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Une histoire politique du tiers-monde

Vijay Prashad Écosociété, 2019, 406 p., 22 €

« Le tiers-monde n’était pas un lieu. C’était un projet. » Le mot « tiers-monde » se réfère à un article d’Alfred Sauvy sur l’état de la planète, selon lui divisée en trois entités : le premier, le deuxième et le troisième monde. Le monde occidental, le bloc communiste et ce que l’auteur nomme les « nations obscures ».

Dès sa naissance, le tiers-monde est conçu pour être une troisième voie, non-alignée, pour se distancier des deux sphères d’influence issues de Yalta, figées dans la Guerre froide et la course aux armements. La fin de la Seconde Guerre mondiale est de fait concomitante d’une montée croissante du mouvement anticolonial au sein des nations colonisées.

La coexistence pacifique devait être au cœur de l’organisation politique des États, en cette ère nucléaire. Pour Nehru, un des fondateurs, les impératifs du tiers-monde étaient l’indépendance politique, la non-violence dans les relations internationales et la promotion des Nations unies comme une institution fondamentalement responsable de la justice mondiale. Selon Frantz Fanon, le tiers-monde se présentait face à l’Europe comme une masse colossale dont le projet devait être « d’essayer de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n’a pas su apporter de solutions ».
Vijay Prashad raconte, dans une langue agréable et rigoureuse, cette épopée du tiers-monde. L’ouvrage, dense et abondamment documenté, est divisé en trois parties : la quête (qui décrit les origines), les écueils et « l’assassinat » (ou le déclin) du projet. Chacun des dix-huit chapitres porte le nom d’une ville dans laquelle le sort du projet tiers-monde a été scellé.

Les deux événements fondateurs du concept se sont paradoxalement déroulés dans deux villes du « premier monde » au lourd passé colonisateur : Paris et Bruxelles. De Bandung à La Mecque en passant par Alger, La Havane, La Paz, Tawang ou New Delhi, les autres villes sont des vitrines où se racontent non seulement une histoire et un rôle dans le projet du tiers-monde, mais aussi les dynamiques contiguës se déroulant ailleurs à la même époque.

Le mouvement est à l’avant-garde en reconnaissant notamment le rôle crucial des femmes dans la lutte anticoloniale.

Depuis l’invention du concept à Paris sont narrés les épisodes marquants de l’évolution du projet tiers-monde : la création de la ligue contre l’impérialisme et le colonialisme à Bruxelles (1928), la conférence afro-asiatique à Bandung (1955), la conférence des femmes afro-asiatiques au Caire (1961), celle du mouvement des non-alignés à Belgrade (1961) et enfin la conférence tri-continentale à La Havane (1996). La montée en force du mouvement, qui s’agrandit jusqu’à former le « groupe des 77 » (G77), au fur et à mesure que les nations colonisées accèdent à l’indépendance, va puiser dans la générosité et la solidarité promues par ses leaders : Nehru, Nasser, Nkrumah, Castro, Sukarno, U Nu… Le mouvement est à l’avant-garde en reconnaissant notamment le rôle crucial des femmes dans la lutte anticoloniale.

En dépit de nombreux revers, le mouvement des non-alignés est parvenu à quelques résultats bien documentés dans le livre. Fondé en 1961 à Belgrade, ce mouvement a regroupé les pays refusant de s’inscrire dans la logique d’affrontement Est-Ouest, favorisant au contraire l’indépendance des pays du Sud dans le cadre de la décolonisation. Ainsi a-t-il pu, pendant un temps, constituer une plateforme politique, une Organisation des Nations unies (Onu) à moindre échelle, pour agir sur le désarmement nucléaire et la démocratisation des Nations unies. L’ambition étant d’éviter que l’Onu ne soit, comme disait Amilcar Cabral, « un géant aux mains liées ». Grâce aux initiatives du mouvement des non-alignés, le nombre de membres non permanents du Conseil de sécurité a été porté à dix, dont cinq d’Afrique et d’Asie. Également, en 1974, l’assemblée générale des Nations unies adopta, sur une proposition du mouvement, le projet du « nouvel ordre économique international ». Ce dernier avançait que l’ordre international contemporain, loin de favoriser le développement des nations obscures, contribuait à leur sous-développement.

L’autre fragilité est l’incapacité de sortir du statu quo colonial, de la dépendance à un seul produit d’exportation – un minerai, du pétrole ou un produit agricole.

Dans la partie « Écueils », l’auteur décrit la façon dont le projet du tiers-monde va s’effondrer sous le poids de ses propres travers et des attaques persistantes du premier monde. Face aux diverses revendications des peuples nouvellement indépendants, la tentation des régimes sera de mettre en place des États autoritaires dirigés par des oligarchies prédatrices. Le peuple, après avoir combattu pour la libération, est ainsi démobilisé, bâillonné. L’autre fragilité est l’incapacité de sortir du statu quo colonial, de la dépendance à un seul produit d’exportation – un minerai, du pétrole ou un produit agricole. La fixation des prix par les marchés du premier monde est défavorable aux pays du tiers-monde dont les économies vont s’effondrer.

Le livre présente des initiatives prises pour pallier cette vulnérabilité, avec des succès très mitigés, dont celui de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) qui tente en vain d’enrayer la « malédiction des excréments du diable ». Il présente également les conflits et les confrontations violentes qui vont opposer plusieurs États du tiers-monde, autrefois artisans de la non-violence (comme la guerre de Tawang entre l’Inde et la Chine ou entre l’Inde et le Pakistan), conduisant ces pays à une course aux armements qu’ils avaient au départ combattue. Un chapitre du livre expose des expériences qui sont conduites dans certains pays pour changer l’ordre politique et économique hérité de la colonisation. À l’instar du socialisme tanzanien, ces expériences mal pensées et imposées d’en haut, à la hâte, échouent lamentablement.

Dans la partie « Assassinats », l’auteur relate l’assaut frontal des années 1970. Il y décrit la crise de la dette et la réorganisation fomentée par le premier monde pour assassiner le tiers-monde à travers les politiques du Fonds monétaire international (FMI). Cette pression économique et financière s’accompagne ou entraîne un revirement des cliques au pouvoir dans le tiers-monde.
Elle abjure tout programme de libération, renie leur conception de la solidarité sociale relevant du nationalisme anticolonial et laïc pour préconiser une solidarité sociale fondée sur la religion, le renouvellement du racisme ou le renforcement du pouvoir de classe.

À partir de la décennie 1980, ce sont tous ces facteurs qui vont s’enchevêtrer pour mettre à mort le tiers-monde dont la notice nécrologique est écrite à New Delhi. Les succès des tigres asiatiques sont analysés et cette exceptionnalité est appréhendée avec force détails et illustrations.

Somme toute, ce livre permet une compréhension approfondie de l’évolution politique, économique et culturelle du monde après la Seconde Guerre mondiale, des luttes des nations obscures pour accéder à une véritable libération nationale ainsi que les raisons de nombreux échecs. Il permet d’imaginer une projection de l’avenir que l’auteur aurait pu esquisser ; s’attachant essentiellement à décrire l’assassinat du tiers-monde, il n’évoque pas (ou très peu) les voies de sa résurrection.

Christophe Sebudandi
13 mai 2020
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