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Un monde juste est-il possible ? Contribution à une théorie de la justice globale

Alain Renaut Stock, 2013, 408 p., 22 €

Près de 900 millions de personnes n’ont pas aujourd’hui un accès régulier à l’eau potable. 2, 6 milliards sont sans accès à des latrines et 1,4 milliard de personnes vivent sous le seuil de pauvreté (fixé à 1,25 dollar par jour). Nous savons la réalité des inégalités et de la pauvreté à l’échelle mondiale, mais l’indignation vertueuse ne contribue pas à changer la donne. Alors quelle théorie de la justice préconiser en faveur de réels pas en avant ? C’est la question qui sous-tend l’ouvrage d’un philosophe soucieux d’une transformation effective de l’ordre du monde. Si l’on ne peut que partager son interrogation inquiète, les solutions qu’il avance – notamment le recours à la notion d’intérêt bien compris – méritent discussion.

Alain Renaut part d’un panorama de la situation mondiale en matière de pauvreté et d’inégalités. Il se fait l’écho des tentatives de mesurer le niveau de bien-être et de développement des pays, non seulement au sens de l’augmentation des richesses produites selon la mesure par le Pib, mais aussi en fonction d’autres indices comme l’indicateur de développement humain (IDH). Il expose ensuite le renouvellement des théories de la justice et du développement, autour de John Rawls et d’Amartya Sen, en philosophie politique et en économie.

Au cœur de son argumentation, Renaut présente la dialectique de la justice globale. Il commence par disqualifier deux débats qui contestent l’universalisme d’une telle justice : celui des « anti développementistes » (tels Serge Latouche et Majid Rahnema) et le débat sur les valeurs asiatiques du développement qui pourraient être promues hors d’un cadre démocratique (à Singapour avec Lee Kuan Yew). Renaut reprend en particulier la façon dont Amartya Sen défend le caractère universel des droits de l’homme. On pourrait aussi mobiliser à ce sujet la distinction faite par Michael Walzer entre morale fine (thin) et morale épaisse (thick)1 : s’il existe un cœur de valeurs universelles auxquelles les êtres humains de cultures différentes peuvent se reconnaître viscéralement attachés, ces valeurs sont toujours inscrites, incarnées dans des contextes diversifiés, où les personnes ne mettent pas forcément la même chose sous les mêmes termes. Il s’agit de laisser à chaque société le soin de débattre des significations partagées autour de ces valeurs, en opérant une critique sociale interne, celle-ci étant nourrie par la critique externe liée à la morale fine reconnue à travers les frontières.

Si la dénonciation du modèle singapourien apparaît très fondée, celle, féroce, à l’égard de Latouche et surtout de Rahnema mobilise des arguments surprenants. Accusés d’obscurantisme, ces universitaires incrimineraient le libéralisme issu des Lumières, dont la notion de développement durable serait un paradigme, leur refus du développement renvoyant à une conception fixiste de la culture et de la vie sociale traditionnelle. En réalité, pour Rahnema, une pauvreté conviviale va de pair avec la lutte contre la misère. Mais peut-être la façon dont l’auteur iranien visite toutes les grandes traditions religieuses pour y trouver des signes de cette richesse relationnelle, alliée à une frugalité de vie, hérisse-t-elle le philosophe de la Sorbonne ? Le titre même de l’ouvrage de Rahnema (Quand la misère chasse la pauvreté, 2008) est pourtant indicatif d’une approche qui ne légitime pas la misère.

L’auteur détaille ensuite ce qu’il nomme, dans un vocabulaire kantien, « l’antinomie de la justice globale », en tension entre l’approche dite « ressourciste » et celle par les capabilités. La première, présentée par Rawls dans sa Théorie de la justice (1971) et à sa suite par Charles Beitz et Thomas Pogge, est adossée à une conception du développement en termes de besoins humains. Elle justifie la nécessité de transferts matériels envers les citoyens et les États les plus pauvres. L’approche des capabilités, défendue par Amartya Sen, insiste sur la promotion de la capacité de choix des personnes.

Pour Renaut, l’approche ressourciste mise en avant par Rawls, à travers le principe de différence (« maximin ») concernant la distribution des biens premiers – dont les revenus et la richesse, aurait une teneur davantage éthique que politique. Elle serait liée à la fraternité vécue à l’échelle de la famille et qui pourrait ou devrait être étendue à une communauté politique. Mais Pogge va plus loin en préconisant l’élargissement du principe de différence à l’échelle des relations internationales et en plaidant pour un devoir négatif des riches vis-à-vis des États pauvres, les États riches étant largement responsables de l’établissement de structures internationales injustes. Cette position de Pogge repose, selon Renaut, sur un levier exclusivement éthique, l’indignation morale, qui n’a pas jusqu’ici entraîné de réformes institutionnelles et de transferts massifs des plus nantis vers les populations pauvres. La perspective normative déontologique kantienne se révélerait inopérante.

Dans un troisième temps, Alain Renaut cherche à résoudre ce qui serait selon lui l’antinomie de la justice globale, tendue entre souci de l’égalité et recherche de la liberté. À la solution attributive libertarienne (qui défend l’octroi à chaque individu d’une allocation universelle), il préfère la révision des conceptions du bien-être. Il en dégage des implications éthiques et politiques, en défendant notamment les propositions de Joseph Stiglitz pour un commerce juste à l’échelle mondiale et la nécessité de repenser les indicateurs de développement social. Sa reprise de Stiglitz demanderait à être approfondie dans la ligne des travaux qui valurent à ce dernier le prix Nobel : il ne suffit pas de changer les règles du jeu, il faut aussi s’assurer qu’elles seront respectées.

Enfin, l’auteur défend l’idée qu’il faut préférer la recherche de l’intérêt bien compris à l’approche déontologique kantienne et à l’approche « perfectionniste » (Aristote, Nussbaum). Cet intérêt bien compris est défini en référence à la perspective de Rawls – celle d’un contrat social comme « coopération pour un avantage mutuel ». Mais il n’est pas fait mention des problèmes d’une telle approche gagnant-gagnant qui peut faire le jeu d’intérêts à court terme et sacrifier ceux du long terme, voire ceux d’une majorité de la population. Les objections de Martha Nussbaum à l’encontre de la perspective contractualiste sont ignorées : les théoriciens du contrat envisagent des délibérations entre citoyens égaux en droit et rationnels sans envisager les rapports de force, la réalité du handicap et les droits de la nature. Il faut, pour la philosophe américaine, viser non pas seulement l’avantage mutuel mais le respect de la dignité intrinsèque de tous les êtres vivants. On regrette ici l’analyse bien rapide des thèses de Martha Nussbaum dont l’approche est considérée comme perfectionniste, essentialiste et paternaliste. Elle représente pourtant une alternative à la solution esquissée par Alain Renaut, permettant une prise en compte des enjeux écologiques complètement ignorés par le philosophe parisien.



1 Michael Walzer, Morale maximale, morale minimale, Bayard, 2004 [1994 pour la version en anglais].

Cécile Renouard
21 juin 2013
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