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La Sainte Russie contre l’Occident

Kathy Rousselet Salvator, 2022, 174 p., 18,50 €.

Dans son ouvrage La Sainte Russie contre l’Occident, la politiste Kathy Rousselet décrypte les relations entre l’État russe et l’Église orthodoxe. Si les institutions s’opposent parfois, elles s’accordent sur l’alimentation d’un sentiment anti-occidental, justifiant notamment l’attaque en Ukraine.

« Rendre l’Église orthodoxe un peu plus proche du lecteur occidental. » Tel est l’objectif de la politiste Kathy Rousselet, forte de plus de trente ans d’enquêtes dans différentes régions russes. Cet ouvrage synthétique sur les relations entre le patriarcat de Moscou et l’État russe depuis 1991 s’appuie sur de nombreux entretiens avec des membres du clergé de l’Église orthodoxe russe et des laïcs. L’autrice y analyse également des homélies du patriarche de Moscou et des prises de position des membres de l’Église sur les réseaux sociaux ou les sites officiels orthodoxes. Il s’agit d’expliquer le rôle de l’Église dans « la fabrique d’un sentiment anti-occidental en défendant notamment les valeurs dites traditionnelles, et comment elle a ainsi contribué à la popularité de Vladimir Poutine ».

Elle y traite aussi de la tentative du patriarche de Moscou d’élever son institution au rang d’Église globale et de la « crise croissante entre les patriarcats de Moscou et Constantinople » ces dernières décennies. Enfin, elle analyse les réactions de l’Église orthodoxe et du patriarche Kirill, chef de l’Église russe, à la guerre contre l’Ukraine. En somme, l’autrice détaille comment le patriarche de Moscou compose pour maintenir « l’unité de peuples issus du baptême de la Rous »1 tout en préservant ses relations avec le pouvoir – entreprise ardue, s’il en est.

Kathy Rousselet ne laisse aucune nuance de côté lorsqu’elle décrit les relations entre Kirill et Vladimir Poutine. L’ouvrage commence par un portrait du patriarche de Moscou pour mieux mettre en lumière ses changements d’attitude en fonction des évolutions politiques du pays : celui-ci a été soumis, comme toute autre institution, au tournant autoritaire de la Russie après le retour de Vladimir Poutine en 2012. L’autrice précise toutefois que le contexte ecclésiastique russe est tout autant à prendre en compte, à la fois du fait de sa difficile reconstruction dans les années 1990, de sa perte d’influence et de pratiquants, ainsi que de la division idéologique qui le traverse.

L’État a trouvé en l’Église un appui aux valeurs morales et spirituelles.

Il s’en est fallu de peu pour que le patriarche de Moscou fasse partie des personnalités sanctionnées par l’Union européenne pour la guerre en Ukraine. Kathy Rousselet commence par expliquer ses prises de position qui ont abasourdi les observateurs à partir d’un historique des relations tissées entre l’Église et l’État après 1991. D’un côté, l’Église orthodoxe a trouvé dans l’État un soutien à sa volonté d’expansion bien que son pouvoir politique reste limité. De l’autre, l’État a trouvé en l’Église un appui symbolique au développement de valeurs morales et spirituelles.

Relations ambiguës

N’y voyons pas toutefois une collaboration totale entre Église et État : les deux restent fortement dissociés sur certaines questions (l’avortement, par exemple). Depuis 2020, le durcissement de la politique poutinienne touche l’Église comme les autres institutions, appelée à mettre de l’ordre dans ses rangs. Comment comprendre alors correctement leurs relations ? Il faut regarder du côté des dons et contre-dons entre les élites politiques et religieuses. L’autrice revient sur la corruption des élites religieuses au même titre que les autres. Elle évoque les relations entre l’Église et le KGB, puis avec les silovski, membres issus des structures du KGB après 1991. Elle décortique les divergences de courants au sein de l’Église orthodoxe, passant des membres proches de l’élite au pouvoir aux opposants, des ultra-traditionnalistes monarchistes aux mouvements nationalistes orthodoxes.

Pour justifier l’attaque de Vladimir Poutine, Kirill mobilise d’emblée la rhétorique de l’Occident décadent. Dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, l’autrice revient sur le rôle de l’Église orthodoxe dans cette rhétorique des valeurs traditionnelles et précise les tenants et les aboutissants de cette idéologie. Elle montre que le patriarche a opté pour une vision unipolaire d’un Occident dépravé dont l’homosexualité est le symbole. C’est un des éléments phare de la fabrique d’une tradition contre l’Occident et l’homophobie est encore largement répandue dans la population russe.

Sur le pan idéologique, Vladimir Poutine n’accorde pas de concessions majeures au patriarche.

Sur le pan idéologique, Vladimir Poutine ne se range pas tout à fait du côté du patriarche et ne lui accorde pas de concessions majeures. Pour illustrer ces dissensions, Kathy Rousselet revient notamment sur le débat autour d’une réforme de la justice des mineurs. Les franges les plus conservatrices et patriotes ont vu dans cette potentielle réforme le début d’une destruction de la famille, le délitement des relations parent/enfant et jusqu’à celui de la société russe. Kirill s’y est positionné en soutien à la famille tandis que Vladimir Poutine, tout en tenant des discours sur les valeurs traditionnelles et familiales, a continué à mettre en place un système de protection des mineurs sans le nommer. L’autrice y voit un « parfait exemple de la manipulation de la population russe » à la fin des années 2000.

Comme pour la justice des mineurs, le débat sur la criminalisation ou non des violences domestiques touche à la possible intrusion des autorités publiques dans la famille et à l’influence occidentale sur la société russe. Il montre que l’Église, tantôt divisée, tantôt en retrait, n’a pas eu tant d’influence sur le débat. Paradoxalement, c’est davantage « la profonde méfiance à l’égard de l’État que le rejet de l’Occident qui a nourri l’adhésion au discours sur les valeurs traditionnelles ».

Intérêts convergents

Poutine et Kirill ont le même imaginaire impérial, la même volonté de garder une influence sur l’espace anciennement soviétique et le même désir d’expansion. Le troisième chapitre est l’occasion de suivre le cheminement d’une Église orthodoxe russe désireuse d’un retour en puissance du pays, désir mis à mal par la logique des États-nation à partir de 1991 et la concurrence du patriarcat de Constantinople. Les tensions intra-orthodoxes, alimentées par le « développement d’Églises orthodoxes concurrentes de l’Église canonique et s’autoproclamant autocéphales », n’ont cessé d’augmenter jusqu’en 2018 et les conséquences se voient encore aujourd’hui dans la crise ukrainienne.

C’est l’occasion pour l’autrice de revenir sur les relations contrastées entre l’Église et l’armée et son soutien plus ou moins total en fonction des guerres (Géorgie, Syrie, Donbass, etc.). Encore une fois, l’objectif de la politiste est de jauger correctement l’influence du patriarcat de Moscou dans la politique russe.
Ces trois premiers chapitres donnent des clés de compréhension précises et historiques pour interpréter la réaction de Kirill à la guerre entre l’Ukraine et la Russie.

L’autrice étudie le glissement d’un discours de justification du conflit vers une propagande guerrière.

L’autrice étudie le glissement d’un discours de justification du conflit vers une propagande guerrière, le soutien de nombreux prêtres et l’exploitation des réseaux sociaux à cet effet. Face à eux, d’autres prêtres affichent timidement leur opposition et les plus zélés sont dénoncés. La soumission de l’Église à l’État, l’obscurantisme et la xénophobie sont autant de facteurs qui expliquent la prise de distance des croyants vis-à-vis de la structure ecclésiastique, ainsi que le discrédit du patriarcat de Moscou en dehors de la Russie.

Avec un souci réel de déconstruire ou d’anticiper certaines idées reçues et conclusions hâtives, Kathy Rousselet réussit le pari de nous éclairer à la fois sur l’histoire récente de l’Église orthodoxe de Russie, ses relations avec l’État, son idéologie et ses prises de position quant au conflit russo-ukrainien.

1 La Rous était une principauté slave orientale entre le IXe et le XIIIe siècle. Elle est aussi une ancienne entité politique commune à la Biélorussie, l’Ukraine et la Russie actuelle.

Marie Vesco
25 février 2024
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