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Des lignes de faille traversent l'économie mondiale

© Stuart Rankin
© Stuart Rankin
Si son livre sur la crise de 2008 a fait grand bruit outre Atlantique, il est resté un peu inaperçu en France. Voilà pourtant une voix qui pèse. Raghuram Rajan, ancien économiste en chef du FMI, voit l’économie mondiale menacée par des lignes de fracture. Voici, dans une version adaptée de l’introduction du livre, le diagnostic d’un libéral qui surprendra les libéraux.

L’effondrement financier de 2007 et la récession qui s'est ensuivie ont placé nombre d’économistes sur la défensive. Programmes d’information, magazines, experts, et même la reine d’Angleterre, tous posaient la même question : pourquoi ne l’avez-vous pas vu venir ? Or le problème n’est pas que nul n’ait prévenu des dangers, mais que ceux qui profitaient de la surchauffe de l’économie n’avaient que peu d’intérêt à prêter l’oreille à ces avertissements. La plupart du temps, les esprits critiques étaient ignorés, tels des Cassandre modernes. Je sais de quoi je parle : j’étais un de ces Cassandre.

Chaque année, les principaux banquiers centraux du monde se retrouvent trois jours à Jackson Hole (Wyoming, Étasts-Unis), en compagnie d’analystes du secteur privé, d’économistes et de journalistes financiers pour débattre. On m’avait demandé, en 2006, de faire une présentation, que j’intitulai : « Le développement de la finance a-t-il rendu le monde plus risqué ? » Voici comment le Wall Street Journal la résumait dans un article de 2009 : « M. Rajan montrait que ceux qui travaillent dans le secteur financier, poussés par un système d’incitations perverti, récoltaient de fortes récompenses s’ils gagnaient de l’argent, et n’étaient que légèrement pénalisés s’ils en perdaient. (…) Parce que les banques détenaient une partie des titres de créance qu’elles créaient sur leurs comptes, le système bancaire serait lui-même en danger si ces titres venaient à rencontrer des ennuis : les banques perdraient confiance les unes dans les autres. Le marché interbancaire gèlerait, et l’on pourrait bien alors avoir une véritable crise financière. Deux ans plus tard, c’est ce qui s’est passé. »

Prévoir cela à l’époque ne supposait pas un don de prémonition. Mais ce que je ne prévoyais pas, ce fut la réaction d’un public habituellement courtois. J’exagère à peine en disant que je me suis senti comme l’un des premiers chrétiens qui serait arrivé par erreur au beau milieu d’un congrès de lions à moitié morts de faim. J’ai quitté le podium très mal à l’aise... Tous ceux qui objectaient semblaient délibérément occulter ce qui se passait sous leurs yeux. J’en suis venu à penser que cette réaction n’était que la partie émergée de l’iceberg. Les vraies sources de la crise que nous avons vécue ne sont pas seulement plus larges, elles sont plus dissimulées. La tentation est forte de s’en tenir aux suspects les plus proches (banquiers avides, hauts fonctionnaires laxistes) pour leur faire porter l’entière responsabilité de la crise. Ce serait absoudre le reste d’entre nous. Il est tentant aussi de n’y voir qu’une crise de plus, similaire à toutes celles qui l’ont précédée. Mais alors, qu’est-il advenu des habituels mécanismes régulateurs ? De la discipline de marché ? De l’instinct privé d’autoconservation ?

Je reste convaincu que les principes fondamentaux de l’économie de marché sont sains mais, à mon sens, les lignes de faille qui ont précipité la crise sont bien systémiques. Ce qui est effrayant, c’est que chacun a agi rationnellement, suivant les incitations qui se présentaient à lui. En dépit de l’accumulation des preuves d’une dégradation de la situation, nous nous sommes tous accrochés à l’espoir que les choses s’arrangeraient : là résidait notre intérêt personnel. Les dirigeants jurent aujourd’hui que cela ne se reproduira « plus jamais » ! Mais ils se focalisent naturellement sur quelques boucs émissaires : il est plus difficile de changer le système. Et s’ils faisaient le tracé des lignes de faille, ils en trouveraient qui les traversent.

Les lignes de faille qui ont précipité la crise sont bien systémiques. Ce qui est effrayant, c’est que chacun a agi rationnellement, suivant les incitations qui se présentaient à lui.

Aux racines de la crise

À la fin des années 1990, un certain nombre de pays en développement, qui avaient l’habitude de se lancer périodiquement dans une débauche dépensière grâce à des emprunts étrangers, ont décidé d’entamer une cure sévère de désintoxication et d’épargner au lieu de dépenser. Par ailleurs, l’économie du Japon, la deuxième mondiale, était en train de sombrer. Le relais devait donc être pris par quelqu’un d’autre dans le monde, qui se mette à consommer ou à investir davantage pour éviter que l’économie mondiale ne ralentisse sévèrement. Or les larges surplus d’épargne des pays en développement et du Japon, auxquels devaient bientôt s’ajouter ceux de l’Allemagne et des pays pétroliers, étaient disponibles pour financer ces dépenses.

À la fin des années 1990, ce « quelqu’un d’autre », c’étaient les entreprises des pays industrialisés, en proie à une fièvre d’investissement. Malheureusement, ce boom (la bulle Internet), a explosé au début des années 2000, conduisant ces entreprises à réduire drastiquement leurs investissements. Pour contrer le ralentissement de l’économie américaine, la Réserve fédérale a alors redoublé d’activité, baissant fortement les taux d’intérêt. Une telle mesure donne généralement un coup de fouet à l’investissement des entreprises, mais celles-ci avaient déjà trop investi dans Internet. Les faibles taux d’intérêt poussèrent plutôt les ménages américains à acheter des maisons, entraînant un décollage des prix et une poussée des investissements dans le logement. Une part significative de la demande venait de nouveaux segments de la population. Malgré leur faible capacité d’emprunt, ils obtenaient désormais les prêts qui leur avaient été refusés jusqu’alors. Et la hausse persistante des prix des maisons donnait aux emprunteurs la possibilité de refinancer continuellement leur emprunt à des taux d’intérêt bas.

La masse d’argent offerte aux emprunteurs était originaire, en partie, de lointains investisseurs qui l’avaient gagnée en exportant vers les États-Unis, alimentant ainsi les habitudes consommatrices américaines. Mais une dentiste de Stuttgart peut-elle pourvoir des prêts hypothécaires à des emprunteurs subprime à Las Vegas, Nevada ? La dentiste allemande ne prête pas directement : il lui coûterait beaucoup trop cher d’examiner la capacité de crédit de l’emprunteur de Las Vegas, de se conformer à toutes les réglementations locales, de percevoir les paiements, et d’intervenir en cas de non-paiement.

C’est ici que le secteur financier américain intervint dans toute sa sophistication. La titrisation, en regroupant dans un même portefeuille ce prêt hypothécaire avec des prêts hypothécaires d’autres domaines, en réduisait le risque global. Les titres les plus risqués du portefeuille pouvaient ensuite être vendus à des investisseurs institutionnels ayant à la fois la capacité de les évaluer et le goût du risque, alors que les parties les plus sûres, notées AAA, étaient vendues à la dentiste étrangère, ou à sa banque.

Le secteur financier américain comblait ainsi les disparités entre des États-Unis sur-consommateurs et sur-stimulés, et le reste du monde sous-consommateur et sous-stimulé. Mais tout l’édifice reposait sur le marché immobilier. Les économies étrangères compensaient leur ralentissement en exportant au consommateur américain apparemment insatiable, tout en prêtant aux États-Unis l’argent nécessaire pour payer ces importations. Le monde se trouvait dans une position idéale, malheureusement intenable.

Car le filon finit par s’épuiser lorsque la Réserve fédérale releva les taux d’intérêt, coupant court à la hausse des prix des maisons. Les titres adossés à des prêts hypothécaires subprime se révélèrent adossés à des créances de bien moindre qualité qu’annoncé, et leur valeur s’effondra. La surprise fut générale. Les banquiers avaient financé l’achat de ces titres par des quantités énormes de dettes à court terme. Ces révélations semèrent la panique chez les créanciers, le système entier chancelait. Les économies du monde entier s’effondrèrent.

Ce scénario laisse nombre de questions irrésolues. Pourquoi le flot d’argent venu de l’extérieur des États-Unis a-t-il été utilisé pour financer les crédits subprime ? Pourquoi les États-Unis ont-ils été incapables de sortir de la récession de 2001 par l’exportation, contrairement à l’Allemagne et au Japon ? Pourquoi des pays plus pauvres, comme la Chine, financent-ils la consommation intenable de pays riches, comme les États-Unis ? Pourquoi la Réserve fédérale a-t-elle maintenu si longtemps des taux si bas ? Pourquoi les institutions financières ont-elles accordé des prêts à des personnes sans revenu, sans travail et sans capital ? Pourquoi les banques ont-elles gardé tant de titres risqués pour leur propre consommation alors qu’elles savaient ce qu’elles mettaient dedans ?

Toute explication unique serait trop simpliste. Aussi utiliserai-je la métaphore des « lignes de faille », des fissures de la croûte terrestre à l’endroit où deux plaques tectoniques entrent en contact et accumulent des tensions énormes.

Montée des inégalités et crédits faciles

La première ligne de faille réside dans la hausse des inégalités de revenu aux États-Unis, et dans la pression politique qu’elle a engendrée pour accorder des facilités de crédit. Pour chaque dollar d’augmentation réelle des revenus entre 1976 et 2007, 58 cents sont allés au 1 % des ménages les plus riches. Ceci s’explique par un certain nombre de facteurs. Le plus important, sans doute, est que le progrès technologique aux États-Unis requiert une population active de plus en plus qualifiée, alors que le système scolaire ne réussit pas à offrir le degré de qualification nécessaire à une part suffisante de la population.

Il est extrêmement difficile d’améliorer la qualité du système scolaire. Et il faudrait des années avant que le moindre changement ne porte quelque résultat. Les dirigeants ont donc cherché d’autres moyens, plus rapides, pour rassurer les électeurs : si le niveau de consommation des ménages de classe moyenne se maintient, s’ils peuvent s’offrir régulièrement une nouvelle voiture, voire, à l’occasion, des vacances un peu exotiques, ils feront moins attention à la stagnation de leur salaire. La réponse politique à la hausse des inégalités fut d’augmenter les crédits aux ménages. Aussi cynique que cela puisse paraître, le crédit a historiquement été un palliatif utilisé par les États incapables de répondre directement à l’anxiété de leur classe moyenne. Ainsi les États-Unis donnaient la possibilité aux ménages d’être propriétaires de leur maison – un élément clef du rêve américain. Le problème, lorsque l’argent facile, injecté par un État prodigue, entre en contact avec la logique de profit d’un secteur financier sophistiqué, concurrentiel et amoral, c’est qu’une ligne de faille se crée.

Le problème, lorsque l’argent facile, injecté par un État prodigue, entre en contact avec la logique de profit d’un secteur financier sophistiqué, concurrentiel et amoral, c’est qu’une ligne de faille se crée.

Les exportations, moteur de dépendance

Il y a des limites à la consommation alimentée par la dette, surtout dans un grand pays. La forte demande pour les biens de consommation et les services tend à faire monter les prix. La banque centrale, inquiète, relève alors les taux d’intérêt, bridant ainsi à la fois la capacité d’emprunt des ménages et leur désir de consommation. Mais, à la fin des années 1990 et dans les années 2000, une part conséquente de l’augmentation de la demande des ménages américains était prise en charge par d’autres pays, l’Allemagne, le Japon, et, de plus en plus, la Chine, qui fondaient leur croissance sur leurs exportations. La dépendance excessive de ces pays à l’égard du consommateur étranger constitue une sérieuse faiblesse de leur schéma de croissance, une deuxième ligne de faille.

Si l’économie globale est fragile, c’est que la faible demande intérieure des pays exportateurs rejette sur les autres la pression d’augmenter leurs dépenses. Les exportateurs ont trop de biens à écouler : ils ferment les yeux sur la montée de l’endettement des ménages, l’encourageant même activement. Or un niveau élevé d’endettement finit par brider la demande, menant à des réajustements dévastateurs à tous les niveaux. Tant que de grands pays comme l’Allemagne et le Japon seront structurellement incités à exporter, l’encouragement de la demande déferlera sur le globe à la recherche de pays plus laxistes, incités à dépenser jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus se le permettre.

Tant que de grands pays comme l’Allemagne et le Japon seront structurellement incités à exporter, l’encouragement de la demande déferlera sur le globe à la recherche de pays plus laxistes, incités à dépenser jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus se le permettre.

Pourquoi tant d’économies dépendent-elles de la consommation à l’étranger ? Elles ont fait le choix d’une croissance rapide, pour contrer les destructions de la seconde guerre mondiale ou leur pauvreté. Les États (et les banques) sont massivement intervenus dans ces économies pour créer des entreprises fortes et des exportateurs compétitifs. Si la concurrence mondiale limitait les effets délétères de l’intervention de l’État dans les secteurs d’exportation, aucune contrainte similaire n’a pesé sur les secteurs destinés à la production intérieure. Les banques, commerçants, restaurants et entreprises du bâtiment ont usé de leur influence sur les politiques pour limiter la concurrence domestique. Avec, comme résultat, une inefficience majeure de ces secteurs.

Ces économies se sont développées rapidement, mais lorsque leur avantage initial, à savoir les bas salaires, a disparu, que les exportations sont devenues plus difficiles, leur secteur intérieur a commencé à plomber sérieusement la croissance domestique. En période de récession, le réflexe naturel d’un État à qui l’on demande de stimuler l’économie est de favoriser les producteurs intérieurs, très influents mais inefficients. Or cela n’a quasiment aucun effet sur la croissance à long terme. Ces pays sont donc devenus dépendants de la demande extérieure pour sortir de leurs récessions.

La Chine, en passe de devenir la plus grande économie du monde, est partie pour s’engager dans une voie dangereusement similaire. Sans changements substantiels de sa politique, ce ne sera pas comme moteur, mais comme boulet de la croissance mondiale qu’elle rejoindra le groupe.

La collision des systèmes

Dans les systèmes financiers concurrentiels, comme aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’accent est mis sur la transparence et la facilité avec laquelle le système judicaire peut faire respecter les clauses contractuelles : les transactions commerciales ne dépendent pas des relations de proximité. Les financiers prennent confiance parce qu’ils peuvent obtenir des informations accessibles au public ; ils savent que leurs créances seront protégées et que les tribunaux pourront ordonner leur paiement. Ils sont ainsi disposés à détenir des créances à long terme et à financer directement l’utilisateur final au lieu de passer par des intermédiaires comme les banques. Cette description est évidemment caricaturale – la transparence était absente de la récente crise–, mais elle reflète les traits essentiels du système.

Les systèmes où l’intervention de l’État et des banques est importante sont bien différents. L’information financière publique est très limitée : l’État et les banques, qui dirigeaient le flux des financements pendant la période de croissance, n’avaient alors ni besoin ni envie de surveillance publique. Même si, dans la plupart de ces pays, l’État ne dirige plus les flux financiers, les banques jouent encore un rôle central, et les informations ne circulent qu’au sein d’un groupe d’initiés. L’application des contrats se fonde majoritairement sur les relations commerciales à long terme. L’emprunteur rembourse son créancier ou renégocie avec lui en toute bonne foi pour ne pas mettre en péril la relation. Les financiers extérieurs n’ont qu’un accès très limité au système : si les emprunteurs pouvaient faire jouer la concurrence entre deux créanciers, on ne pourrait plus faire appliquer aucun contrat.

Qu’arrive-t-il donc lorsqu’on demande à des investisseurs issus d’un pays doté d’un système de libre concurrence de financer l’investissement des entreprises dans un pays en développement doté d’un système de relations ? Ceux-ci minimisent les risques en ne proposant que des prêts à court terme, libellent les paiements en monnaie étrangère afin que leurs créances ne puissent être diminuées par une forte inflation intérieure ou par une dévaluation de la monnaie. Ils prêtent par le biais des banques locales que les dirigeants du pays seront obligés de soutenir pour éviter des dégâts économiques généralisés. Les investisseurs étrangers obtiennent ainsi une garantie implicite des États. Le problème en Asie du Sud-Est, au milieu des années 1990, était que l’investisseur étranger, protégé par de telles mesures, n’avait que peu d’intérêt à examiner la qualité des entreprises financées. Et les systèmes bancaires nationaux n’étaient guère en mesure de porter un jugement éclairé, surtout quand les emprunteurs investissaient dans des projets complexes fortement capitalistiques. De leur côté, les emprunteurs n’avaient aucune envie de poser des questions.

Dès que les projets financés par ce crédit mal dirigé commencèrent à ne pas atteindre leurs objectifs, les investisseurs furent prompts à retirer leur argent. Les pays qui s’appuyaient sur cet argent pour leurs investissements furent alors soumis à des booms et des effondrements cycliques, qui atteignirent leur paroxysme avec les crises de la fin des années 1990. Des crises à la fois dévastatrices et humiliantes : le produit national brut (PNB) indonésien subit une perte de 25 % en un an environ seulement. Alors que l’économie plongeait et que des millions de travailleurs se retrouvaient au chômage sans bénéficier d’aucune forme de protection, des révoltes raciales et un chaos politique ont secoué le pays. Fière de s’être libérée de ses maîtres coloniaux, ayant atteint une certaine indépendance économique, l’Indonésie dut se présenter la tête basse au Fonds monétaire international (FMI) pour demander un prêt. Elle fut contrainte de se soumettre à moult conditions. Certaines, dictées directement par les pays industrialisés pour favoriser leurs propres intérêts, exaspérèrent les Indonésiens qui y percevaient une perte de souveraineté.

Nombre de pays en développement décidèrent alors de ne plus jamais se mettre à la merci des marchés financiers internationaux. Plutôt que d’emprunter, dirigeants et entreprises choisirent d’abandonner de vastes projets d’investissement et la croissance par la dette. Certains décidèrent de doper leurs exportations en maintenant une monnaie sous-évaluée. En achetant de la monnaie étrangère pour maintenir leur taux de change au plus bas, ils se constituaient du même coup de larges réserves de devises étrangères, qui serviraient d’urgence si les créanciers étrangers cédaient à nouveau à la panique. D’importateurs nets, ils devinrent des exportateurs nets à la fois de biens et de capitaux, renforçant encore l’excès d’offre sur les marchés mondiaux.

Reprises sans emplois

Au début du nouveau millénaire, le monde s’enfonçait dans la récession, le fardeau de la stimulation de la croissance retombant sur les épaules des États-Unis. Mais alors même que le pays fournissait le stimulus nécessaire, la reprise ne s’est pas accompagnée de créations d’emplois. D’où, en raison de la faible durée des indemnisations chômage, une énorme pression politique pour continuer à soutenir l’économie, suscitant une autre ligne de faille.

Entre 1960 et 1991, les États-Unis récupéraient généralement rapidement des récessions. La durée moyenne pour l’économie, en partant du creux de la récession, à regagner ses niveaux de production était de moins de deux trimestres, et les emplois perdus étaient retrouvés en huit mois. Or, si le rétablissement de la production s’est effectué en trois trimestres en 1991 et en un seul trimestre en 2001, il a fallu 23 mois pour récupérer les emplois perdus lors de la récession de 1991, et 38 mois lors de celle de 2001.

Les États-Unis sont particulièrement mal préparés à des reprises sans créations d’emplois. Les allocations chômage s’arrêtent généralement au bout de six mois. Un travailleur au chômage risque aussi de ne plus avoir accès à une assurance maladie abordable. Des indemnisations de courte durée pouvaient sembler appropriées quand les reprises étaient rapides et les emplois abondants. La peur de voir son indemnisation arriver à échéance poussait peut-être les travailleurs à chercher du travail plus activement. Mais lorsque peu d’emplois sont créés, ce qui était une incitation positive devient source d’incertitude et d’anxiété – et pas seulement pour les chômeurs. Même ceux qui ont un emploi ont peur de le perdre, et de s’enfoncer.

En politique, la reprise se mesure à l’aune des emplois, pas à celle de la production, et les dirigeants sont prêts à continuer à stimuler l’économie, fiscalement et monétairement jusqu’à ce que des emplois soient à nouveau créés.

En politique, la reprise se mesure à l’aune des emplois, pas à celle de la production, et les dirigeants sont prêts à continuer à stimuler l’économie, fiscalement et monétairement jusqu’à ce que des emplois soient à nouveau créés. En théorie, une telle ligne de conduite reflète le meilleur de la démocratie. En pratique, la pression pour une action rapide fait que des politiques à long terme sont appliquées sous le sceau de l’urgence.

La politique monétaire américaine est le domaine réservé de la Réserve fédérale, qui affiche ostensiblement son indépendance. Mais il serait bien courageux, le président de la Fed qui défierait les dirigeants en remontant les taux d’intérêt avant que l’économie ne se remette à créer des emplois. Or de nombreux autres marchés sont sensibles à ses décisions. Les prix de biens comme le pétrole et les métaux, par exemple, ont alors tendance à augmenter. Et les investisseurs, dans un contexte de taux d’intérêt à court terme peu rémunérateurs, investissent dans tout ce qui semble offrir un placement satisfaisant, faisant ainsi augmenter les prix d’actifs comme les maisons, les actions et les obligations.

Le problème se redouble quand le secteur financier est enclin à prendre plus de risques. Entre 2003 et 2006, taux d’intérêt et soutiens au logement se sont conjugués pour créer un extraordinaire boom immobilier. La Fed a mis de l’huile sur le feu en essayant de rassurer l’économie, promettant que les taux resteraient bas pendant une période prolongée. Le coup de grâce vint en 2002 lorsqu’Alan Greenspan annonça que la Réserve fédérale, qu’il présidait, n’interviendrait pas pour percer la bulle des prix des actifs, mais agirait pour faciliter la transition vers une nouvelle expansion si les marchés implosaient. Si les marchés avaient besoin d’une autorisation pour dépasser les bornes, ils venaient de la recevoir !

Quand l’État rassure… un peu trop

Comment ces secousses se sont-elles combinées au sein du secteur financier américain pour le détruire presque entièrement ? Une quantité énorme d’argent, venu à la fois de l’étranger et des agences hypothécaires soutenues par l’État, s’est déversée dans le secteur du logement pour les individus à faible revenu. D’où une augmentation intenable des prix des logements, et une détérioration constante de la qualité des prêts hypothécaires accordés. De leur côté, les banques ont pris énormément de risques, achetant de larges quantités de titres de mauvaise qualité émises pour financer les prêts hypothécaires subprime, en empruntant même à très court terme pour financer ces achats.

Au début des années 2000, l’argent épargné par les pays en développement tournés vers l’exportation se dirigea vers les titres émis par les agences hypothécaires soutenues par l’État américain. Les investisseurs étrangers, à la recherche de sécurité, étaient persuadés que celui-ci soutiendrait ces agences. D’autres fonds, venus du secteur privé étranger, affluèrent vers les titres adossés aux prêts hypothécaires très bien notés. Crédules, les investisseurs comptaient sur les institutions d’un système concurrentiel. Ils faisaient confiance aux notes et aux prix émanant du système, sans réaliser que l’énorme quantité d’argent qui alimentait les crédits subprime avait corrompu les institutions.

Une des faiblesses du système concurrentiel est qu’il repose sur la justesse des prix, or les prix peuvent se retrouver sensiblement faussés quand il s’agit d’absorber une somme considérable de capitaux versée sans conditions. Cependant, la cause principale de la panique financière n’est pas tellement que les banques aient mis en portefeuille et distribué des titres adossés sur des subprimes de mauvaise qualité, mais qu’elles en aient gardé une bonne quantité pour elles-mêmes, finançant ces participations par de la dette à court terme.

Les montants conséquents avancés les yeux fermés par les investisseurs, et la forte implication de l’État dans le domaine du logement laissaient croire que les choses pourraient continuer ainsi. Et si la Fed acceptait de maintenir des conditions faciles sur une longue période, le risque d’une diminution du volume des crédits semblait éloigné : d’où une prise de risques exagérée. Si une banque qui s’expose à ces risques produit souvent des bénéfices au-dessus de la moyenne, il est tout aussi probable qu’elle produira des pertes dramatiques.

Du point de vue de la société, ces risques ne devraient pas être pris : leur coût, lorsqu’il se matérialise, est exorbitant. Malheureusement, la structure de l’incitation dans le système financier prédispose les banquiers à prendre ces risques. L’intervention, réelle ou projetée, de l’État ou de la banque centrale sur certains marchés est particulièrement néfaste quand elle pousse les nombreux acteurs du secteur financier à prendre les mêmes risques. Celui-ci est certes le principal responsable des risques qu’il prend. La liste de ses défauts est longue : incitations perverties, hybris (démesure), envie, confiance mal placée, comportements grégaires… Mais l’État l’a bien aidé, rendant ces risques plus attirants qu’ils ne l’étaient vraiment, empêchant la loi du marché de s’appliquer, poussant le marché à applaudir de tels comportements.

Il y a une incompatibilité fondamentale des buts du capitalisme et de ceux de la démocratie. Pourtant les deux vont de pair, car chaque système atténue les imperfections de l’autre.

Le problème principal du capitalisme, dans les démocraties modernes, a toujours été de savoir comment équilibrer le rôle de l’État et celui du marché. La source principale de fragilité est à mettre au compte de leur interaction. Dans une démocratie, l’État ne peut pas tolérer que des individus ordinaires deviennent les victimes collatérales de l’implacable déroulement de la logique du marché. Au nom de quoi, le système financier jouera sur le sens moral des dirigeants : l’attention qu’ils portent aux inégalités, au chômage, ou à la stabilité des banques du pays...

Il y a une incompatibilité fondamentale des buts du capitalisme et de ceux de la démocratie. Pourtant les deux vont de pair, car chaque système atténue les imperfections de l’autre. Les acteurs principaux, les dirigeants et les banquiers, ont été poussés par électoralisme et par souci de l’approbation du marché, à agir de sorte qu’ils menaient inexorablement à la crise.

Les défis qui nous attendent

Si une crise à ce point dévastatrice provient d’acteurs qui ont agi rationnellement, de leur point de vue, nous avons du pain sur la planche. Comment donner une chance réelle à ceux qui sont laissés pour compte aux États-Unis ? Doit-on créer un filet de sécurité plus solide pour protéger les ménages pendant les récessions ? Comment les grands pays à travers le monde peuvent-ils se sevrer de leur dépendance aux exportations ? Comment peuvent-ils développer leur secteur financier afin de répartir efficacement ressources et risques ? Et bien sûr, comment les États-Unis peuvent-ils réformer leur système financier pour éviter de ravager une fois de plus l’économie mondiale ?

Si une crise à ce point dévastatrice provient d’acteurs qui ont agi rationnellement, de leur point de vue, nous avons du pain sur la planche.

Un système financier vraiment sûr est un système qui ne prend pas de risques, qui ne finance pas l’innovation ni la croissance, qui n’aide pas à sortir les gens de la pauvreté, préserve un progrès continu et le statu quo. Mais, compte-tenu des défis énormes que le monde doit relever –changement climatique, vieillissement de la population, pauvreté…, le plus grand de tous les risques serait peut-être justement de se contenter d’un statu quo. L’idée n’est pas de revenir au « mauvais vieux temps », mais bien de façonner un monde de la finance innovant et dynamique, sans prise de risques excessifs ni comportements scandaleux.

Il n’y a pas de bonne économie sans bonne politique. L’erreur des économistes a été de croire qu’une fois instauré et développé, dans un pays, un solide cadre institutionnel, celui-ci quittait définitivement la catégorie des pays en développement. Or de grands déséquilibres, des inégalités, peuvent entraîner une lame de fond politique faisant fi de toute contrainte institutionnelle.

Il n’y a pas de remède miracle. Mais j’espère que mes réflexions seront à la fois moins simplistes et plus constructives que celles qui préconisent de passer les banquiers et leurs régulateurs au supplice des plumes et du goudron. Elles requièrent que les sociétés changent la façon dont elles vivent, dont elles croissent, dont elles font des choix. Le prix de l’inaction serait un chaos bien pire que celui que nous avons vécu récemment.

Cet article est une adaptation, par la rédaction de la Revue Projet et avec la collaboration de Jean-Charles Hourcade, de l’introduction de l’ouvrage de Raghuram Rajan, « Crise : au-delà de l’économie  », Éditions Le Pommier, 2013 [2010, trad. de l'anglais par Mirabelle Ordinaire], 496 p.

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