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Violence des dieux, violence de l'homme René Girard, notre contemporain

Bernard Perret Seuil, 2023, 384 p., 25 €.

Pour l’anthropologue René Girard, le désir mimétique explique tous les comportements humains, y compris sa violence. Cet ouvrage, synthèse critique de son œuvre, appelle à « radicaliser la paix ».

Voilà l’ouvrage qui manquait. Bernard Perret dresse dans ce livre un panorama intellectuel de la pensée de René Girard. Il propose non seulement une synthèse magistrale de la théorie mimétique, mais il la met brillamment en perspective lorsque Girard a été incomplet ou trop enclin au pessimisme. Les analyses croisées démontrent la fécondité d’une pensée majeure pour notre temps et détaillent son utilité sur les plans pratique, politique et sociétal.

En 90 pages, Perret fait d’abord découvrir cinq notions clés chez Girard. Même ceux qui n’ont jamais rien lu de lui pourront savourer la richesse de ses théories : le « désir mimétique », « l’origine violente de la culture », le mécanisme du « bouc émissaire » et le « dévoilement du mécanisme victimaire » par les Évangiles. Ces instruments d’analyse partent de l’expérience des rapports humains les plus simples. Perret montre pourtant les audaces de Girard sur le plan anthropologique et ce que cette pensée apporte de nouveau.

Le désir de reconnaissance n’est-il qu’un désir mimétique comme le suggérait Girard ?

Aux chapitres II et III, Perret confronte la théorie mimétique à d’autres travaux philosophiques ou scientifiques. Girard aurait-il négligé la « mimesis positive » dans les rapports socio-économiques, c’est-à-dire les aspects bénéfiques du désir d’imitation, en insistant trop sur la rivalité violente pouvant en découler ? Le désir de reconnaissance, si évident dans nos rapports sociaux, n’est-il qu’un désir mimétique comme le suggérait Girard ? A-t-il eu raison de reprocher à Hegel de sous-estimer la violence des conflits sociaux ?

Perret souligne néanmoins que l’intuition de Girard est pleinement confirmée par la découverte des neurones miroirs, et il voit des prolongements possibles de la psychologie mimétique dans une science nouvelle qu’il baptise « sociologie mimétique ».

Perret poursuit au chapitre III de façon inattendue en montrant une convergence entre l’analyse girardienne du passage du sacrifice à la culture et la théorie de « l’âge axial » de Karl Jaspers. Selon celle-ci, de nouveaux modes de pensée ont émergé quasi simultanément entre -800 et -200 avant Jésus-Christ en Perse, en Chine, en Inde, en Palestine et en Grèce. Les civilisations humaines auraient ainsi parcouru des chemins parallèles pour découvrir des principes éthiques ou spirituels de portée universelle, faisant la transition entre le monde du sacré archaïque et le monde moderne structuré par des valeurs transcendantes de plus en plus autonomes du religieux sacrificiel.

L’être humain ne peut subsister sans rapports transcendants avec les fondements ultimes.

Chez les Grecs, par exemple, les idées de liberté et du politique se sont émancipées dans un climat d’unanimité violente. Perret met ainsi en exergue que Girard a admis, au moins implicitement, que l’être humain ne peut subsister sans rapports transcendants avec les fondements ultimes au-delà de ce monde, même si, pour lui, l’autonomie progressive de cette transcendance par rapport au sacré n’est pas sans danger.

Renouveau théologique

Le chapitre IV revient sur « la singularité » de la révélation judéo-chrétienne qui, selon Girard, est indissociable de la théorie mimétique. Perret rappelle les thèses de Girard sur la portée anthropologique du message évangélique : dévoilement complet de l’absurdité du mécanisme victimaire, la violence vue comme l’incarnation du mal originel, la dénonciation de la théologie sacrificielle et de son usage abusif dans la liturgie, l’inversion de la logique des bourreaux en mettant au centre le souci de la victime et le pardon, etc.

La synthèse de Perret suggère toutefois quelques éclairages novateurs. La pointe de la morale évangélique consisterait à « dépasser la réciprocité » du ressentiment, Dieu s’avérant totalement étranger à la règle biblique du « œil pour œil, dent pour dent ». Girard serait le précurseur d’une lecture « figurale des Écritures » lorsqu’il repère « dans les textes les indices d’un schisme anthropologique ».

La dernière partie du livre – « violences sans fin » – est passionnante. Perret tente de mettre en perspective la « vision apocalyptique » si particulière de Girard, l’inévitable « montée aux extrêmes » de la violence mimétique. Le pessimisme de Girard aurait-il pour seule implication pratique la conversion individuelle, le retour à des valeurs sacrées, voire « l’individualisme mystique » ? Perret propose d’argumenter de manière moins déterministe les possibilités d’évolution du monde, même s’il est privé de ses « protections sacrificielles ». Il tire ainsi un fil que Girard a peu exploité : penser la civilisation sortie du monde sacrificiel des origines, affranchie de la signification soi-disant sacrée des valeurs, de la ritualisation de la concurrence et de la compétition qui ne cesse de nous obséder et du « principe amis-ennemis » qui revient toujours à justifier l’hostilité. Bref, en termes politiques, imaginer une démocratie capable du compromis et de l’art du dissensus.

L’humanité ne progresse pas assez vite pour construire un ordre social non-violent.

La bonne lecture apocalyptique pour Perret n’est pas la disparition des protections sacrificielles menant au chaos. Elle est bien davantage le fait que l’humanité ne progresse pas assez vite pour construire un ordre social non-violent face aux immenses périls du dérèglement climatique, la montée de l’injustice sociale et le retour de la guerre. Nous allons devoir « radicaliser la paix » ou bien disparaître. Quand Girard soutient que la justice et la vérité dépendent du sacré, Perret complète en soulignant que la transcendance demeure à l’œuvre même en l’absence du religieux, que les valeurs s’autonomisent progressivement du sacré et que notre monde continue de créer des valeurs.

Girard ne fait pas l’unanimité et Jean Louis Schlegel souligne dans sa préface « l’éclipse relative de Girard en France ». Est-ce dû à son apologie du christianisme ou à son originalité qui ne respecte pas le cloisonnement des disciplines intellectuelles ? En conclusion, Perret insiste plutôt sur l’apport majeur de Girard : la démystification de la violence en en faisant ressortir « l’extrême banalité et les ressorts toujours identiques ». L’humanité n’a pas d’autre solution pour survivre que d’affronter intimement, individuellement et collectivement sa violence : la théorie mimétique « invite à considérer d’un œil critique toute justification de la violence, si rationnelle qu’elle paraisse ». Telle est sa force incomparable pour nous aujourd’hui.

Jacques Debouverie
28 novembre 2023
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