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Le pire n'est pas certain Essai sur l'aveuglement catastrophiste

Catherine et Raphaël Larrère Premier Parallèle, 2020, 195 p., 18 €.

Un effondrement systémique de notre civilisation est-il inéluctable ? Catherine et Raphaël Larrère détricotent ce récit, sans pour autant nier l’ampleur des défis à venir.

Catherine et Raphaël Larrère font partie de ces couples féconds en idées et en livres. La professeure émérite à l’Université Paris 1, pionnière en France de la philosophie environnementale, et l’ingénieur agronome (éthicien environnemental à ses heures) s’associent à nouveau. Après, entre autres, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement (2009), Penser et agir avec la nature (2015), ou encore Bulles technologiques (2017). Cette fois, c’est la prolifération des thèses catastrophistes et collapsologistes qui les anime ; ces discours qui affirment que tout est fichu, qu’il ne reste plus qu’à se préparer à ce que la crise écologique détruise notre monde et notre civilisation « thermo-industrielle ».

Avec méthode, ils s’attaquent à quelques figures phares : Yves Cochet, par exemple, ancien ministre de l’Environnement, qui s’est construit un bunker pour survivre à la fin du monde (qu’il prévoit vers 2030). Il prône la mise en place de « biorégions » autonomes en énergie et en alimentation. À Pablo Servigne aussi, qui a popularisé en France la collapsologie1, et pour qui la crise est systémique – finances, emplois, énergie, tensions sociales, pandémies… Les auteurs s’érigent contre, également, tous les discours qu’a intégrés l’« effondrisme », et ils sont nombreux : l’idée d’un choc étalé dans le temps et auquel il s’agirait de s’adapter ; l’idée collatérale selon laquelle des expériences (permaculture, agroécologie, mouvements écoféministes, villages en transition) permettraient d’adoucir la chute et de préparer « l’après », pour n’en citer que deux.

Les Larrère ne sont pas foncièrement hostiles à ces dernières idées, mais à la collapsologie comme « grand récit intégrateur qui, dans l’horizon d’une catastrophe unique et globale, absorbe toute une variété de luttes et de façons de s’organiser collectivement pour “vivre autrement”. Une telle assimilation n’est possible qu’en privant ces luttes de toute dimension politique, en réduisant ces expériences à une adaptation accompagnée de soutien psychologique. »

L’effondrisme entraîne le survivalisme, et c’est pour les auteurs une négation du politique.

S’ils refusent ce grand récit, ils ne prônent pas pour autant un business as usual (ni même un « développement durable » ou une « croissance verte »). Ils invitent plutôt à prendre conscience de l’urgence pour agir. Il ne s’agit pas de nier la possibilité de la catastrophe, mais de refuser qu’elle soit inévitable. Car, si elle l’est, il faut préparer les radeaux de sauvetage, en effet. L’effondrisme entraîne le survivalisme, et c’est pour les auteurs une négation du politique.

Plus la peine d’agir, et surtout, plus la peine d’agir ensemble. Que chacun se prépare chez soi. Ils citent Yves Citton et Jacopo Rasmi (Générations collapsonautes, Seuil, 2020) : « Nous voilà libéré·e·s de notre impuissance à vaincre l’invincible capitalisme, puisqu’il est voué à s’écrouler tout seul. » Voilà bien une négation du politique justifiée par l’inévitabilité de la catastrophe. L’argument de la nécessité n’est pas nouveau : c’est celui du laisser-faire du libéralisme, du matérialisme marxiste, du catastrophisme ontologique… D’ailleurs, si, en apparence, le récit collapsologique s’oppose au récit du progrès, en réalité les deux « naturalisent l’histoire » : « On a, dans les deux cas, la même conception linéaire du temps » – et l’arrivée certaine d’un événement qui agira comme une bascule.

Probable n’est pas certain

Si bien que c’est un danger épistémologique classique que de formuler des théorèmes irréfutables, des vérités absolues qui deviennent systémiques. Catherine et Raphaël Larrère les critiquent à ce titre : la collapsologie est-elle vraiment une science, quand on sait qu’une science est nécessairement ouverte aux controverses (c’est ce qui fait évoluer les connaissances) ?

Il se trouve que cette irréfutabilité de « la » catastrophe ne se fonde pas que sur du roc : par exemple, les collaspologues passent de la possibilité, la probabilité, d’un effondrement à sa certitude, et justifient cela par l’intuition. Autre exemple : ils raisonnent uniquement en termes globaux (réchauffement climatique, désertification, acidification des océans, etc.) et sont fascinés par ces effondrements, passant outre les particularités locales. Pour les auteurs, c’est « un aveu d’impuissance ».

À l’inverse, lorsque l’on regarde en face la possibilité (et non la certitude) d’un effondrement, tout peut se mettre en œuvre pour l’éviter à tout prix. Et les époux Larrère ne sont pas du genre à se voiler la face sur les questions environnementales. Depuis des décennies, ils prennent très au sérieux les multiples catastrophes qui existent déjà. Mais que des catastrophes existent n’implique pas une posture catastrophiste totalisante.

Les Larrère souhaitent faire de la catastrophe non pas une certitude mais un principe méthodologique.

C’est pourquoi les auteurs appellent à l’action politique, à se mobiliser contre la crise environnementale, à ne pas réfléchir qu’avec des moyennes et des données globales, mais à voir qu’au milieu des crises et des effondrements, il y a des réalités concrètes diverses. Ils encouragent à un engagement politique local, car les conséquences à petite échelle sont aussi multiples qu’imprévisibles. « Ce qui caractérise la situation actuelle, c’est l’imprévisibilité de l’avenir… Nous sommes confrontés (…) à l’incertitude. » L’engagement politique peut alors permettre de trouver collectivement des solutions adaptées.

Contre le catastrophisme totalisant de la collapsologie, les Larrère souhaitent revenir au « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy, et de Hans Jonas avant lui : faire de la catastrophe non pas une certitude (ontologique) mais un principe méthodologique, faire « comme si » elle était une réalité. Car la catastrophe n’est pas l’avenir inévitable, mais l’avenir dont on ne veut pas. À cette condition, le politique peut émaner d’une liberté, d’un choix collectif, et non d’une nécessité absolue.

1 Lire notamment Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, avec Raphaël Stevens (Seuil, 2015) et Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), avec Gauthier Chapelle et Raphaël Stevens (Seuil, 2018).

Louise Roblin
25 avril 2021
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