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Film-Moneyocracy. The Rise of the United Corporations of America

Gerald Holubowicz et Jean Nicholas Guillo France, 2013, 90 min

« Avec tout le respect dû à la séparation des pouvoirs, la Cour suprême vient de renverser un siècle de droit », déclarait Barack Obama lors de son discours sur l’état de l’Union en janvier 2010. Quelques jours plus tôt, la plus haute instance du système judiciaire américain avait rendu l’arrêt Citizens United v. Federal Election Commission [FEC] : « De leur propre initiative, (…) les cinq juges conservateurs1 ont statué qu’il n’y avait pas de limite constitutionnelle aux dépenses engagées par les entreprises et les syndicats pour la diffusion de spots publicitaires prenant explicitement parti pour ou contre certains candidats2 ». C’est ce bouleversement juridique et politique, à la fois mal connu et contesté aux États-Unis mêmes (près de 60% des citoyens seraient contre), que ce documentaire explore avec clarté et précision.

À partir des élections présidentielles de novembre 2012, les plus onéreuses de l’histoire (six milliards de dollars y ont été engouffrés), le film interroge plus largement, à travers une série d’entretiens, le sens de l’arrêt Citizens United v. FEC, ainsi que le rôle de l’argent et des médias dans la démocratie états-unienne. La mise en perspective historique est particulièrement réussie. On comprend que le clivage entre républicains et démocrates n’est pas opérant ici : membres et personnalités politiques des deux partis dénoncent et se mobilisent contre cet arrêt (par exemple le groupe bipartisan « Represent us »). Barack Obama, quant à lui, a effectué un net revirement en mars 2012, se déclarant favorable aux comités d’action politique, les « Super PAC [Political Action Commitees] », qui ont émergé à la suite de l’arrêt et ne sont soumis à aucune limite de financement3.

Le débat se polarise sur la liberté d’expression, garantie par le premier amendement à la Constitution. Le raisonnement des cinq juges conservateurs de la Cour suprême est schématiquement le suivant : dépenser son argent équivaut à exprimer une opinion et la liberté d’expression ne peut être limitée au seul motif de l’égalité financière ; par ailleurs, il n’y a pas de raison d’interdire aux entreprises de s’exprimer. C’est pour cette assimilation des syndicats et de firmes à des individus que l’arrêt est le plus vivement contesté. Une autre objection essentielle concerne l’intégrité du débat politique : « Il ne s’agit pas seulement de mettre l’ensemble des candidats à égalité, comme des coureurs placés sur une même ligne de départ, mais d’établir les conditions optimales pour que les citoyens expriment par les urnes une décision informée4. »

Cet arrêt participe de fait à l’extension d’une sorte de « démocratie négative » : en 2012, 70% des publicités électorales étaient constituées d’attaques visant le candidat de l’autre camp, contre 10% en 2008. Cette évolution est favorisée par les chaînes de télévision pour qui la vente d’espace publicitaire est particulièrement lucrative : on a pu relever jusqu’à 164 de ces publicités par jour sur certaines chaînes… Une véritable guerre des messages, dont le documentaire montre plusieurs extraits, qui perd les électeurs et renforce l’abstention, l’une des principales faiblesses de la démocratie américaine5.

Plus que jamais, l’argent est le nerf de la politique états-unienne6. L’arrêt Citizens United v. FEC a encore renforcé l’influence des lobbies7, les diverses formes de corruption et la défiance des citoyens (plus de 80% estiment que les grandes firmes ont trop de pouvoir). Mais le documentaire souligne que ce type de financement concerne tout le système politique fédéral : les sénateurs, par exemple, consacreraient 30 à 70% de leur temps à la recherche de fonds. Les représentants du peuple finissent par ne plus représenter et entendre que l’infime partie des gens avec lesquels ils passent le plus de temps : ceux qui les financent. L’intérêt général tend à disparaître. Toute la difficulté étant : comment aller à l’encontre d’un système de financement qui vous a promu ? Et comment échapper à la règle : si vous n’êtes pas financé, vous ne serez pas entendu, donc pas élu ?

Comme Inside Job pour la financiarisation de l’économie, Moneyocracy démontre que l’évolution en cours n’a rien d’inéluctable : construite idéologiquement et juridiquement, elle peut être défaite. Au-delà de la campagne présidentielle, ce beau documentaire permet de réfléchir à certains des fondements de nos démocraties occidentales. Son actualité est plus vive aujourd’hui encore : le système de financement électoral continue de s’emballer, et une grande manifestation de protestation est prévue le 10 mai prochain aux États-Unis.

Pour aller plus loin :

Voir le site du film Moneyocracy

Voir le documentaire interactif Moneyocracy. Room 501C4 sur Lemonde.fr

Par les réalisateurs de Moneyocracy. Il plonge l’internaute au cœur d’une des organisations qui profitent de ces nouvelles dispositions constitutionnelles pour influencer le résultat des élections à grands coups de dollars.



1 La Cour suprême est composée de neuf juges, nommés à vie par le président avec l’accord du Sénat. Elle interprète les lois et vérifie leur constitutionalité.

2 Ronald Dworkin, « Une décision menaçante pour la démocratie. La Cour suprême et le financement des campagnes électorales », Le Débat, 2011, n° 163, p. 61.

3 Julien Beaulieu, « Les ‘Super PAC’ et la liberté d’expression aux États-Unis », www.faitsetcauses.com, 02/04/2012.

4 Ronald Dworkin, « Une décision menaçante pour la démocratie », art. cit., p. 64.

5 Jacques Portes, « Effets pervers de réformes démocratiques », Revue Projet, n° 279, mars 2004, p. 75.

6 Anne Deysine, « Argent et élections aux États-Unis : la campagne de 2012 », www.ifri.org, juin 2012, 27 p.

7 Edward B. Arroyo, « Les lobbies dans la démocratie », Revue Projet, n° 279, mars 2004, pp. 60-65.

Jean Vettraino
10 avril 2013
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