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La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale

Béatrice Hibou La Découverte, 2012, 223 p., 17 €

Sans doute un « voyage au pays des merveilles bureaucratiques » (p. 156) est-il nécessaire, alors que ces dernières sont omniprésentes dans notre quotidien. Cet essai nous y introduit de plain pied à travers différents exemples : une infirmière dont le tiers du temps est consacré « à fournir des informations, à écrire et noircir du papier, à cocher et intégrer des données » (p. 9) ; les démarches contradictoires demandées à un chômeur pour effectuer un stage ; l’impossibilité de résilier un abonnement téléphonique suite à la perte d’un portable… La bureaucratie dont il est question ici a peu à voir avec le cliché d’institutions étatiques poussiéreuses : il s’agit d’« un ensemble de normes, de règles, de procédures et de formalités » englobant la société entière (p. 16). Cette définition ouverte est l’une des originalités du livre, qui entend, au-delà de la description du phénomène, contribuer à « la critique de l’exercice du pouvoir, des modes de gouvernements et des pratiques de domination et de liberté » (p. 18). Il rejoint et approfondit en cela les précédents travaux de Béatrice Hibou1, dans une approche d’économie politique alliant étroitement Max Weber et Michel Foucault. Une importante bibliographie – les notes représentent plus du dixième de l’ouvrage – est mobilisée, en appelant à l’anthropologie aussi bien qu’à la philosophie politique. Il n’en faut pas moins pour saisir ce phénomène éclaté, diffus et mouvant. La bureaucratisation, « monde d’ambiguïté et d’incomplétude » (p. 157), ne découle pas d’une intention ou d’une visée claires. Chaque fois, elle doit être précisément contextualisée afin d’en comprendre les tenants et les aboutissants, les multiples jeux d’acteurs, ainsi que la grande complexité. La certification Iso 9000, voire Iso 14 000 et Iso 26 000, exigée par les gouvernements occidentaux pour qu’une entreprise puisse répondre à un appel d’offres et à un marché public, en constitue un bon exemple.

La bureaucratisation contemporaine provient directement des conceptions, outils et pratiques du monde de l’entreprise. Les liens historiques entre capitalisme et bureaucratie, à rebours de la doxa néolibérale, sont très bien montrés. Béatrice Hibou cherche à en dégager les spécificités actuelles : segmentation des tâches, individualisation exacerbée, « prééminence des normes de management, règles issues de partenariats multiples entre public et privé, mesures disparates prises au nom du pragmatisme dans une démarche de rationalisation (…) qui entend montrer que le public peut et doit se comporter comme le privé, que l’un et l’autre doivent être gouvernés par les mêmes normes et les mêmes principes » (p. 91). Aussi la bureaucratisation néolibérale adopte-t-elle, quel que soit le domaine concerné, le langage très particulier « de la rationalité et de l’efficacité, déjà ancien mais renouvelé par celui de la gestion, du management, du résultat et du risque, de l’accountability et de l’audit » (p. 123). Elle procède aussi d’une mise en chiffres et d’une quantification du réel au travers de statistiques et d’agrégats de tous ordres, sur lesquels l’auteure revient à de nombreuses reprises en en montrant les artifices et la puissance performative2.

Des entreprises aux organisations internationales, les différents dispositifs bureaucratiques engendrent une puissante abstraction qui tend à réduire le travail, la vie en société et la politique à « des indicateurs, des déséquilibres économiques et financiers, des cibles, des objectifs, des balances et des courbes » (p. 127), qui font perdre le sens des actions entreprises et produisent, à travers une mise à distance croissante des réalités, de l’indifférence. L’aide publique au développement est emblématique de cette évolution, où « les injonctions de transparence se traduisent par un surcroît d’opacité voire d’ésotérisme » et où « l’on assiste à une véritable jungle bureaucratique remplie d’‘éléphants de papier’«  (pp. 90-91). Et, devant les échecs, « la réponse est à toujours plus de formalités » (p. 77), et non à un examen de fond. Suivant une logique similaire, « la lutte contre la contrefaçon se traduit par une fuite en avant de nouvelles normes et règles et non par une réflexion sur leur pertinence et leurs conséquences » (p. 181). Cette prolifération se comprend mieux si l’on voit les enjeux économiques qu’elle représente : la bureaucratisation constitue un véritable marché, en pleine expansion, dont vivent un nombre croissant de personnes – experts, consultants, managers, comptables en premier lieu.

D’une certaine manière, nous sommes tous des bureaucrates : l’envahissement normatif et procédural décrit par l’auteure ne peut se comprendre sans une participation généralisée. La bureaucratisation « se déploie à travers les acteurs qui en sont la cible et qui, consciemment ou non, sont parties prenantes de ce processus » (p. 141). Elle peut rencontrer certaines « attentes » comme la recherche de sécurité et la réduction des risques, l’aspiration à une certaine conformité, ou encore « une demande de justice et d’égalité : à travers le déploiement de nouvelles techniques, le néolibéralisme prétend être un art de gouverner qui s’oppose aux rentes de situation, promeut la transparence, favorise la mobilité sociale » (p. 146). Comme le montre l’auteure, la critique elle-même peut auto-alimenter le phénomène en revendiquant des normes nouvelles et meilleures. Certains y sont directement intéressés : dans l’enseignement supérieur français par exemple, « des chercheurs et des universitaires ambitieux prennent des fonctions administratives et contribuent ainsi à développer un dispositif qui leur donne du pouvoir en tant que gestionnaires de recherche, administrateurs d’université, membres d’agence ou de fondations » (p. 145). D’autres s’adaptent, jouent des normes, les réinterprètent. L’indétermination fondamentale du phénomène bureaucratique libère des marges de manœuvre, permet des négociations et des arrangements constants.

Analyser la bureaucratie comme « forme sociale de pouvoir » permet ainsi d’ouvrir de nombreuses pistes et d’indiquer des liens entre des manifestations à première vue disparates. Si elle s’emploie à multiplier les exemples, Béatrice Hibou passe parfois un peu vite à la théorisation et certaines démonstrations sont peu convaincantes. On a par ailleurs du mal à saisir la spécificité des contextes français, européens et internationaux évoqués tour à tour. Quoi qu’il en soit, cet essai établit remarquablement que la bureaucratisation contemporaine est « un espace de la pratique politique et un lieu d’énonciation du politique » (p. 188). Entre « grâce » et « calvaires » bureaucratiques, de nouvelles modalités de domination et processus d’exclusion prennent placent dans « un redéploiement du politique dont les contours sont précisément dessinés par cette nouvelle forme de gouvernement » (p. 189).

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1. Anatomie politique de la domination (2011) et La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie (2006) parus à La Découverte, et B. Hibou (dir.), La privatisation des États, Karthala, 1999.

2. Sur ce point, voir le dossier « Qui décide de ce qui compte ? », Revue Projet, n° 331, déc. 2012, pp. 2-67.

Jean Vettraino
6 mars 2013
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