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L'anti-démocratie au XXIe siècle. Iran, Turquie, Russie

Hamit Bozarslan CNRS Éditions, 2021, 281 p., 22 €.

Russie, Turquie, Iran. Ces trois États partagent des caractéristiques qui justifient, selon l’historien Hamit Bozarslan, de fonder un nouveau terme : celui d’anti-démocratie. Mais ces formes politiques portent en elles le germe de leur effondrement.

Non loin de nos vieilles démocraties qui doutent d’elles-mêmes, certains régimes présentent une forme politique que l’auteur propose de qualifier d’anti-démocratie. L’Iran, la Russie et la Turquie, qui relèvent de cette catégorie, s’efforcent de présenter un visage d’avenir, et aimeraient nous le faire accroire. Une comparaison approfondie du fonctionnement et du comportement de ces trois États révèle des traits communs et justifie le nom d’anti-démocratie.

Leur forme politique s’affermit dans les années 2000, jusqu’à aujourd’hui. Pour bien les comprendre, il faut aussi prendre sérieusement en compte l’héritage de chacun dans leur histoire au cours du XXe siècle.

Bozarslan est historien et sociologue du fait politique, spécialiste du Moyen-Orient, directeur d’études à l’EHESS, auteur d’une Histoire de la Turquie contemporaine, en 2016. Son analyse comparative repose sur une documentation remarquable, fruit du suivi de l’actualité de ces trois pays pendant des années, ainsi que d’une analyse des discours officiels.

L’introduction donne quelques traits de l’anti-démocratie. Le cadre est strictement national. La nation, corps abstrait construit sur le principe de l’unité et de la permanence historique, n’est pas distinguée du peuple, réel, divers, traversé de conflits. La nation est en quasi-fusion avec une religion. Les mécanismes clientélistes, les blocs hégémoniques empêchent la construction d’une société organique et homogène.

La nation attend un chef puissant, pur, non-aliéné avec qui fusionner ; il occupe tout l’espace de visibilité, à la fois proche et distant.

Suit alors un prélude, intitulé « Le legs d’un passé récent », où l’auteur met en évidence que si les anti-démocraties se sont affirmées dans les années 2000-2010, elles s’appuient sur des lignes de continuité et de singularité issues du siècle précédent, non sans des convergences nettes avec les totalitarismes de ce siècle.

La nomination de Poutine comme premier ministre (1999) et la seconde guerre de Tchétchénie, les assassinats autour de Mohammad Khatami et la présidence d’Ahmadinejad (2005), les arrestations contre les Kurdes et les dissidents (2009), trois événements qui marquent le passage à l’anti-démocratie. Le mouvement perpétuel devient le mode de gouvernance, et la peur constante s’installe durablement.

On commence par une description du système anti-démocratique : démocratie formelle, sur-représentation du pouvoir sécuritaire, structures paramilitaires et paraétatiques. Il apparaît alors que la fonction du meneur revêt une importance cruciale : il porte l’histoire, il en est un principe actif et s’en émancipe ; la nation attend un chef puissant, pur, non-aliéné avec qui fusionner ; il occupe tout l’espace de visibilité, à la fois proche et distant.

Que se passe-t-il au niveau de l’État, qui fonctionne comme un cartel ? La gouvernance est opaque, mue par l’argent et le pouvoir. Les pauvres sont mis en dépendance matérielle et idéologique du système. Les droits sont réservés aux privilégiés, une relation de symbiose fonctionne entre les affaires et le pouvoir. Une élite d’intellectuels, dans la culture et la communication, se montre capable de dévouement et d’opportunités.

Nations-empires

L’auteur caractérise alors la « vision du monde » qui se dégage de ces traits. La nation vit l’histoire comme une guerre, se souvenant d’un passé de gloire et à la recherche d’une ère de grandeur non encore advenue. Elle se pense comme un empire qu’il s’agit de reconstruire, et s’appuie sur un lien organique entre nation et confession. La volonté de revanche, et en particulier sur l’Occident, est sans cesse présente. Enfin, on montre combien les trois anti-démocraties sont en guerre contre le libéralisme occidental.

Le pouvoir de la volonté souveraine ne peut se soumettre à une logique institutionnelle, à cause de la variabilité de l’ennemi, interne ou externe, toujours constamment mis en avant. Du point de vue de l’institution juridique, les gens ordinaires ne sont pas traités comme des sujets de droit, mais comme de simples sujets votant.

Le langage anti-démocratique juge, tranche, classe et déclasse, qualifie et disqualifie, toujours brutalement : c’est la révolution permanente, l’inimitié perpétuelle. La tactique de survie au quotidien efface toute possibilité de vision et de projection. Il ne s’agit que de produire, en utilisant sans complexe le mensonge, la conviction, l’obéissance, la mobilisation.

En résumé, les caractéristiques politiques de l’anti-démocratie reposent sur quelques éléments constitutifs : le culte d’un chef infaillible investi d’une mission historique ; la pureté de la nation trop longtemps humiliée par l’Occident corrupteur ; la mobilisation de la religion ; un État parallèle fondé sur des liens personnels, la corruption et l’accaparement des richesses ; un appareil sécuritaire particulièrement développé pour répondre à une paranoïa entretenue vis-à-vis des ennemis extérieurs et intérieurs.

Ces régimes sont « anti » - démocratiques  en ce qu’ils se veulent une alternative décidée et farouche aux démocraties occidentales. 

Dès le début de l’introduction, l’auteur signale la profusion conceptuelle qui cherche à cerner le type de régime de cet « objet politique non identifié » que sont les trois États analysés. Le terme « anti-démocratie » a l’avantage d’être modeste et convient sans doute (surtout à cause de « anti »). Mais est-ce suffisant ?

Ces régimes ne sont pas démocratiques, malgré les déguisements dont ils se parent sans tromper personne ; ils sont « anti » - démocratiques surtout en ce qu’ils se veulent une alternative décidée et farouche aux démocraties occidentales qui, de fait, prêtent le flanc à certaines de leurs critiques.

Le terme reste un peu vague, comme l’avoue l’auteur lui-même. On pourrait suggérer que les traits majeurs de ces gouvernements (la figure du président dont la volonté n’est jamais en repos, l’idée transfigurée de la nation-identité et le rêve de la puissance de l’empire, les appareils paraétatiques et sécuritaires et la gestion de la peur, enfin l’atomisation d’une société sans classes) rapprochent beaucoup ces régimes du concept totalitaire selon Hannah Arendt (souvent citée dans l’ouvrage).

D’ailleurs, les connivences avec le totalitarisme nazi sont bien soulignées par l’auteur. Cependant, mais cela compte-t-il vraiment, la manière dont ces régimes adoptent un comportement libéraliste profondément exacerbé et prédateur est un trait qui s’ajoute à la caractérisation totalitaire.

La révolution permanente et la fuite en avant constituent des risques d’effondrement à plus ou moins long terme. 

On peut alors aussi s’interroger sur l’avenir de ces régimes, évoqué en conclusion par l’auteur. D’un côté, les incertitudes et les doutes des démocraties anciennes les dépouillent d’un quelconque courage face à ces trois États, et n’aident guère à une évolution de ceux-ci.

D’un autre côté, il est sans doute plus réaliste de penser l’avenir de ces pays en prenant en compte la « fatigue sociale » que l’auteur évoque en conclusion. Jusqu’à quand le peuple, distingué de la nation rêvée, dans ses diversités et ses tensions, pourra-t-il supporter un tel régime ? Les mouvements d’opposition, en Russie par exemple1, pourraient-ils soutenir une évolution significative ?

Il est bien sûr difficile de pronostiquer l’avenir, et ce d’autant plus qu’il y a peu de modèles disponibles (on ne les trouvera évidemment pas dans les vieilles démocraties), et donc peu de ressources pour disposer d’un imaginaire puissant et porteur. Reste un facteur en lui-même critique pour les anti-démocraties : la révolution permanente et la fuite en avant constituent des risques d’effondrement à plus ou moins long terme. 

1 Voir Myriam Désert, « La société russe en évolution », Études, juin 2021.

Jean-Marie Carrière
18 octobre 2021
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