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Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.

L’engagement comme expérience L'engagement, souci de soi et souci du monde

Alexandra Bidet (dir.) et Carole Gayet-Viaud (dir.) Éditions de l’EHESS, 2023, 432 p., 28,80€.

On associe traditionnellement engagement et militantisme. Cet ouvrage sociologique invite à décloisonner cette notion. L’engagement, pensé à partir de l’expérience de l’individu, renouvelle la compréhension du rapport au politique.

Dans les discours communs, politiques ou scientifiques, l’engagement est omniprésent : dans le travail, le mariage, un parti… Il semble faire écho à la fidélité, la loyauté, l’identité et l’ascèse. Ce concept largement employé par la sociologie souffre néanmoins d’un manque de définition. Classiquement, il est confiné à « une série d’actes isolés – consistant à s’engager -, puis à un état – être engagé » (p. 17). Les intérêts y sont considérés comme objectifs, constants et externes aux individus. Le traitement de l’engagement relève alors de prédispositions, freins et déclencheurs à partir desquels les personnes agiraient. Malgré la diversité de milieux enquêtés, ces travaux entretiennent une même inclination pour les opinions et les compétences surtout des personnes supposées indifférentes au vivre ensemble. Cette approche dualiste, entre engagement et passivité, dissocie également valeurs et pratiques, et place en étalon le militantisme.

Il s’agit dans cet ouvrage d’étudier l’engagement à la fois comme passage à l’acte et temporalité longue.

Une tout autre proposition est celle de cet ouvrage. Il s’agit ici d’étudier l’engagement à la fois comme passage à l’acte et comme temporalité longue, au sein d’un continuum d’expériences. L’engagement est réinscrit dans un fil biographique et l’attention est portée sur les manières dont les personnes enquêtent sur leurs engagements, selon des temporalités et des épreuves qui leur sont propres. L’ouvrage insiste sur l’importance du temporel dans l’expérience et donc de sa prise en compte pour étudier l’engagement. Les contributions exposent une multiplicité de dimensions de l’engagement. Elles mettent en exergue la manière dont les engagements articulent les existences individuelles et collectives et se déploient dans des sphères, échelles et temporalités plurielles.

Précisément, l’ouvrage enjoint à puiser dans la philosophie pragmatiste de John Dewey (1859-1952). Ce philosophe états-unien est l’un des pères fondateurs du pragmatisme. Cette école de pensée prend l’expérience comme point de départ, l’attitude scientifique – l’enquête – comme moyen et la démocratie comme idéal (Madelrieux, La philosophie de John Dewey). Ainsi, l’expérience est l’ajustement d’un organisme à son milieu dans un flux continu d’interactions entre ces deux éléments. « Chaque expérience faite modifie celui qui agit et subit et cette modification, à son tour, affecte […] la qualité des expériences suivantes » (Dewey, Experience and Education, 1938).

Lors d’un trouble, l’enquête émerge de l’expérience et vise à le résoudre afin de restaurer les bonnes conditions de l’expérience. L’enquête est donc la transformation contrôlée d’une situation indéterminée en une situation déterminée. Chaque étape de l’enquête nécessite alors d’évaluer les informations trouvées en vue de la résolution du problème. Cela fait intervenir des valeurs, soit ce à quoi l’on tient et par quoi l’on tient (Dewey, La formation des valeurs), qui sont interconnectées aux intérêts, enquêtes et expériences.

L’engagement ne se fait pas en raison d’un intérêt préexistant : il est le fondement de l’intérêt.

Du concept au quotidien

Une première partie est dédiée à des « clarifications conceptuelles » sur l’engagement et ses enjeux. Tout d’abord, l’intérêt est considéré en tant qu’activité dont la valeur est reconnue ; il n’est donc pas extérieur à la personne. De plus, l’effort constitue l’engagement, mais l’engagement produit des efforts. En liant effort et intérêt au lieu de les opposer, les premiers chapitres permettent de comprendre que l’engagement ne se fait pas en raison d’un intérêt préexistant, mais qu’il est le fondement de l’intérêt.

Ensuite, sont distingués des traits communs aux engagements : un arrière-plan de confiance, des anticipations et des attentes inscrites dans un monde social. Il y aurait des engagements délibérés et des engagements non intentionnels, préréflexifs. L’engagement ne se limite donc pas à la sphère morale ! Pour autant, il ne faut pas simplifier sa texture sociale ; penser l’engagement en personne, pari de cet ouvrage, n’est pas une réduction individualiste. Au contraire, ce texte invite à prendre au sérieux les dimensions sociale et temporelle de l’engagement : par les habitudes (passé), l’imagination des possibles (futur), et l’inscription des habitudes et projets dans le présent.

La deuxième partie présente des enquêtes sur l’engagement dans l’espace public : activistes du droit au logement à Los Angeles, participantes et participantes au mouvement Nuit Debout à Paris, difficultés du secours à autrui en public en Chine, politisation conflictuelle des questions écologiques en France. L’engagement y est compris comme l’attachement à une façon typique d’agir qui se déploie dans la durée.

L’engagement est un processus de transformation et d’exploration de soi, mais aussi du « nous ».

En outre, les normes et la culture impactent l’engagement quant aux conséquences qu’il génère, mais aussi dans la réflexion qui préside sa mise en acte. Au sein d’une même mobilisation, l’engagement recouvre donc une diversité de temporalités et de significations pour les personnes mobilisées. Ces différences alimentent des divergences à propos du réel et affectent la politisation des objets d’engagement. L’engagement est donc une activité réflexive et un processus ouvert de transformation et d’exploration de soi, mais aussi du « nous ». Ainsi se composent des expérimentations de connexion entre individuel, social et politique. Cela amène à penser que tout engagement impliquerait un point de vue sur le monde tel qu’il devrait être, soit un rapport au politique.

Le livre aborde enfin des engagements générés dans et depuis les espaces domestiques et professionnels. On y trouve une conceptualisation de l’engagement doux : dans l’intime, individuel, issu de l’expérimentation personnelle ; ces témoignages revalorisent les petits gestes en tant que souci d’un vivre ensemble. D’ailleurs, l’ouvrage se termine par le récit d’une semaine de vie d’une famille sans-papiers au sein d’un hébergement social du Samu social de Paris. Cette ethnocomptabilité1 révèle des entremêlements d’engagements de différente nature qui cadrent les choix et se déploient à partir d’une morale ascétique. L’engagement y est défini comme une ligne de conduite active dont l’orientation se découvre au cours de l’expérience et est « une condition de possibilité de l’existence telle qu’elle s’impose et s’organise au présent ». Ces textes invitent à penser l’engagement en considérant « en même temps ce à quoi l’on tient, ce qui fait que l’on y tient et que l’on s’y tient ».

L’engagement : un processus

À l’issue de la lecture, l’engagement pragmatisé peut se définir comme acte et comme processus de transformation de soi et du monde ; c’est une manière de relier pratiquement son existence et le monde en enquêtant sur ce qui compte, ce qui est possible et souhaitable pour la cohabitation. Finalement, penser l’engagement en tant qu’expérience permet de replacer l’engagement dans un temps long, biographique, relevant de dynamiques plurielles exploratoires, plus ou moins réflexives, qui dévoilent diverses manières d’être au monde et de tenter de le changer.

La notion pragmatiste d’expérience enrichit ce concept en prenant les désirs, intérêts, valeurs et puissances d’agir non plus comme des causes de l’engagement, mais comme ses produits. L’engagement génère des expériences, mais il en est également une conséquence. De même, bien qu’intriqué dans des enquêtes et des évaluations, l’engagement fait lui-même l’objet de ces processus. Réfléchir en termes dynamiques plutôt que statiques offre une articulation féconde entre souci de soi et souci du monde. Ce faisant, l’engagement n’est plus l’apanage de certains, il n’est pas en crise, il est une activité distribuée qui se déroule dans toutes les sphères.

L’ouvrage porte ainsi un regard neuf sur un sujet classique. En considérant que tout engagement implique un souci du vivre, du ensemble, les textes réhabilitent le rapport au politique comme il est vécu par les personnes dans les diverses sphères de la société, et non simplement réduit à l’activité politique (vote, manifestation…). In fine, « étudier l’engagement comme expérience, c’est donc suivre la démocratie comme tâche à faire : non plus à la façon d’un idéal projeté, ou comme un simple ensemble d’échéances institutionnelles, mais comme la mise à l’épreuve continuelle, itérative, individuelle et collective, de croyances et d’habitudes d’action ».

1 L’ethnocomptabilité peut se définir comme suit : « Qu’est-ce qui compte dans la vie, vu depuis l’intérieur d’un groupe et de ses proches, individuellement et en commun ? » in Alain Cottereau et Mokhtar Mohatar Marzok, Une famille andalouse. Ethnocomptabilité d’une économie invisible, Bouchène, 2012.

Angèle Dequesne
31 mai 2024
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