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L'Économie à venir

Gaël Giraud et Felwine Sarr Les liens qui libèrent, 2021, 208 p., 16 €.

Dans une optique de rupture avec le modèle économique en vigueur, Gaël Giraud et Felwine Sarr invitent à inaugurer une économie entendue comme vision du monde. Où l’humanité ne se départit pas de la création et assume sa finitude.

Indiscipliner l’économie : tel était le titre original de ce livre d’entretien entre Gaël Giraud, jésuite bien connu de la Revue Projet, et Felwine Sarr, économiste et écrivain sénégalais, professeur à l’université de Duke, en Caroline du Nord (États-Unis). Tous deux ont profité d’un séjour à l’Institut d’études avancées de Nantes, en juin 2019 (soit avant la pandémie), pour dialoguer à bâtons rompus autour de leurs préoccupations communes.

Les deux hommes ne s’expriment pas ici seulement en tant que macro-économistes pointus. Ils s’affirment comme humanistes formés à de nombreuses disciplines – physique, philosophie, théologie, spiritualité, musique, littérature, etc. – et militants pour un monde plus juste et respectueux de la planète. « Indiscipliner l’économie » constitue clairement de leur part une injonction multi-facettes. Il s’agit d’abord d’arracher l’économie à sa propre discipline néolibérale actuelle pour en recréer une nouvelle ; ensuite, de convoquer l’économie à un dialogue avec les autres disciplines universitaires ; et, enfin, d’appeler les économistes à rompre avec l’obéissance aveugle aux diktats du marché.

Le livre n’a cependant rien d’un brûlot révolutionnaire. Vibrant à l’unisson mais jouant sur des instruments différents, deux personnalités et deux sensibilités se répondent. L’une a été nourrie aux Variations Goldberg de Bach, l’autre aux récits des griots d’Afrique de l’Ouest. Tous deux sont enfants des Lumières et de la mondialisation. Tous deux sont profondément croyants, catholique pour l’un et musulman pour l’autre. Chacun est un puits de science, drainant les sources les plus diverses pour donner corps à un ouvrage « ovni », où « l’Économie », écrite en majuscule, relève d’une vision d’un monde désirable.

L’Afrique nous rappelle combien nous sommes constitués par nos liens et les limites de notre « toute-puissance ».

Vu du lecteur, l’intérêt principal de l’entretien réside dans l’apport de Felwine Sarr. L’écrivain sénégalais questionne les intuitions occidentales et imagine une économie relationnelle « interdisciplinée », intégrant les multiples dimensions de l’hospitalité « Teranga » et de l’anthropologie « Ubuntu » africaines1.

L’économie à venir ne peut se penser hors d’un monde fini, dont les ressources sont limitées. La question de l’hospitalité et du partage est cruciale si on ne veut pas revenir aux temps de la barbarie, effaçant le combat des droits humains et les avancées des Lumières. L’esclavagisme, l’exploitation coloniale ou le règne des multinationales ne prennent en compte ni la vulnérabilité fondamentale de notre humanité, ni celle de notre planète. Là encore, l’Afrique nous rappelle combien nous sommes constitués par nos liens avec les absents, les esprits des anciens, les forces de la nature, les limites de notre « toute-puissance ». L’économie humaine ne peut s’extraire de l’Économie de la création.

Fructueuse incomplétude

À la question de l’économie à venir, « la réponse est conditionnée non seulement à ce que nous soyons en mesure de concevoir la pluralité, mais également l’incomplétude des cultures, des civilisations et des groupes humains. On sortirait ainsi d’un rapport de surplomb où l’on continue de projeter ses Lumières sur les autres. Cet imaginaire a la vie dure dans l’Hexagone. » analyse Felwine Sarr selon une approche plus anthropologique et narrative.

Gaël Giraud, alors en pleine écriture de sa thèse en théologie dont il est fait mention, s’inscrit, quant à lui, dans une approche plus théologico-politique. Le dialogue autour de l’anthropocentrisme lui fait dire qu’il « faudrait étendre le concept derridien de carno-phallogo-anthropocentrisme, qui dénonce ceci : la violence et l’injustice que nous autres – mâles blancs urbains prétendument rationnels – infligeons aux anciens colonisés, aux femmes et aux animaux dont nous mangeons la chair. »

« La tradition transmet un feu, elle ne transmet pas des cendres, elle transmet ce qui est fécond » (Felwine Sarr) 

On retrouve ici les thématiques de la domination et de la violence dans la Bible. Felwine Sarr souligne à son tour que « la question de l’ontologie dichotomique semble être une caractéristique que l’Occident a endossée à un moment précis de son histoire. […] Dans beaucoup de cultures africaines traditionnelles, l’ontologie est relationnelle et les identités ne sont pas figées. On peut passer de l’humanité à l’animalité et inversement. » Le rapport à la nature est ainsi enraciné dans un animisme paisible.

« Indiscipliner l’économie » prend toute son ampleur lorsque les deux penseurs en viennent aux questions d’herméneutique ou d’interprétation. Les auteurs abordent notamment la question de l’interprétation en islam et dans le christianisme, et formulent le souhait d’en rouvrir les portes en économie, en théologie ou ailleurs. « La tradition transmet un feu, elle ne transmet pas des cendres, elle transmet ce qui est fécond » (Felwine Sarr). Or n’y a-t-il pas un commun au-delà de toute interprétation ? Un « esprit de la lettre » à chercher et partager ? Gaël Giraud suggère ici la sainteté tandis que Felwine Sarr évoque le « mbokk », la parentalité élargie « à l’africaine », à condition de ne pas tomber dans un communautarisme « à l’anglaise ».

Discernement collectif

Les derniers chapitres déploient une approche en forme de via negativa ou de mise en perspective de l’absence et du manque qui définissent notre commun à tous. C’est en nous admettant fragiles et souffrants que nous pouvons nous reconnaître semblables. C’est cet « entre-nous » du désir et de la soif qui nous relie. « Nous avons nous-mêmes à accepter cet entre-nous et à y contribuer, à la fois pour le recevoir et pour le nourrir. Ce que nous avons en commun, c’est finalement notre incomplétude, notre désir, ce qui fait que nous sommes, toi, moi, chacun d’entre nous, des êtres de désir en attente d’un accomplissement », souligne Gaël Giraud.

Si la fragilité est le commun sur lequel bâtir l’avenir, il nous faut apprivoiser cette dernière, accepter l’inconnu, ne pas avoir peur de fissurer les belles constructions et forteresses occidentales. « On prend conscience que la trame de ce présent qui semble inaltérable peut être fissurée et que, lorsqu’on la fissure, surgissent des possibles qui peuvent certes être contradictoires, mais qui au moins inaugurent la nouveauté. »

On retrouve chez Felwine Sarr des tonalités de Laudato si’ et de Fratelli tutti, sur la valeur donnée au temps, à la sobriété heureuse, à la frugalité et, en définitive, à la fécondité mystérieuse de nos vies. Comme le conclut Gaël Giraud, les héritages, pour qu’ils restent vivants, doivent « être soumis en permanence à délibération, dans un immense discernement collectif. » Cette délibération qui, de fait, constitue la substantifique moelle de l’entretien.

1 « Teranga » signifie l’hospitalité en wolof, concept phare d’accueil de l’étranger pour les Sénégalais. Le mot « ubuntu », issu de langues bantoues du sud de l’Afrique, désigne une notion proche des concepts d’humanité et de fraternité.

Marcel Rémon
30 septembre 2021
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