Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

La perspective du possible Comment penser ce qui peut nous arriver, et ce que nous pouvons faire

Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre La Découverte, 2022, 325 p., 22 €.

Loin d’une rêverie anodine, l’analyse méthodique des possibles à partir d’une situation donnée relève d’une forme de rigueur scientifique. La distinction est d’autant plus pertinente face à la catastrophe écologique.

Les réflexions et les propositions pour faire advenir un futur moins sombre que celui qui nous semble promis sont aujourd’hui plus que bienvenues : elles sont tout simplement vitales. Haud Guéguen, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), et Laurent Jeanpierre, professeur de science politique à l’Université Paris 1, nous invitent à suivre avec eux un chemin original pour retrouver une espérance politique : celui du possible.

Les lecteurs de La perspective du possible seront convaincus de l’importance cruciale de s’emparer de ce champ de réflexion pour construire un avenir qui ne soit pas seulement désirable, mais réellement envisageable.

On ne trouvera dans cet ouvrage, dense et érudit, ni le dessin précis d’une société meilleure ni la bonne stratégie pour y parvenir, mais un formidable rappel que le présent est riche de potentiels qu’il convient de maintenir ouverts face aux pouvoirs qui veulent toujours les refermer, et contre la résignation qui peut décourager les meilleures volontés.

Le premier grand mérite de l’ouvrage est le rappel initial que la délimitation de ce qui est possible ou non est au cœur de l’activité politique. L’exercice du pouvoir, de la realpolitik à la prohibition de toute alternative à la société de marché, contient toujours le projet de délimiter ce qu’autorise le présent.

L’usage des algorithmes et l’exploitation des données numériques permettent aux gouvernements d’opérer « une canalisation politique des pensables ». 

Mais il ne s’agit pas simplement d’éliminer le possible : la caractéristique de notre époque n’est pas la dévotion à la seule « religion du réel », mais plutôt l’association d’une injonction au réalisme avec la croyance que les possibilités pour l’avenir sont infinies et illimitées : les auteurs citent ici, à titre d’exemple, la croyance dans la capacité des innovations scientifiques et techniques à résoudre les problèmes les plus graves de notre temps.

Il importe donc d’être attentif à la façon dont le possible est défini ! Aujourd’hui, c’est l’usage des algorithmes et l’exploitation à grande échelle des données numériques qui permettent aux gouvernements d’opérer « une canalisation politique des pensables » par la modélisation, et donc l’anticipation des comportements des gouvernés. Le recours même, dans le domaine de l’éducation ou des ressources humaines, au lexique du « potentiel », qui oriente vers un avenir essentiellement fait d’adaptation à ce qui est déjà là, offre un autre exemple de possible « domestiqué ».

Mais comment faire la part des possibles instrumentés par les forces de l’économie ou de l’État (néo)libéral et les possibles qui leur sont collectivement opposés ? Guéguen et Jeanpierre répondent à cette question en rappelant l’existence d’un concept critique du possible, orienté vers l’émancipation. Toute la suite de l’ouvrage consiste ainsi à se plonger dans la pensée de ceux qui ont perçu et thématisé cette dimension émancipatoire du possible.

La science du possible

Ce parcours nous conduit des œuvres pionnières de Marx et de Weber vers le travail sociologique de nos contemporains Bourdieu et Boltanski, en passant par des pensées parfois moins connues, mais essentielles, comme celle de Bloch ou de Mannheim. Tous ont souhaité montrer que le présent de chaque société et de chaque moment historique n’est pas fait seulement de ce qui se donne immédiatement à voir, mais aussi de l’ensemble des possibles non réalisés.

Ce faisant, le présent est « dénaturalisé », soustrait à une nécessité implacable. On sait par exemple à quel point, chez Max Weber, le capitalisme ne s’est imposé que grâce à la réunion de conditions hautement contingentes. Chez cet auteur essentiel, c’est la méthode scientifique qui justifie de penser le présent à partir de ce qui aurait pu se passer si d’autres conditions avaient été réunies. Une telle démarche permet en effet de se libérer de tout ce qui peut apparaître comme des déterminations univoques et inéluctables.

Si l’utopie n’est pas qu’une affaire de libre imagination, c’est parce que le monde n’est pas constitué de « faits », mais de « processus »

Chez Marx, la pensée du possible se construit par opposition à la construction de futurs socialistes qui peuvent être dénoncés comme des utopies, consistant essentiellement à « bâtir des châteaux en Espagne ». Pour se donner les moyens de faire advenir une société émancipée de l’aliénation et de l’exploitation, il faut, pour Marx, partir d’une analyse des tendances déjà à l’œuvre dans le présent et des contradictions qu’elles recèlent. C’est bien l’identification, par le travail d’analyse, des « possibilités réelles » du présent qui doit guider l’action collective.

Parmi les autres œuvres dont la contribution à une pensée émancipatoire du possible est explorée, on se contentera de citer ici celle d’Ernst Bloch qui, dans son œuvre majeure Le principe espérance, veut restituer à partir de la tradition marxiste une signification positive à l’utopisme : si l’utopie n’est pas qu’une affaire de libre imagination, c’est parce que le monde n’est pas constitué de « faits », mais de « processus », qu’il est toujours inachevé. Son opposition entre « utopies abstraites » (simples rêveries) et « utopies concrètes » nous conduit vers la seconde partie du livre, plus ancré dans des travaux empiriques.

Le réel des utopies

Cette dimension empirique est essentielle : si la catégorie du possible est si importante, c’est que les mouvements qui ont voulu faire advenir des possibles émancipateurs ont d’ores et déjà transformé le réel. S’ouvre ici un volet passionnant de l’enquête sous la forme d’une sociologie historique des utopies et de leurs effets sociaux. Avec un premier rappel : la production d’utopies est une « constante anthropologique ».

On la constate, au moins dans les civilisations de l’écrit, à toutes les époques et sous tous les régimes politiques ou religieux (en témoignent les multiples formes de millénarisme). Plutôt que de célébrer ou de dénoncer les utopies, on peut donc s’intéresser à ce que les auteurs appellent « le réel des utopies » : comment elles se sont manifestées, comment elles ont transformé le monde, comment elles ont obligé les pouvoirs à intervenir.

On s’achemine ainsi vers l’idée d’« utopies concrètes », qui ne se contentent pas d’être des exercices d’imagination politique, mais prennent la forme d’expériences réelles de transformation sociale et d’émancipation collective (la Commune de Paris ou mai 1968, expériences à grande échelle, pourraient offrir des exemples). Nous sommes en présence d’une utopie concrète chaque fois que se mettent en place, en un temps et dans un lieu donnés, une alternative aux organisations sociales dominantes, et des pratiques qui préfigurent un monde souhaitable.

L’époque actuelle est très favorable à l’essor des utopies réelles, avec la venue de plus en plus palpable de la catastrophe écologique. 

L’œuvre d’Erik Olin Wright, et tout particulièrement son ouvrage majeur Utopies réelles, vient ici au secours de la démonstration de la fécondité d’une approche empirique. Wright a en effet réalisé un travail considérable de passage en revue d’une multiplicité d’expériences contemporaines qu’il qualifie d’« interstitielles ». Toutes mises en place par la société civile, en dehors ou à l’écart de l’État, elles visent à construire des institutions alternatives. Wright évalue d’une part leur « viabilité » (leur capacité à durer dans le temps), et leur « faisabilité » dans un contexte politique et dans des rapports de force socioéconomiques donnés.

S’offre avec ce travail un formidable panorama intégrant les différentes formes de démocraties associatives, d’économies sociales et coopératives, auxquelles Wright entendait intégrer ensuite des pratiques aussi différentes que les médicaments open source, les monnaies locales, les conventions citoyennes, les écovillages, etc.

Comme le soulignent les auteurs en commentaire de travail, l’époque actuelle est effectivement très favorable à l’essor des utopies réelles, avec la venue de plus en plus palpable de la catastrophe écologique, la multiplication des mobilisations collectives, « la défiance croissante envers les formes instituées de la démocratie représentative et de la délégation politique » et « la crise socioéconomique presque permanente qui affecte la jeunesse et la marquera plus encore, sans doute, dans les années qui viennent ».

Catastrophe imminente

Une enquête sur la force sociale et politique du possible, sur sa capacité transformatrice, ne serait pas complète sans un regard sur la situation la plus contemporaine. Celle-ci est marquée par la perspective du désastre climatique, autrement dit de l’hypothèse de « la fin de tous les possibles ». Une telle perspective est-elle source d’impuissance ? Ou incite-t-elle à encore plus d’inventivité politique et sociale ?

Au final, celle-ci engendre une grande diversité de théories et surtout de pratiques. Pour le dire comme les auteurs, « il n’y a pas une seule fin des temps » et la perspective de la catastrophe est investie de manière très variable. Dans tous les cas, l’apathie n’est pas la réaction la plus dominante, et même les logiques d’anticipation mises en œuvre par les collapsologues visent finalement à surmonter un sentiment d’impuissance.

Au final, l’hypothèse d’une fin de tous les possibles sous l’effet de la catastrophe ne cesse paradoxalement pas d’ouvrir de nouveaux possibles. On l’a compris, ce livre se présente comme une vaste exploration de travaux théoriques et empiriques, en provenance de la philosophie sociale, de la théorie critique et de la sociologie. Ce savoir reste toujours au service d’une question urgente : « Comment penser ce que nous pouvons faire ? »

L’enquête nous rappelle le rôle fondamental des savoirs universitaires (et des sciences sociales en particulier) non seulement pour bâtir un regard critique sur la société, mais aussi pour tracer des voies vers des avenirs émancipateurs. La théorie ne s’oppose pas à l’action, elle lui permet d’éviter les voies sans issue, d’accroître le champ des luttes sociales fondées sur des pratiques viables, et de raviver ainsi l’espérance politique.

Damien de Blic
16 janvier 2023
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules