Les hommes et le féminisme Faux amis, poseurs ou alliés ?
Francis Dupuis-Déri Textuel, 2023, 190 p., 17,90 €.La cause féministe rallie de plus en plus d’hommes dans les pays occidentaux. Pourtant, un décalage entre leurs intentions et les effets de leur présence dans les luttes se fait jour. Le politiste Francis Dupuis-Déri analyse leurs postures et débusque quelques chausse-trappes.
Certains se positionnent en « sauveur » des luttes féministes. D’autres, en « soutien logistique ». Les hommes proféministes adoptent diverses postures pour tenter d’être utiles à la cause. Le politiste québécois Francis Dupuis-Déri se propose d’appréhender la pensée et le parcours de ces hommes proféministes.
Il présente cet ouvrage comme une réflexion qui cherche à décortiquer les « tensions et paradoxes » d’une posture « nécessairement imparfaite ». L’auteur développe son propos en trois chapitres, revenant sur l’histoire des hommes proféministes, la construction de cette posture et ses impacts dans les luttes féministes.
Prenant pour postulat la pensée de Melissa Blais expliquant qu’« il existe un décalage bien réel entre les intentions des hommes proféministes et les effets de leurs présences dans une organisation féministe », l’auteur revient sur les différentes postures adoptées par les hommes souhaitant s’engager au sein des luttes féministes. Il différencie la posture d’allié, celle de complice ou encore celle d’auxiliaire. Dans la première, il voit un « sauveur » engagé « dans des organisations bien dotées en ressources […] en vue de [sa] propre reconnaissance ».
Le rôle de complice est selon lui davantage à l’écoute de l’autre et de sa cause afin de l’aider « en prenant des risques ». Il ajoute le rôle d’auxiliaire qui se place « en arrière, pour assurer de manière plus discrète le soutien logistique » sans obtenir de pouvoir décisionnel. En s’appuyant sur ces trois postures proféministes, il dénonce notamment les « tirs amis » de ces hommes qui perpétuent un rapport de domination en se positionnant comme sachant et décisionnaire au sein de ces luttes féministes, valorisant notamment les bonnes féministes face aux mauvaises, considérées comme radicales.
(Nouvelles) masculinités
L’auteur souhaite déconstruire « l’illusion que seuls les hommes blancs fortement éduqués d’Europe et d’Amérique du Nord seraient suffisamment civilisés pour appuyer l’émancipation des femmes ». Il étaye son propos par plusieurs exemples d’hommes proféministes présents « depuis des siècles » dans nos sociétés.
L’auteur mentionne notamment les parcours de Nicolas de Condorcet (1743-1794), du sociologue américain William E. B. du Bois (1868-1963) ou encore du poète et réalisateur américain Kalamu ya Salaam (né en 1947). Tous ont pris le parti de soutenir la lutte pour les droits des femmes sur différents enjeux.
L’auteur questionne également l’« éternel retour des “nouveaux hommes” ».1 Ce phénomène, notamment médiatique, se construit depuis la fin du XIXe siècle autour d’une dite « nouvelle masculinité » constituée de l’image d’hommes jouant avec les normes de genre dans leurs styles vestimentaires ou leurs pratiques. On retrouve notamment ces différents modèles dans les années 1960 (mode contre-culturelle des hippies), mais aussi chez des célébrités des années 1980 (Prince, David Bowie, etc.).
L’auteur souligne l’absence de réflexion des « nouveaux » hommes autour de leurs postures d’oppresseurs.
En décortiquant la construction de cette « nouvelle masculinité », l’auteur souligne l’absence de réflexion portée par ces « nouveaux » hommes autour de leurs postures d’oppresseurs. Karl Ponthieux Stern et Eli Bromley expliquent ainsi que « définir la masculinité sans tomber dans l’écueil classique de l’essentialiser est impossible, puisque la masculinité n’existe que par la domination de la féminité ».
Pour prendre le contre-pied de ces exemples, l’auteur partage les « initiatives masculines [qui cherchent à] aborder la socialisation masculine de manière autocritique ». L’une d’elles est notamment le développement des retraites ou réunions en non-mixité masculine organisées par plusieurs associations. Bien que ces groupes semblent mener à « des résultats intéressants », ces réflexions n’empêchent pas ces hommes « de continuer de bénéficier des avantages – et du pouvoir – d’être un homme dans une société misogyne ».
Ces démarches peuvent également être suspendues ou reniées « à tout moment », comme ce fut le cas pour Warren Farrel, Bertrand Russell ou encore Daniel Welzer Langet. Ces hommes proféministes ont finalement pris le parti de se retourner contre l’objet de leurs mobilisations. L’auteur évoque ainsi une « méfiance politique à l’égard des hommes proféministes ».
Pourquoi être féministe ?
L’auteur souligne que « malgré cette longue histoire de contradictions, d’échecs et même de trahisons, des hommes continuent de se dire féministes, et des féministes continuent d’espérer qu’il y en ait toujours plus ». Dupuis-Déri propose ainsi d’éclairer les cinq hypothèses qui mènent les hommes à un engagement proféministe tout en en présentant les limites.
La première hypothèse relaie les arguments avancés par les discours d’anti-féministes contre les hommes proféministes comme étant des hommes en « désordre d’identité sexuelle ou en décalage avec la masculinité conventionnelle » et « motivés par une haine de leur sexe ». Ces hommes proféministes incarneraient ainsi des masculinités « hybrides ».
La seconde hypothèse se construit autour d’une éthique égalitariste. Nombre d’hommes proféministes ont d’abord pris part à des luttes sociales menant ensuite à un engagement proféministe, puisque « le féminisme (est) l’une des multiples causes pour la justice sociale ».
L’auteur rappelle cependant que « tous les hommes progressistes ne sont pas proféministes » et qu’on constate également la présence, dans certains milieux de luttes sociales, d’une hiérarchisation des luttes menant à considérer la lutte féministe comme secondaire.
L’auteur considère que les liens d’affection avec des femmes seraient l’un des éléments moteurs d’un engagement proféministe. Michelle Perrot souligne ainsi qu’« il faut à un homme beaucoup d’abnégation, d’amour, de complicité » pour être proféministe. L’auteur modère également son propos en rappelant que « l’affection et la solidarité ne sont pas nécessairement synonymes de justice ni d’égalité ».
La lutte proféministe peut être une source d’avantages pour les hommes engagés, entraînant une forme d’opportunisme.
Reprenant les écrits de la philosophe Sandra Bartky, Dupuis-Déri souligne que la lutte proféministe peut être une source d’avantages pour les hommes engagés, entraînant une forme d’opportunisme chez certains. Un homme peut ainsi se dire « féministe » « lorsqu’il sent que le féminisme est de bon ton […] dans un champ professionnel précis ou sur le marché de la séduction ».
Enfin l’auteur souligne une cinquième hypothèse : celle de l’influence du féminisme sur le cheminement intellectuel et émotionnel des hommes. Ils passent ainsi du déni à l’écoute et parfois la compréhension de ces luttes. Mais ce processus reste « long et laborieux » pour les femmes « qui produisent des hommes proféministes, par leurs efforts et leurs luttes ».
L’auteur partage également un guide sur ce qu’il faut « faire ou ne pas faire en tant qu’homme proféministe », dans la sphère privée et publique. Il ajoute le Petit guide de disempowerment, « c’est-à-dire de réduction du pouvoir [que les hommes] exercent sur les femmes individuellement et collectivement » afin de « faciliter l’empowerment des femmes ».
L’auteur conclut ainsi : quels que soient ses questionnements sur sa masculinité ou son vécu, un homme « reste un homme d’un point de vue politique quand (il) traite des femmes comme des femmes, c’est-à-dire des personnes à (son) service, qui (lui) doivent de l’attention, de l’amour, de l’admiration, du travail, des soins et de la sexualité ». Il rappelle ainsi que c’est sur cet enjeu de « politique du pouvoir » que doivent s’aiguiller les réflexions des hommes proféministes.
1 Pour un extrait de l’ouvrage, voir Francis Dupuis-Déri, « Nouvelles masculinités. L’éternel retour », Revue Projet, n° 396, octobre-novembre 2023.
28 mars 2024