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Repenser la technique. Vers une technologie démocratique

Andrew Feenberg La Découverte/Mauss, 2004, 230 p., 20 euros

Andrew Feenberg est hanté par la question du contrôle démocratique de la sphère technique. Avec la génération 68, il avait contesté les conséquences des avancées techniques sur la vie, la société, la dignité humaine. Professeur à l’université Simon Fraser, au Canada, il a rendu compte de philosophies de la technique aussi opposées que celle de Marcuse et de Heidegger. Comme pionnier du e-learning et des forums de discussion, il a découvert le rôle de l’action humaine dans la détermination des options technologiques. Cet ouvrage introduit le lecteur aux multiples déplacements qu’a vécus son auteur dans sa vie militante, professionnelle et académique. Repenser la technique en présente une synthèse brillante en deux parties complémentaires.

Démocratiser la technique

Feenberg critique d’abord l’approche déterministe qui domine la philosophie de la technique et le sens commun pour proposer une conception inspirée des récents travaux de sociologie constructiviste qui analyse plus finement la dimension politique de l’action technique.

Ainsi, la conception technique n’est plus déterminée par un critère général tel que l’efficacité, mais par un processus social qui sélectionne entre les alternatives techniques selon une variété de critères, particuliers pour chaque cas. Le processus social ne se limite pas à la satisfaction de besoins humains « naturels », mais il inclut une définition culturelle de ces besoins et donc une appréhension des problèmes posés à la technique. Enfin, les institutions sociales bien loin de s’adapter aux « impératifs » de la base technique incarnent dans des choix techniques différents des visions sociales conflictuelles de la société moderne.

Feenberg analyse ensuite la légitimation technocratique pour mieux contester l’affirmation que tout progrès technique mènerait inévitablement à la technocratie. Certes, quand les lois et les accords verbaux deviennent insuffisants pour unifier une société complexe, la cohésion sociale dépend de plus en plus des prescriptions techniques. La technocratie consiste dans l’utilisation de délégations techniques pour conserver et légitimer un système de contrôle hiérarchique. Pourtant, les polémiques techniques, les dialogues innovants et les appropriations créatives sont devenus des dimensions incontournables de la vie politique contemporaine. Grâce à eux, les problèmes techniques sont soumis à des débats démocratiques généralisés, et ce sont eux qui définissent les grandes lignes « d’une évaluation de la technique » officielle.

Les maîtres des systèmes techniques, les dirigeants militaires et les chefs des grandes entreprises, les médecins et les ingénieurs, ont bien plus d’influence sur les modèles de la croissance urbaine, de la construction des logements, sur les systèmes de transports, le choix des innovations et sur nos pratiques de salariés, de patients ou de consommateurs que toutes les institutions représentatives réunies. L’autorité législatrice de la technique augmente à mesure qu’elle se fait de plus en plus envahissante. Les obstacles à la démocratie technique peuvent ainsi apparaître de plus en plus considérables.

Feenberg examine alors les manières concrètes de démocratiser les décisions en ce domaine. Il plaide en faveur d’une démocratie profonde qui combine la transformation des codes techniques par l’éducation et le contrôle électoral des institutions techniques. Plutôt que de promouvoir des contre-pouvoirs par l’action collective locale, comme le prône R. Sclove 1, la participation publique apparaîtra normale quand elle sera intégrée dans les procédures standard de l’invention technicienne.

La technique et le sens

Mais Feenberg ne se limite pas à l’approche pragmatique qui domine la philosophie de la technique nord-américaine Il rentre en dialogue avec la philosophie européenne. Habermas a repris l’analyse marcusienne de l’extension excessive des modes techniques de pensée et d’action. Mais paradoxalement, bien que sa célèbre thèse de la « colonisation » semble avoir germé au moins en partie de la critique de la technique de Marcuse, la technique elle-même sort du système théorique de Habermas pour ne plus y reparaître. Le dialogue démocratique limité à la vie politique par Habermas doit aussi s’appliquer à la base technique de la société. Nous avons besoin d’une méthode qui puisse rendre compte de ces opportunités, même si elles sont rares et si leur succès final n’est nullement assuré. De son côté,

la tradition heideggérienne pose la question du sens de la technique. Feenberg propose d’y répondre avec une théorie à deux niveaux : pour constituer des objets naturels en objets techniques, il faut les « instrumentaliser » c’est-à-dire les séparer artificiellement du contexte dans lequel ils apparaissent pour les intégrer dans un système. Mais à mesure que les éléments décontextualisés sont combinés, les intérêts et les valeurs des parties prenantes orientent les choix et assurent l’adéquation entre la technique et la société.

Feenberg retrouve ainsi le concept de concrétisation par lequel le philosophe français Gilbert Simondon 2 découvre des synergies possibles entre les fonctions que les techniques remplissent et les contraintes de leur environnement. La concrétisation implique l’adaptation réflexive des techniques à leur environnement social et naturel, adaptation multicritère qui dépasse de loin la simple croissance de la productivité. Dans cette optique, la technique ne sera pas un destin qu’il faut accepter ou rejeter, mais un défi à la créativité politique et sociale.

On le voit, ce livre est impressionnant par la double synthèse qu’il propose. Feenberg nous rappelle combien la technique est centrale de par l’ampleur des questions politiques et philosophiques qu’elle pose. Au niveau politique, la démocratisation des techniques sera décisive pour inventer une démocratie à l’échelle des enjeux posés par leurs développements. Au niveau philosophique, le débat sur la technique elle-même affronte le déficit de sens que développe notre société technologique.

On regrettera cependant qu’une trop grande polarisation sur le politique laisse en souffrance la question économique. Est-ce le fait que l’auteur tende à généraliser son expérience informatique, en particulier celle du web où la question de la gratuité se pose en marge d’un système développé par des Etats et financé par la publicité ? Est-ce plus généralement une difficulté propre aux débats sur la démocratie technique où le poids économique et idéologique de la démocratie libérale est trop souvent négligé ? De tels silences peuvent induire un retour du refoulé dont on perçoit déjà les symptômes dans le monopole de Microsoft ou la dangereuse concentration des semenciers qu’implique l’introduction des OGM


1 / Richard Sclove, Choix technologiques, choix de société, éd. Descartes, 2003.
2 / Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, éd. Aubier, 1958.

Bertrand Hériard Dubreuil
1er février 2005
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