que les IRP), privilégie les processus de reproduction : y accéder et espérer être élu requiert du temps pour s’imposer peu à peu dans toutes les strates de l’association et se faire accepter par un réseau d’influence. Sans le rééquilibrage par un contre-pouvoir délibératif, cette structure favorise le pouvoir des quelques personnes qui y siègent, souvent très longtemps. Une répartition équilibrée entre le rôle des instances élues, qui engagent la responsabilité de l’association, et celui des dispositifs participatifs de concertation, visant à interpeller les instances et inspirer leurs décisions, s’avérait donc cruciale pour doter l’association d’une gouvernance adaptée à son projet.

Mais la légitimité du processus consultatif du réseau d’acteurs eut du mal à être acceptée. Dès lors, la tension n’a pas été résolue, d’où l’élaboration d’un compromis par une réforme des statuts, laissant l’association entre deux eaux. D’un côté, on reconnaissait, dans un esprit de subsidiarité, les équipes locales comme le cœur de l’organisation territoriale (ce qui a permis d’accueillir dans l’association toutes les associations « amies des Petits frères ») et on instituait des dispositifs de concertation régionaux (les conférences de région), l’Assemblée générale étant ouverte à l’ensemble des bénévoles engagés. D’un autre côté, cependant, on maintenait un cadre qui renforçait la prédominance des instances représentatives : des « fraternités régionales » héritières des organisations passées étaient créées, éteignant l’influence des conférences de région, confisquant aux équipes locales une appellation qui y aurait retrouvé son sens initial et les aurait renforcées. Le CA est resté inchangé.

Le poids des références culturelles

Par ailleurs, la réforme des statuts entraînait une modification de la représentation que l’association avait de la place et du rôle de ses salariés. De quelles nouvelles compétences professionnelles avait-on besoin pour animer le projet ? Comment les ajuster aux compétences des bénévoles et des partenaires ? Quelle était la vision associative de l’organisation professionnelle, dans cette perspective ? Et qui la portait ?

La nouvelle posture et culture professionnelle des « permanents », appelés « coordinateurs de développement social » (CDS), devait consister à soutenir et développer les capacités des équipes bénévoles à décider, mener et vivre un projet vers et avec les plus isolés. Cela supposait des équipes de CDS les plus autonomes possible, dédiées au soutien de l’action sur un territoire et regroupant une partition de compétences utiles au projet associatif (développement associatif, social et territorial, animation, gérontologie sociale…).

Deux lignes s’affrontaient : la première inspirée par la culture d’entreprise dominante, la seconde prônant l’ouverture d’un chantier de réforme de la culture managériale.

En réalité, deux lignes s’affrontaient de manière souterraine : la première, inspirée par la culture d’entreprise dominante, innervait les modes de contrôle, de suivi et de prise de décision imposés par les autorités de tutelle. Cette culture trouvait des relais parmi les membres du CA (cadres ou anciens cadres dans de grandes entreprises ou institutions), mais elle était aussi soutenue par les syndicats et les IRP qui ont imposé dans l’association une forme de rapport de force inspirée de celle qui préside souvent dans les entreprises classiques. L’autre ligne prônait l’ouverture d’un vaste chantier de réforme des cultures professionnelles et managériales. Mais, pour aboutir, elle aurait demandé une alliance de gouvernance plus solide.

L’histoire de la réforme des Petits frères des pauvres est une réussite mettant en mouvement l’association vers les personnes âgées les plus démunies et ouvrant le chemin du développement territorial. Elle a aussi débouché sur ce qu’elle portait en elle, dès le début : une mobilisation nationale contre l’isolement des plus âgés (collectif Monalisa). Pour autant, son inachèvement a limité son impact.

Dès sa volonté initiale de se réformer, l’association a évolué en accueillant les forces extérieures qui venaient l’y aider : l’impératif du besoin, les appels au développement, la pression des autorités pour orienter la générosité du public vers des actions effectives, l’éclairage des partenaires, etc.

Sans ceux du dehors, des logiques institutionnelles et centripètes risquent d’absorber toute l’énergie des acteurs.

Sans ceux du dehors, des logiques institutionnelles et centripètes risquent d’absorber toute l’énergie des acteurs, les empêchant de se consacrer au projet de transformation sociale qu’ambitionnent les Petits frères des pauvres. Ce projet, on l’aura compris entre les lignes de la présente analyse, porte encore de nombreuses promesses.

La question qui a traversé toutes les étapes de cette aventure extraordinaire de réforme, et traversera sans doute encore celles à venir, pourrait se résumer ainsi : l’association des Petits frères des pauvres se considère-t-elle comme au service de la communauté de ses parties prenantes ou au service de la société ?

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1 réactions pour « La grande remise en question des Petits frères des pauvres »

Jean-Frédéric BOU
24 December 2020

Visiblement, la "remise en question" de Monsieur Serres de son propre bilan à la tête de l'association n'est pas sa première préoccupation. Son article est fort contestable...

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