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L’économie face à la nature De la prédation à la coévolution

Harold Levrel et Antoine Missemer Les petits matins & Institut Veblen, 2023, 256 p., 19 €.

La rationalisation économique est pour partie responsable de la crise environnementale. Deux économistes s’interrogent sur la portée écologique de leur métier et proposent une nouvelle vision de leur discipline.

Notre époque est celle des grands bouleversements écologiques. Levrel et Missemer s’intéressent à l’un d’entre eux, la crise d’extinction massive des espèces, avec pour perspective de l’aborder du point de vue de l’économie. Cela peut paraître paradoxal : l’économie n’est-elle pas, justement, la discipline qui continue à produire, face à l’incinération du vivant, une justification des activités humaines les plus incendiaires ? La chose est évidemment un peu plus compliquée, mais elle permet de comprendre pourquoi les auteurs se voient obligés de défendre la proposition d’une nouvelle vision de leur discipline.

Le cadre narratif de l’ouvrage repose sur une distinction entre trois types historiques d’économies renvoyant chacun à une stratégie adoptée au fil du temps par les humains pour s’accommoder à leur milieu de vie. La première grande stratégie aurait été celle de la prédation, dont les conséquences furent la disparition des grands mammifères et de certaines ressources naturelles, il y a plusieurs milliers d’années.

Pour continuer à vivre, une économie de la production aurait alors été adoptée, s’étendant petit à petit de l’agriculture à l’industrie. Finalement, le lien entre la nouvelle extinction massive et l’économie de la production nous enjoindrait à changer de stratégie, pour adopter une économie de la coévolution.

L’alternative proposée vise une prospérité construite sur la base de compromis avec les composantes de la biosphère.

La narration proposée par les auteurs a principalement une portée didactique. Elle met en avant les risques d’une économie qui négligerait l’impact des activités humaines sur le milieu de vie en tant que milieu vivant. C’est pourquoi l’alternative proposée vise une prospérité construite sur la base de compromis avec les composantes de la biosphère.

Elle est définie comme « une économie où les interdépendances entre activités humaines et dynamiques naturelles sont placées au cœur des modes de production et de consommation, où les êtres humains agissent par et pour le vivant en sélectionnant les innovations institutionnelles, techniques ou organisationnelles les plus adaptées à cet objectif ».

Le cœur de l’ouvrage consiste en un exposé des expériences et idées inspiratrices pour la transformation écologique de l’économie. Pour chacun des « cinq grands principes de l’économie de la coévolution », les auteurs se proposent de mettre à jour les réflexions et les expérimentations sur le sujet.

Cinq grands principes

Le premier grand principe est celui de l’encastrement de l’économie dans les dynamiques naturelles. Les auteurs remontent au XVIIIe siècle en exposant les travaux du naturaliste suédois Carl von Linné, à une époque où l’économie n’est pas pensée comme dissociée de l’écologie. Au XXe siècle, alors que la science économique a délaissé les enjeux environnementaux, une approche écologique de l’économie se développe : le land economics. Au même moment, le naturaliste Aldo Leopold développe le land ethics.

Ces deux approches soulignent l’importance de l’interdisciplinarité et la nécessité de sortir des cadres théoriques dominants de la discipline économique. Enfin, l’écologie économique contemporaine défend une approche du changement basée sur la prise en compte des interdépendances. Les auteurs posent une double exigence à cette approche : d’une part l’adoption d’un objectif normatif de durabilité forte qui rejette l’hypothèse de substituabilité du capital naturel ; d’autre part, le principe d’une défense de la biodiversité en dehors de toute logique instrumentale.

Le second principe consiste à reconnaître la dette écologique engendrée par les systèmes économiques. Cela suppose au préalable de redéfinir la richesse et de considérer la nature « comme un ensemble d’entités vivantes envers lesquelles nous sommes aujourd’hui profondément débiteurs ». Au début du XXe siècle, des auteurs autrichiens ont cherché à dépasser la confusion entre la valeur et le prix en développant une comptabilité dans laquelle l’étalon monétaire cède la place à une évaluation des besoins humains « en nature ».

L’agroécologie pourrait solder une part de la dette écologique tout en faisant de la biodiversité un allié de poids pour l’activité agricole.

Ce type de comptabilité apparaît comme « la meilleure solution pour tenir compte du rôle des ressources et des services de la nature », ainsi que pour évaluer la dette que nous avons à son égard. Les auteurs évoquent ensuite le rapport Meadows (1972) sur les limites de la croissance, et exposent la critique institutionnaliste de la société d’abondance qui désigne l’économie capitaliste comme responsable de l’engendrement des maux socio-écologiques. Enfin, un chapitre retrace l’histoire de la comptabilité écologique en montrant comment cet outil pourrait permettre d’écologiser les pratiques des acteurs économiques.

Le troisième principe pose la nécessité de nourrir les populations sans détruire les écosystèmes. Les auteurs rappellent que les études des physiocrates et de certains réformateurs sociaux du XIXe siècle accordaient une place majeure à l’agriculture et développaient des conceptions circulaires de l’économie. Ces modèles témoignent d’une reconnaissance du travail de la nature dans la création de richesses économiques et des bénéfices d’une économie respectueuse des cycles naturels.

De plus, « en insistant sur la générosité de la nature plutôt que sur son avarice malthusienne, ces idées tendent à montrer que les maux de la société […] ont des origines sociales, économiques et institutionnelles ». La réflexion se clôt sur les promesses de l’agroécologie dont le développement reste fragile en l’absence de soutien politique. Selon les auteurs, l’agroécologie pourrait solder une part de la dette écologique tout en faisant de la biodiversité un allié de poids pour l’activité agricole.

L’idée d’une nature sauvage est une invention récente, dont on peut suivre l’évolution par ses usages et ses effets pratiques.

Le quatrième grand principe exige d’apprendre à vivre avec la biodiversité sauvage dans un contexte où celle-ci tend à occuper une place nouvelle dans nos économies. L’idée d’une nature sauvage est une invention récente, dont on peut suivre l’évolution par ses usages et ses effets pratiques. Les auteurs montrent comment la définition de la nature sauvage s’articule à des stratégies économiques de cohabitation différenciées.

Celles-ci peuvent s’appuyer sur une approche purement instrumentale ou reconnaître une valeur d’existence aux entités naturelles. Elles jouent alors un rôle non neutre dans la préservation de la partie sauvage de la nature. Ces constats amènent les auteurs à s’intéresser à l’invention plus récente du « réensauvagement ».

En remettant en cause l’idée que toute nature devrait être travaillée, « le concept de réensauvagement offre une figure inversée du développement économique tel que nous l’avons connu ces derniers siècles ». Concrètement, le concept renvoie aux phénomènes de retour spontané ou de réintroduction volontaire d’espèces sauvages dans des zones anthropisées.

L’exemple du loup en France illustre à quel point le sujet est sensible et implique d’« inventer des stratégies de gestion et de planification, mais aussi de capitaliser […] pour mieux appréhender les enjeux de cohabitation entre humains et non-humains dans des espaces partagés ». Si les coûts et bénéfices économique du réensauvagement sont encore mal évalués, il est clair qu’il constitue un enjeu majeur de l’économie de la biodiversité et que la discipline devra prendre part à l’évaluation des manières de cohabiter.

Le dernier principe consiste à transformer le contrat social en contrat naturel. Il s’agit d’étudier comment le droit peut servir de levier au développement d’une économie de la coévolution. Pour étudier l’évolution des droits d’accès et d’usage de la nature, les auteurs retracent le processus de privatisation de certaines ressources et montrent que l’idée lockéenne d’acquisition de la propriété par le travail ne tient pas historiquement. Plus encore, l’origine institutionnelle des droits de propriété rend légitime une délibération politique autour de la distribution et de la qualification des droits d’accès à la nature.

La nature n’est plus uniquement un réservoir de ressources, mais acquiert des droits à l’autodéveloppement.

En recourant à nouveau à la tradition institutionnaliste, les auteurs montrent que la propriété commune des ressources naturelles est possible et bénéfique sous certaines conditions. Ils analysent ensuite les conséquences économiques de l’attribution de droits à des entités naturelles, notamment par la reconnaissance de préjudices économiques et l’obligation à les compenser. Le droit se profile alors comme un instrument majeur de la transformation écologique de l’économie, bien que son effectivité reste encore faible.

Enfin, la reconnaissance de droits aux composantes de la biodiversité implique de nouvelles configurations dans la gestion des biens communs. La nature n’est plus uniquement un réservoir de ressources, mais acquiert des droits à l’autodéveloppement. Il s’agit alors de trouver des équilibres politico-économiques entre sanctuarisation de la nature et accès aux écosystèmes.

Pour conclure, l’ouvrage soulève un certain nombre d’enjeux et d’espoirs pour l’avènement d’une économie écologique. La mobilisation de sources issues de l’histoire des sciences et d’expérimentations sociales et politiques révèle également l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire et historique en économie. De ce point de vue, nous ne partons pas de rien, comme l’illustrent les travaux encore peu connus en France des économistes institutionnalistes et des pragmatistes américains.

Noé Kirch
24 janvier 2024
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