L’accélération de l’histoire Des Lumières à l’Anthropocène
Christophe Bouton Seuil, 2022, 392 p., 24 €.Dans cet ouvrage, un philosophe décortique le sentiment partagé d’une accélération de l’histoire. Une prise de hauteur qui mène à la remise en question de ce rapport au temps.
L’ouvrage de Christophe Bouton s’attaque à une épineuse question : la manière dont est vécu et éprouvé notre temps historique. Ce philosophe prend à bras-le-corps ce sentiment partagé d’une accélération de l’histoire. Son enquête se penche sur la signification de l’accélération, qu’il construit comme une catégorie historique à part entière, afin de déconstruire la thèse – devenue consensus – d’une accélération de l’histoire.
Le cadre analytique de l’enquête se déploie dans la modernité en tant que période allant de 1750 à nos jours, soit « Des Lumières à l’Anthropocène », selon le sous-titre de l’ouvrage.
L’auteur explore les différents régimes d’historicité propres à la modernité, c’est-à-dire les différentes manières dont est éprouvé le temps historique dans les sociétés occidentales. Il étudie ainsi le devenir de la catégorie d’accélération dans chaque régime d’historicité.
Cela permet de déconstruire trois idées : la modernité des sociétés occidentales se caractériserait par une accélération de l’histoire, cette accélération nous couperait du passé et de l’avenir, et elle nous plongerait dans une « dictature du présent ». En découle la typologie des différents régimes d’historicité propres à la modernité dressée par l’auteur : le présentisme, le souci du passé, l’esprit de l’utopie et l’Anthropocène.
L’auteur procède à une « archéologie conceptuelle » et interroge les liens entre accélération et modernité.
Dans un premier temps, l’auteur procède à ce qu’il appelle une « archéologie conceptuelle » et interroge les liens entre accélération et modernité. Il montre ainsi la centralité historique de la Révolution française dans la pensée sur l’accélération.
Puis, pour chaque régime d’historicité est apporté un regard critique documenté. L’auteur questionne l’évidence apparente du rapport entre accélération et présentisme. Ce dernier correspond au régime selon lequel l’accélération aboutirait à une « autonomisation du présent ».
L’étape suivante est dédiée au régime passéiste incarné par la formule de « l’histoire maîtresse de vie » (historia magistra vitae) selon laquelle le passé est un « trésor de leçons » que l’on peut mettre à profit « à des fins politiques, éthiques, théologiques ». L’auteur y interroge le topos d’après lequel l’histoire « maîtresse de vie » se serait dissoute dans la modernité.
Le régime d’historicité de l’esprit de l’utopie est analysé à travers l’exemple de « projets de société alternatifs » qui « manifestent le souci de l’avenir ». L’auteur « brosse le tableau d’une modernité plurielle […] dans laquelle les utopies disparaissent alors que d’autres apparaissent ou se transforment en fonction de l’évolution des contextes et des situations historiques. »
L’Anthropocène fait de l’homme un « agent géologique » capable de modifier les équilibres naturels.
Un dernier temps est consacré au régime de l’Anthropocène et à la période de la « Grande accélération ». Le premier désigne l’idée selon laquelle l’humanité est « une force géologique capable de rivaliser avec les forces de la nature et d’en bouleverser les équilibres ». La seconde désigne une des périodes du régime de l’Anthropocène, allant de 1945 à nos jours et qui témoigne de « la croissance des variables qui mesurent l’influence néfaste de l’homme sur la nature » et durant laquelle les facteurs de risque augmentent.
Comme l’Anthropocène fait de l’homme un « agent géologique » capable de modifier les équilibres naturels, l’auteur en vient à examiner la catégorie historique de « faisabilité de l’histoire de la nature ». L’une des interprétations de l’Anthropocène correspond au mouvement de l’éco-modernisme et ses outils issus de la géo-ingénierie. Ce mouvement postule que les avancées technologiques pourront remédier aux causes du réchauffement climatique, sans remettre en question le capitalisme.
L’histoire, un enjeu politique
Christophe Bouton nous offre ainsi les outils critiques, puisés dans un très large corpus historiographique, pour déconstruire la façon dont nos sociétés éprouvent le passage du temps. En proposant une typologie des régimes d’historicité caractéristiques de la modernité, l’auteur se refuse à faire de l’Anthropocène le régime dominant. Il suggère plutôt un modèle fondé sur la coexistence et la complémentarité des régimes et ouvre la possibilité d’en trouver d’autres pour affiner l’analyse du rapport à l’histoire.
Qu’une société se tourne davantage vers son passé, son présent ou son futur a des conséquences politiques.
L’ouvrage nous fait bien comprendre la portée hautement politique de la construction d’un régime d’historicité. On saisit donc facilement ce qu’implique politiquement qu’une société se tourne, à l’aune des défis qui sont les siens, davantage vers son passé, son présent ou son futur. Ainsi, la bataille qui consisterait à faire triompher un régime d’historicité sur un autre est une bataille qui se joue au niveau politique, puisqu’elle mobilise les représentations que nous fabriquons sur nos sociétés et sur nous-mêmes.
Si l’on devait mettre en application les outils critiques de cet ouvrage, nous pourrions arguer que les politiques néolibérales attestent d’une vision du monde imprégnée par le régime présentiste. En effet, selon ce discours, il faudrait pouvoir continuer à consommer comme on veut, à travailler et produire sans limites et sans se préoccuper des conséquences futures.
Le post-scriptum de l’ouvrage offre une illustration parfaite de la centralité du levier politique dans notre rapport à la décélération qui a été celle des premiers mois de la crise du Covid-19. Face à l’ampleur de la crise climatique qui caractérise l’Anthropocène, l’auteur insiste ainsi sur la nécessité d’une accélération dans la prise de décision politique, comme cela a pu être le cas lors de la pandémie.
31 juillet 2023