Révélé aux tout-petits Une théologie à l’écoute des plus pauvres
Frédéric-Marie Le Méhauté Cerf, 2022, 399 p., 25 €.Dans cette enquête, la richesse de la parole des plus pauvres est mise à l’honneur sur les plans sociologique, théologique, mais aussi politique. Un appel à se mettre à l’écoute des bâillonnés de nos sociétés.
Frédéric-Marie Le Méhauté, ingénieur de formation, franciscain et docteur en théologie, retrace dans ce livre le contenu d’échanges entre chrétiens du quart monde, au sein de l’association Pierre d’angle1. Ces échanges ont impliqué une centaine de personnes en précarité de toute la France (les « militants ») et ont été animés par des « alliés » engagés à leurs côtés. Le corpus de verbatim ainsi obtenu a été méthodiquement retranscrit et analysé de façon thématique.
Ces récits et ces langages sont non seulement d’une grande richesse, mais font découvrir des références peu banales, des mots tout à fait inhabituels, des manières de ressentir, de participer et de croire rarement mises en évidence. Rien que pour cette raison, ce livre intéressera tous ceux qui ne se satisfont pas de la parole dominante dans notre société, tous les militants de terrain pour la justice, tous ceux qui ne considèrent pas la pauvreté et l’exclusion comme des fatalités, ou plus simplement tous ceux que la parole des « invisibles » ne laisse pas indifférent.
Ces récits font découvrir des manières de ressentir, de participer et de croire rarement mises en évidence.
L’ouvrage a en effet pour premier intérêt de pouvoir être lu comme une enquête-témoignage sur le monde souterrain de la pauvreté. Il nous guide et nous apprend à nous laisser étonner.
L’auteur a dû réfléchir particulièrement à la méthodologie de son enquête, car les récits des pauvres s’avèrent déroutants par rapport aux « canons » classiques de l’analyse : le chapitre III explicite le recours à la technique d’interprétation des small stories studies.
Le premier chapitre rappelle l’expérience fondatrice de l’écoute dans les universités populaires « quart monde » de Joseph Wresinski en la matière. Les médiateurs « alliés » qui participent aux échanges (et sans doute les influencent) ont des références soigneusement distinguées de celles des plus pauvres, et c’est intéressant d’en faire la comparaison.
Malgré quelques longueurs et répétitions, le texte fournit un témoignage essentiel. Frédéric-Marie Le Méhauté a eu aussi la bonne idée d’insérer six « interludes » entre les chapitres. Ils offrent une lecture plus brute, peut-être plus savoureuse, à la limite plus instructive de ces paroles étonnantes.
Recherche théologique
La thèse de Frédéric-Marie Le Méhauté est que la parole empêchée des plus pauvres, lorsque prise au sérieux, témoigne d’une « mystérieuse sagesse » (Evangelii Gaudium) et d’un « sens de la foi » qui renouvellent singulièrement les approches théologiques traditionnelles.
L’intuition est que l’Église ne peut pas se passer d’une authentique « option préférentielle pour les pauvres » et même que, pour être synodale, elle doit mettre au centre la parole du plus pauvre des pauvres, du dernier des oubliés. Ce qu’il propose, c’est une « aventure théologique » (en référence au philosophe franciscain Bernard Forthomme). Accrochée à l’espérance particulière des précaires, elle se fonderait sur un « syncrétisme de braconnage spirituel ».
L’Église ne peut pas se passer d’une authentique « option préférentielle pour les pauvres ».
Le livre lui-même est un tissage serré entre leur espérance et la réflexion théologique. L’ambition est manifestement d’aller dans le sens de la « théologie du peuple » du pape François en l’approfondissant à partir de la clef d’interprétation de la grande précarité. L’auteur propose la notion de sensus fidei pauperum (chapitre VI) pour que le « flair spirituel » des croyants ne soit pas qu’une « posture incantatoire » ou une « affirmation abstraite », pour que « la conversation avec les plus pauvres [soit] le milieu indispensable à l’exercice d’un magistère authentique ».
Frédéric-Marie Le Méhauté souligne comment la parole des pauvres est focalisée sur le mal et la souffrance comme manière d’appréhender le monde, sur le pardon comme manière de croire sans option alternative (chapitre II), sur les miracles comme métaphore de la guérison de l’exclusion, ou sur la corporéité comme ressource ultime de compréhension. De même, il extrapole la distinction qu’avait faite Jacques Ellul entre prophétie et apocalypse pour suggérer que la parole des pauvres sur Dieu est de type apocalyptique plutôt que prophétique.
Il développe aussi la formulation d’une théologie de l’homme qui serait une théologie de la filiation plutôt que de la libération, une théologie esquissée par Joseph Wresinski lui-même et qui évoque la philosophie de Michel Henry. Selon lui, il est plus facile de se reconnaître fils ou fille que frère ou sœur, ce qui mériterait certainement un débat plus approfondi. Le théologien Étienne Grieu souligne dans la préface du livre que la recherche de Frédéric-Marie Le Méhauté est pleine de promesses puisqu’elle emprunte des chemins nouveaux pour l’intelligence de la foi.
Une lecture politique
Il y a cependant une troisième clef de lecture de l’ouvrage, qui est sociétale et politique. Une authentique prise en compte de la parole des pauvres est aussi nécessaire à notre société individualiste qu’à l’Église. Comme souligné par la conclusion, il devrait s’agir d’une « radicalisation de l’écoute » du plus pauvre : « Ce qui n’est pas fait avec les pauvres est fait contre eux. »
Certes, les personnes du quart monde qui s’expriment dans la recherche de Frédéric-Marie Le Méhauté sont des chrétiens, mais ce qu’ils révèlent ne vaut pas que pour la foi, la théologie ou l’Église. Ils incarnent une sensibilité particulière qui fait trop souvent défaut dans la pensée dominante, sensibilité qui est d’abord un sens de l’humanité authentique et un sens de l’espérance au cœur du mal. D’ailleurs, le théologien Christoph Theobald ne propose-t-il pas d’articuler le « sens de la foi (religieuse) » avec « le sens du Royaume » compris comme l’aspiration universelle à la fraternité ?
La description des fondements de la pauvreté au chapitre I est d’abord une analyse sociologique. Il est frappant de constater que l’auteur utilise fréquemment des références universitaires pour étayer son raisonnement. Pratiquement chaque chapitre du livre comporte une part importante de décryptage de sens qui n’est pas particulièrement théologique et renvoie à d’autres approches intellectuelles ou interprétations.
L’introduction insiste par exemple sur des enseignements de philosophie sociale, l’approche sensible d’un « horizon pathétique, comme point d’appui pour ensuite réinvestir d’autres champs », le poids déterminant de la souffrance comme guide de décryptage. Chaque chapitre comporte en exergue une citation littéraire (Victor Hugo, Alexandre Soljenitsyne, Graham Green, Svetlana Alexievitch et même Game of Thrones ou le rappeur Criolo).
La vie dans la précarité reste une énigme pour les sachants et les puissants.
Si la voix des précaires est inaudible, c’est parce que notre capacité auditive est bridée par nos institutions – à moins que ce ne soit le contraire. Notre quête identitaire finit peut-être par gommer toute présence de la pauvreté dans le débat. La vie dans la précarité reste une énigme pour les sachants et les puissants, la lutte contre la misère ne peut donc s’enraciner que dans l’écoute.
Il y a toujours plus pauvre que tel pauvre et évidemment que soi. Le plus pauvre « jusqu’au dernier » est le garant de l’universalité. D’où l’enseignement politique que « la priorité au plus pauvre devient la condition sine qua non d’une véritable démocratie » et qu’il nous faut « comprendre le rôle que joue cette ultime voix » dans la culture et dans toute institution.
Ce livre est donc particulièrement documenté et propose différentes clefs de lecture. C’est une enquête engagée et solidaire autant qu’une thèse doctorale, pourtant facile à lire, touchante par les couleurs et les métaphores si caractéristiques du langage des précaires. Un ouvrage recommandable pour tous.
26 juillet 2023