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Dossier : L’école, laboratoire de fraternité ?

« L’adulte est un frère au milieu des jeunes »

Cour de récréation, Massy ©JSP69/Wikimedia commons
Cour de récréation, Massy ©JSP69/Wikimedia commons
Table ronde – À l’école, comment faire vivre la fraternité quand certains jeunes se replient sur leurs « tribus » ? Comment garder les décrocheurs ou faire face à la violence ? Deux pédagogues, l’un frère, l’autre prêtre, témoignent de leurs patientes expérimentations et invitent les adultes à incarner dès à présent cette fraternité.

Quels obstacles à la fraternité rencontrez-vous dans les institutions où vous vous trouvez ?

André-Pierre Gauthier – Le premier obstacle qui me vient à l’esprit, ce sont les contraintes techniques (emplois du temps compacts des jeunes et des adultes) et administratives (remplir quotidiennement le cahier de textes, le bulletin de notes numérique)… C’est un vrai obstacle au temps et à la sérénité de la rencontre entre adultes et avec les jeunes. Sans compter la succession des réformes et leur complexité. La dernière réforme du collège, pensée dans l’urgence, demande à être réalisée dans l’urgence. Ce rythme ne convient pas à la patience que demande l’enseignement et contribue à insécuriser les personnels enseignants, déjà bien mis à contribution par l’attention que requièrent les jeunes et l’accompagnement de certaines familles.

Toute l’histoire des traditions éducatives et scolaires de notre congrégation a consisté à mettre en mouvement des gens vers un projet de fraternité. Mais la fraternité n’est jamais acquise. Ce qui est passionnant dans l’école – publique ou catholique –, c’est d’entrer dans une construction progressive et patiente de la fraternité. Et je ne pense pas qu’elle soit moins honorée aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a un demi-siècle : elle reste un défi pour chaque rentrée scolaire, pour chaque enseignant.

Jean-Marie Petitclerc – Dans les relations entre élèves, la difficulté à bâtir la fraternité est liée, à mes yeux, à la culture de l’entre-soi. Chaque jeune est dans son réseau, sa tribu, et la cohabitation de ces tribus s’effectue parfois difficilement au sein de la classe.

En ce qui concerne la relation enseignants-élèves, la difficulté de certains enseignants à faire autorité engendre parfois un repli sur des conduites de pouvoir, des menaces, etc. La grande différence entre autorité et pouvoir, c’est qu’on reçoit le pouvoir de l’institution, alors que l’autorité nous est conférée par ceux auprès desquels on l’exerce. On « a » du pouvoir, on « fait » autorité. On se soumet à un pouvoir, alors qu’on obéit à une autorité.

Que signifie la fraternité dans le contexte scolaire, lieu de compétitivité, d’inégalités, où elle n’est pas « naturelle » ?

A.-P. Gauthier – L’école est d’abord le lieu de la transmission des savoirs. Il y a institution scolaire parce qu’il y a nécessité de transmettre. En faisant entrer un projet de fraternité à l’école, nos fondateurs – et aujourd’hui l’école catholique – réaffirment qu’en amont de cette transmission, il y a la construction nécessaire d’une relation, qui n’est pas donnée. Il s’agit de traverser les asymétries relationnelles (les « tribus »), pour créer de la rencontre et instaurer des relations plus symétriques.

J.-M. Petitclerc – Don Bosco invitait à « démolir cette fatale barrière de méfiance » pour construire la relation. La fraternité suppose le respect de l’autre. Aujourd’hui, si l’on écoute des adultes, ce qui semble les gêner le plus, c’est le manque de respect des jeunes à leur égard. Et ce qui gêne le plus les jeunes, c’est le manque de respect des adultes à leur égard ! Que cette valeur de respect soit partagée par tous me paraît rassurant. Mais les codes avec lesquels les uns et les autres manifestent le respect ne sont plus partagés. Par exemple, pour les jeunes, la casquette est un signe d’appartenance à la tribu jeune. Pour les adultes, elle est un signe d’impolitesse.

L’autre évolution que je vois concerne la transmission. S’il s’agit de transmettre, c’est pour que les élèves inventent et non pour qu’ils copient. Quand un professeur enseigne les grands auteurs, ce n’est pas pour les copier, mais pour que les jeunes soient capables de mettre des mots sur leur ressenti et d’écrire. L’enseignant est à la fois un maître (il transmet le savoir) et un coach (il accompagne l’élève dans l’acquisition de ce savoir). Dans les années 1950, l’enseignant était 80 % maître et 20 % coach. Aujourd’hui, avec la multiplication des voies d’accès au savoir (via internet), l’enseignant est 20 % maître et 80 % coach. Il y a là une véritable bascule. Le savoir consiste non pas à accumuler des connaissances, mais à les organiser. Mais avec internet, tout est nivelé : il y aura donc toujours besoin d’enseignants1. Cependant, la recomposition du métier peut constituer un obstacle à l’instauration d’un climat serein de fraternité.

Quelle place est faite à la fraternité dans la pédagogie des fondateurs de vos ordres religieux ? Comment cela se traduit-il dans vos pratiques éducatives ?

A.-P. Gauthier – Quand les réformes insistent aujourd’hui sur l’accompagnement personnalisé du jeune ou sur l’individuation de la transmission des savoirs, nous retrouvons les intuitions premières de nos fondateurs. Jean-Baptiste de La Salle et Don Bosco étaient des pragmatiques : l’objectif n’est pas de faire venir les jeunes à l’école, mais qu’ils y restent. Pour qu’ils restent, il faut que l’on s’intéresse à eux et qu’ils apprennent quelque chose. Dans la tradition lasallienne, la classe est un lieu de vie sociale dans lequel on peut s’autoriser à ce que les enfants ne soient pas tous au même niveau et où les uns aident les autres, dans une sorte de mutualisation des compétences. Un aspect que les réformes pourraient nous permettre de redécouvrir. On est en train de retrouver la notion de groupe-classe comme lieu de relation et d’intégration à une vie sociale. Nous sommes en effet confrontés, aujourd’hui, dans nos classes de collège, à des « tribus » : d’un côté les garçons, de l’autre les filles, ici les jeunes de telle tradition culturelle, là ceux de telle autre. Le groupe-classe doit redevenir un lieu de mixité. Dans ma classe de 6e, les élèves ne travaillent pas sur les mêmes compétences au même moment. Ils ont des objectifs et, selon leurs appétences, ils travaillent sur de la grammaire, sur un texte, ou encore révisent leurs conjugaisons. Et tout cela se fait dans une sorte de joyeuse Babel.

Au-delà du respect de la différence, comment faire pour découvrir qu’il y a une complémentarité, que les uns peuvent soutenir les autres ? Comment faire vivre une fraternité qui est celle d’un commun qui se construit ou se découvre ?

A.-P. Gauthier – Nous y sommes aidés par les réformes antérieures, en particulier la loi de 2005 sur l’intégration des jeunes.

Une de mes élèves se déplace en fauteuil roulant. Très naturellement, les enfants vont se rendre disponibles. Il faut simplement que l’organisation de la classe leur donne l’occasion d’exprimer leur générosité.

Dans ma classe de latin, en 5e, les élèves travaillent et sont évalués en binôme. Dans chaque binôme, un élève fort est associé à un autre qui l’est un peu moins. L’évaluation se fait tout à fait différemment : quand un jeune en difficulté travaille avec un autre qui a plus de facilités, il est mis en situation de réussite. Tant mieux s’il obtient une bonne note.

J.-M. Petitclerc – La grande idée de Don Bosco était de fonder l’alliance, qui est la conjugaison de l’amour et de la loi. Dans l’alliance professeur-élèves, il s’agit que l’élève sente que le professeur est son allié dans l’acquisition des savoirs.

Don Bosco a réhabilité l’affectif dans la relation éducative, après la très grande rationalisation du siècle des Lumières. Si tant d’enseignants sont mis en difficulté par des comportements provocateurs et agressifs de la part des élèves, c’est que beaucoup ont été formés à la négation de la dimension affective dans la relation pédagogique. Or il y a de l’affectif : mieux vaut le reconnaître et chercher à le gérer.

Au Valdocco, nous gérons des centres qui accueillent des jeunes confiés par les services sociaux. Lors de l’entretien d’admission, nous essayons de repérer le moment où le décrochage a eu lieu. Beaucoup d’adolescents nous disent : « De toutes façons, ma maîtresse de CM2, elle m’aimait pas » ou : « En 6e, mon prof de maths m’aimait pas », alors que les professeurs disent : « Ça a décroché parce qu’à un moment les apprentissages cognitifs sont devenus difficiles. »

L’alliance est aussi celle des élèves entre eux. Je me souviens d’une expérience où j’avais réparti mes élèves en équipes de cinq. J’essayais de leur faire découvrir que les mathématiques étaient un jeu, que j’étais devenu fort en maths parce que je m’étais beaucoup amusé à ce jeu. Il y avait un circuit et quand un groupe tombait sur un exercice, il avait un temps donné pour le faire. J’interrogeais ensuite un enfant au hasard et son groupe était noté à partir de sa prestation. Ce qui devait arriver arriva : un jeune vint au tableau, qui ne savait pas grand-chose. Son équipe reçut une mauvaise note, alors que le meilleur de la classe en faisait partie. Celui-ci m’agresse verbalement : « Mais monsieur, je sais faire l’exercice, pourquoi vous me mettez 2 ? » « À quoi ça te sert de savoir faire l’exercice, si tu n’es pas capable de le transmettre ? » À quoi sert à un ingénieur d’inventer un procédé s’il n’est pas capable de le transmettre à ses techniciens ? À quoi sert à un littéraire d’écrire un bouquin s’il ne va pas le vendre en librairie ? La véritable utilité du savoir réside dans sa capacité à être transmis. Voilà pourquoi il faut faire découvrir aux jeunes que transmettre ce qu’ils savent fait partie de la dynamique.

« Il faut faire découvrir aux jeunes que transmettre ce qu’ils savent fait partie de la dynamique. » A.-P. Gauthier

Cette sensibilisation passe aussi par les parents. Quand je suis devant des parents, je leur dis : « Imaginez le bulletin de note de votre enfant ! 1er trimestre : 12 et 2e trimestre : 15. Et la moyenne de la classe, 1er trimestre : 11, et 2e trimestre : 9. J’espère que vous êtes capables de reprendre votre môme ! C’est scandaleux, lorsque l’on est capable d’élever sa propre moyenne de 12 à 15 de participer à un groupe dont la moyenne s’effondre de 11 à 9 ! » L’enjeu est de faire prendre conscience aux jeunes de leur responsabilité par rapport au groupe-classe.

Comment réagissez-vous quand, dans vos classes, des jeunes commencent à décrocher ?

A.-P. Gauthier –Dans nos établissements, nous n’avons pas un grand nombre de décrocheurs, mais plutôt une quantité de jeunes en risque de décrochage. Ce que l’on essaie aujourd’hui, c’est de faire vivre des équipes, des communautés d’éducateurs, avec des regards complémentaires, pour déceler plus rapidement le jeune en voie de décrochage. C’est une école d’humilité et de fraternité, où un professeur peut être amené à se dire : cet élève-là, en ce moment, je ne suis pas en mesure de le rattraper. Dans ma matière, il n’est pas bon, il met le bazar. Mais dans l’équipe, qui va pouvoir le rattraper ? Le prof d’EPS, celui d’arts plastiques ? Cette prise en compte de l’enfant m’oblige, en tant qu’adulte, à relativiser mon regard, qui n’est plus celui de Dieu. Mon point de vue sur tel enfant doit être partagé avec d’autres. Cela n’empêche pas des décrochages, mais cela sauve certainement des jeunes en pré-décrochage.

Heureusement, les enseignants y sont plus attentifs. Depuis une dizaine d’années, nous voyons chez les nouveaux enseignants la valeur ajoutée de la formation – au sens du métier, du projet – que l’Enseignement catholique a mise en place, et nous sommes en train d’en récolter les fruits.

J.-M. Petitclerc – Personnellement, je conteste l’appellation « décrocheurs », qui fait porter toute la responsabilité sur l’élève. Si l’on peut parler de décrochage, cela intervient souvent au terme de tout un processus dans lequel l’institution à toute sa responsabilité.

A.-P. Gauthier – Et la famille également ! La complexité aujourd’hui est de repérer la multiplicité des lieux « décrochants ».

N’a-t-on pas tendance à faire du rattrapage ? À rajouter des heures de soutien, plutôt que de changer le système ?

A.-P. Gauthier – En effet, rajouter toujours des heures à un enfant en difficulté n’est certainement pas la seule voie pour contrer l’échec scolaire. Dans certains endroits, la solution serait plutôt de mettre deux enseignants dans une classe et de faire éclater la notion de classe statique. Commençons, comme enseignant, à accepter de ne plus être maître dans notre classe, de ne plus y être seul, d’y accueillir des collègues. Il s’agit d’une conversion d’ordre spirituel. Aujourd’hui, en tant qu’enseignant ou éducateur, nous ne pouvons pas réaliser notre métier sans une vie spirituelle, c’est-à-dire une capacité à faire silence pour voir où se trouve l’intérêt du jeune. C’est une conversion de tous les jours, dans une école qui est encore taillée sur mesure pour les adultes plus que pour les jeunes.

La pédagogie salésienne fonctionne à partir d’un triptyque : la famille, l’école, la cité. Or l’école exclut souvent les deux autres…

J.-M. Petitclerc – Le dialogue parents-enseignants s’effectue sur un fond d’histoire scolaire et de rapport à l’école. Un parent qui a connu la réussite scolaire verra dans l’enseignant quelqu’un qui est là pour aider son enfant. Mais un ancien « mauvais élève » ? Il n’était pas plus bête que ses copains, mais à cause de certains professeurs, il n’a finalement rien réussi. Quelle image projettera-t-il sur l’enseignant ? Il va vouloir protéger son enfant, pour qu’il ne revive pas ce que lui-même a vécu ! Les professeurs sont en général d’anciens bons élèves qui s’imaginent que tous les parents voient en eux quelqu’un de bienveillant. Il est important de relire l’histoire scolaire des parents et de restaurer la confiance nécessaire. Aux réunions de parents, on retrouve souvent ceux que l’on n’avait pas besoin de voir, mais ceux que l’on aimerait voir sont absents.

A.-P. Gauthier – Dans l’enseignement catholique, aujourd’hui, le chef d’établissement (ou son adjoint) reçoit individuellement les parents qui demandent une inscription, pendant vingt à trente minutes (même si leur enfant n’est pas inscrit in fine). Cette rencontre n’est pas un entretien d’embauche : elle permet à la famille de comprendre le projet de l’établissement et d’y adhérer. Quand la famille adhère à un projet pour son enfant, peut-être est-elle moins marquée par sa propre histoire scolaire.

Aujourd’hui, les décrocheurs sont une minorité. L’enjeu est de s’occuper de cette minorité mais de rejoindre sur un projet pertinent la grande masse des élèves qui fréquentent nos établissements et qui sont des jeunes à problèmes non apparents. Comment permettre à ces jeunes, plutôt bien formatés pour le système scolaire, de se construire une histoire sensée ?

On parle d’une montée des violences entre élèves (humiliations, injures), comment la gère-t-on ? La réponse est-elle renvoyée aux surveillants ?

A.-P. Gauthier – Jusqu’à présent, dans un contexte relativement stable, nous appréhendions la diversité de façon volontairement positive, en pensant en faire quelque chose de structurant. Or on constate aujourd’hui que la diversité (des tempéraments, des histoires culturelles, des religions) commence à poser légitimement problème. Oui, la diversité reste le projet de l’homme et le projet de Dieu, à condition de s’inscrire dans une construction de cette diversité. Vivre la diversité n’est pas naturel, pas plus que vivre la fraternité.

J’observe, au collège en particulier, une multiplication de petits gestes entre jeunes (harcèlement, moqueries) qui peuvent être une manière de se comporter dans certains groupes-classes. Dans un établissement comme le nôtre, à Saint-Denis, où une grande majorité d’élèves sont issus de l’immigration maghrébine, si cela se passe le plus souvent très bien, nous commençons à voir des attitudes qui témoignent d’une négation pratique de la diversité, du côté de certains jeunes musulmans comme du côté de certains jeunes non musulmans. « Ce serait bien si on était entre nous. » La diversité devient difficile à vivre.

D’où l’importance d’insister sur la présence de l’enseignant à chacun des jeunes. L’intuition forte des Écoles chrétiennes, c’est que l’adulte est déjà un frère au milieu des jeunes. Ce qui suppose de se réapproprier des lieux qui ne nous sont plus naturels, des lieux que nous avons abandonnés et où les jeunes se retrouvent entre eux, où ils font communauté, voire communautarisme : la cantine, la cour de récréation, le foyer des élèves… Avant d’être sur une recherche catéchétique, liturgique, l’école catholique doit réinvestir l’école par le biais de la relation éducative. Et si, sur la cour de récréation, nous n’allons pas d’un groupe à l’autre pour faire le lien, si nous laissons se constituer une diversité d’inquiétude, des groupes fermés vont s’installer dans la durée, dans la distinction et la différence. Les notions de « diversité » et de « fraternité » sont à manier avec beaucoup de prudence, sans en faire des étendards. Sinon, on risque une grande déconvenue.

« La violence est la manière naturelle de régler un conflit, d’exprimer sa colère. Ce qui est le fruit de l’éducation, c’est la convivialité et la paix, la capacité d’établir une relation pacifique avec quelqu’un qui ne pense pas comme moi. » J.-M. Petitclerc

J.-M. Petitclerc – La violence est la manière naturelle de régler un conflit, d’exprimer sa colère. Ce qui est le fruit de l’éducation, c’est la convivialité et la paix, la capacité d’établir une relation pacifique avec quelqu’un qui ne pense pas comme moi. La diversité peut être source d’enrichissement si l’on est capable de réguler les conflits qu’elle peut générer.

Il revient aux adultes d’apprendre aux enfants à gérer leur frustration, à maîtriser leurs pulsions agressives pour qu’elles ne se transforment pas en violence, en leur apprenant d’autres modes de résolution des conflits : la médiation, la conciliation, l’arbitrage… Aux autorités italiennes qui disaient : « Ces jeunes développent des comportements monstrueux, enfermons-les ! », Don Bosco répondait à peu près : « La violence de ces jeunes est le signe de la faillite de notre accompagnement éducatif ». La présence de l’éducateur sur la cour de récréation est une des caractéristiques des maisons salésiennes. On ne peut pas concentrer sur un même espace 500 jeunes garçons et filles avec juste deux ou trois surveillants !

Les jeunes peuvent aussi jouer un grand rôle entre eux. Au Valdocco, nous formons beaucoup d’élèves médiateurs, car nombre de conflits échappent aux adultes. À l’Oratoire de Turin, Jean Bosco accueillait deux types de public : les jeunes apprentis, principalement des jeunes de la rue, et des jeunes collégiens venus plutôt de la campagne. À la suite d’une bataille de boules de neige qui dégénéra gravement, les salésiens demandèrent à Don Bosco de virer les leaders, mais il refusa : « Il faut qu’ils apprennent à vivre ensemble ! Dans la ville de demain, ils seront amenés à vivre ensemble, on ne peut donc pas en exclure certains. »

Quand je présente les trois valeurs de la République, je souligne qu’elles ne sont pas de même nature. La liberté et l’égalité sont de l’ordre du droit, la fraternité, elle, est de l’ordre du devoir. Si elle s’estompe, rapidement, les droits fondamentaux sont menacés. La citoyenneté est cet équilibre entre droits et devoirs. Pour bien des gens, se sentir frères avec ses voisins de résidence ne pose pas de problème, mais se sentir frères avec « ces gens au-delà du périphérique » ? Pour nous, chrétiens, nous nous référons à une filiation commune. Nous sommes appelées à vivre la fraternité non plus sous l’ordre du devoir mais sous l’ordre de la grâce. Il s’agit de donner du sens à cette exigence de fraternité, qui n’est pas évidente du tout ! Les jeunes lui préfèrent l’entre soi. Découvrir que la différence est source d’enrichissement suppose un travail de remise en cause, de confrontation de son point de vue. Cette éducation à la fraternité me paraît être une des principales missions de l’éducateur.

Dans vos écoles, en dehors de la cour de récréation, quels sont les lieux, les moments pour expérimenter ce vivre ensemble ?

A.-P. Gauthier – Aujourd’hui, dans un établissement scolaire, il y a de multiples occasions de créer des lieux de sens et de relecture du sens. Pendant le carême, arrêter les cours pendant deux heures pour qu’un intervenant (par exemple du CCFD-Terre Solidaire) explique la signification de l’opération « bol de riz » permet de faire un pas de géant dans l’accueil de la diversité. Nous donnons la parole aux élèves. Au retour des vacances, ma première heure de français est consacrée à ce que chacun raconte ce qu’il a vécu. Je suis toujours dans mon rôle de professeur de français, car ils font un travail à l’oral, et ce sont des moments très précieux, où chacun accepte d’écouter les autres : il y a mes vacances à moi, mais aussi celles de 29 copains qui ont peut-être vécu cela autrement et on prend le temps de se le dire. Nous essayons de les inscrire dans une histoire. Et parler à la première personne du singulier permet aux jeunes de faire un grand bout de chemin.

Avec les élèves de 6e comme ceux de Seconde, nous prenons un temps pour qu’ils visitent la communauté religieuse, qui réside dans l’établissement (c’est une des spécificités des Frères des écoles chrétiennes). Pour les musulmans comme pour les autres, un religieux, c’est important. Les jeunes repèrent très vite les frères. Même si nous ne sommes qu’un petit nombre, notre présence fait signe, bien au-delà des croyants.

Quel type de parole a été mis en œuvre à la suite des attentats de 2015 ?

A.-P. Gauthier – Après les attentats de janvier contre Charlie hebdo, nous n’étions pas prêts. Nous avons tous été sidérés et avons eu beaucoup de mal à instaurer un véritable dialogue avec les jeunes, en particulier certains jeunes musulmans, restés arc-boutés sur une espèce de répulsion par rapport aux journalistes de Charlie hebdo. Étonnamment, le Bataclan a créé une sorte de solidarité : nous n’avons eu aucune difficulté à faire respecter les minutes de silence. Cependant, certains lycéens de culture musulmane n’acceptaient pas que l’on mette en avant l’appartenance religieuse des terroristes. Dès lors, quel dialogue instaurer, au-delà de la condamnation unanime des événements ? En classe de Première, un dialogue fraternel a pu se nouer, car nous avons fait du chemin, eux et moi. Si certains refusaient au départ toute prise de parole, petit à petit, on a pu s’écouter et se dire que l’on comprenait nos arguments mutuels. Mais il ne faudrait surtout pas d’actes anti-musulmans dans les mois qui viennent, car nous pourrions être confrontés à une déferlante violente que nous ne saurions pas maîtriser.

Les attentats de 2015 ont-ils changé quelque chose à vos pratiques pédagogiques ?

A.-P. Gauthier – Nous n’avons pas encore suffisamment pris la mesure de ces enjeux. Nous sommes vraiment des profs : le cataclysme passé, nous revenons à Baudelaire et à nos équations !

Sur l’interreligieux, peut-on se contenter des heures d’histoire de culture des religions ? Nous avons du mal à entrer dans la vie des hommes et des femmes qui croient. À quoi ressemble le quotidien d’un jeune musulman ou d’un jeune chrétien ? Comment prie un musulman ? Comment un juif vit-il Kippour ? Comment un chrétien vit-il l’espérance ? Où trouve-t-on des adultes qui osent et prennent le temps de risquer une parole avec des jeunes ? Une réflexion a été lancée dans notre établissement pour repenser totalement notre approche pastorale.

J.-M. Petitclerc – Dans le réseau des écoles salésiennes, on a invité un professeur de Tunis pour réfléchir à la cohabitation entre musulmans et non-musulmans. Qu’est-ce qu’on permet ? Est-ce que les musulmans peuvent apporter leur tapis de prière, sachant qu’ils sont dans un établissement catholique que leur famille a choisi ? Nous avons une école salésienne au Maroc et une en Tunisie. Tous les élèves et les professeurs sont musulmans. Seuls le directeur et le directeur adjoint sont salésiens. On n’y parle pas de Jésus, mais de Don Bosco, oui. J’essaie de mettre en place des jumelages pour que nos écoles découvrent ces établissements que nous avons en terre musulmane.

« Nous sommes vraiment différents et ce n’est pas un frein à la fraternité. » A.-P. Gauthier

A.-P. Gauthier – Nos frères du Proche-Orient nous mettent en garde depuis une vingtaine d’années contre un interreligieux « bisounours » : cette idée qu’a priori l’autre est comme nous, que Mahomet ou Jésus, c’est un peu la même chose. Nous pouvons partir du factuel – c’est quoi se marier pour un musulman ? Pour un chrétien ? – pour accepter le fait que nous sommes vraiment différents et que ce n’est pas un frein à la fraternité. Je n’ai pas envie d’être musulman, mais je peux trouver que l’islam est une belle révélation. Quand nous arrivons à dire cela, nous pouvons construire de la fraternité. Sans un travail de clarification et de respect des identités, on risque de créer des radicalisations identitaires : des gens vont se redécouvrir chrétiens parce qu’ils ne voudront pas être musulmans.

J.-M. Petitclerc – On touche là au cœur de la fraternité, qui est une expérience de similitude et d’altérité. Dans la fratrie elle-même, où chacun est différent tout en étant issu du même amour. Comment faire prendre conscience à nos jeunes que la différence est source d’enrichissement ? Dans un groupe où tout le monde a les mêmes goûts littéraires, cinématographiques, culinaires, etc., on va s’ennuyer ! La richesse vient de ce que l’un va faire découvrir aux autres un film qu’ils ne connaissent pas.

A.-P. Gauthier – Les enseignants sont plus policés que les élèves, et les appartenances plus subtiles. Mais les premiers à être en difficulté vis-à-vis de l’altérité, ce sont parfois les adultes eux-mêmes ! Certains professeurs « vieux gaulois » dionysiens peuvent se sentir envahis, tandis que certains enseignants musulmans peuvent être dans la victimisation.

Notre premier travail de fraternité est de réinvestir l’équipe des adultes. Quand la cloche sonne et que les élèves se mettent en rang sur la cour de récré, comment nous voient-ils sortir de la salle des profs ? Est-ce qu’on a le sourire ? Est-ce qu’on se parle ? Est-ce qu’on se fait la bise ou se serre la main ? Ce qui est premier, c’est d’habiter notre humanité en présence des jeunes, être des adultes normaux qui se disent bonjour, qui parlent bien les uns des autres. Dans un second temps, qui n’est pas « secondaire », nous pourrons leur parler de Jésus.

Aujourd’hui, les frères ne sont qu’une dizaine, engagés professionnellement, avec 15 000 adultes, dans le réseau La Salle. Essayer, dans l’établissement où nous exerçons, d’être des ferments de fraternité, telle est la fécondité apostolique que nous souhaitons produire.

Propos recueillis par Bertrand Cassaigne et Aurore Chaillou à Saint-Denis, le 10 mars 2016.


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1 Cf. Michel Serres (entretien), « Numérique : on a encore plus besoin du professeur », Revue Projet, n°345, avril 2015 [NDLR].


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