Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale

Saskia Sassen Gallimard, « NRF essais », 2016 [trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina], 384 p., 25 €

Après des recherches sur le développement urbain et la mondialisation, Saskia Sassen aboutit à cet ouvrage engagé et ambitieux : Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale. La sociologue et économiste néerlando-américaine montre ici comment l’évolution récente du capitalisme conduit à une explosion des expulsions sous de multiples formes : destructions de l’environnement, saisies immobilières, politiques d’austérité, accaparement des terres dans le Sud, etc. Ces expulsions brutales fonctionnent comme « un tri sauvage », mettant à l’écart du développement et du bien-être une bonne partie de la population mondiale.

À première vue, la notion d’expulsion peut apparaître comme une notion fourre-tout pour décrire ce capitalisme dévastateur. En réalité, S. Sassen propose une théorie globale et cohérente qui permet une analyse incisive des logiques souterraines à l’œuvre, tout en pointant « les limites de nos catégories dominantes » de pensée. Le concept d’expulsion invite à tisser des liens au sein d’un système global et complexe et à redonner des armes à une critique d’un modèle inégalitaire et violent. Il aide à contrer « la dynamique qui consiste à chasser les gens de l’économie et de la société, cette dynamique désormais inscrite dans le fonctionnement normal de ces sphères ».

Saskia Sassen fait remonter aux années 1980 la mutation du capitalisme en une économie du tri sauvage. Des années marquées par deux déplacements : le développement de zones de croissance vers des régions ciblées, avec l’essor de la sous-traitance globale et de villes globales en tant qu’espaces stratégiques ; la financiarisation des économies de ces villes globales. Ces évolutions marquent une nouvelle forme d’accumulation primitive, qui s’appuie sur la révolution numérique. L’économie globale est aujourd’hui constituée de « formations prédatrices qui combinent élites et capacités systémiques […] au sein desquelles la finance joue le rôle de catalyseur essentiel qui tend vers une concentration extrême ». La prédation se nourrit du déclin des économies et elle prospère grâce au démontage progressif des dispositions fiscales et monétaires (privatisations, fin des politiques douanières, défiscalisation…). Les États-Unis symbolisent ce nouveau stade du capitalisme, avec une explosion des profits pour les entreprises, alors même que leurs taux d’imposition sont abaissés (ce qui surcharge et appauvrit les ménages). La première puissance économique mondiale est ainsi gangrenée par une explosion des inégalités, par un tri entre gagnants et perdants – bien documenté par Thomas Piketty. Sur la seule année 2012, les revenus avant prélèvement d’impôts du 1 % des Américains les plus riches ont progressé de 19,6 % tandis que les 99 % restants ont vu leurs revenus progresser de 1 %.

Une des formes les plus visibles et les plus brutales du tri réside dans l’éviction des gens de leurs propres maisons. La tragédie de la ville de Détroit en est l’illustration. Le logement résidentiel est devenu un instrument financier où règne la titrisation de prêts hypothécaires, c’est-à-dire l’ouverture de la finance à haut risque aux ménages à revenus modestes. Après l’explosion de la bulle spéculative, 9,3 millions d’évictions de résidence principale ont eu lieu aux États-Unis. L’Union européenne n’échappe pas à cette tendance. En Espagne, le nombre de saisies immobilières a explosé à partir de 2007. Et l’auteure de mettre en garde contre le risque d’exportation prochaine des prêts hypothécaires titrisés dans des pays du Sud (mais sans guère développer cette hypothèse).

La sociologue consacre plusieurs chapitres aux pays du Sud, dans lesquels elle décrit les accaparements massifs de terres, la destruction d’écosystèmes et les déplacements de populations. Depuis 2006, la marchandisation à grande échelle des terres, déjà dévastatrice, s’est conjuguée à la financiarisation de cette marchandise. Les plans d’ajustement structurels du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale ont préparé le terrain pour cet accaparement des terres par des entreprises multinationales et des gouvernements d’Asie, du Moyen-Orient ou d’Europe. Affaiblis par la dette, mis sous pression par leurs créanciers, les États – souvent devenus de simples élites prédatrices – ont cédé aux offres des acquéreurs de terres : selon Oxfam, entre 2000 et 2010, une superficie huit fois supérieure à celle du Royaume-Uni a été vendue ou louée à des investisseurs étrangers dans le monde. L’Afrique concentre les acquisitions, le plus souvent dans le but de produire du bio-fioul. La plus grande plantation d’huile de palme du monde (2,8 millions d’hectares) a été plantée par la Chine en République du Congo. Ce processus de concentration et de marchandisation des terres détruit le tissu social local et conduit à des expulsions. Finalement, et c’est une idée que Saskia Sassen aurait pu approfondir, en s’alignant sur le capitalisme global, les États perdent la souveraineté sur leurs propres terres.

La dépossession des terres a aussi pour cause la destruction de l’environnement par l’industrie extractive, les accidents nucléaires, les grands projets hydrauliques, etc. Sur ces zones mortes, nous sommes confrontés à une « expulsion des éléments caractéristiques de la biosphère hors de leur espace de vie ». De Norilsk, en Russie, où les déchets industriels ont dévasté la région, à la Oroya, au Pérou, où 97 % des enfants avaient des niveaux de plomb élevés dans le sang, en passant par Tchernobyl et Fukushima, le dernier chapitre du livre documente les destructions irréversibles de notre monde.

Saskia Sassen s’étend vigoureusement sur une autre modalité d’expulsion souterraine de la population américaine : la politique d’enfermement massive. Jadis réservée aux dictatures, l’enfermement de masse est désormais inscrit dans la société américaine et il s’exporte à travers la privatisation des prisons et la frénésie sécuritaire des gouvernements. Aujourd’hui, un citoyen américain sur 100 est en prison, un sur 31, si on ajoute ceux en liberté conditionnelle, soit 7 millions de personnes. Un Américain sur quatre a déjà été condamné ou arrêté.

Expulsions est un essai important pour une compréhension globale du système économique et pour dynamiser les mouvements sociaux à travers le monde. Dans un registre plus soutenu, il s’apparente aux contributions de Naomi Klein, de Noam Chomsky ou de Jean Ziegler. Cependant, et c’est dommage, Saskia Sassen évite toute utilisation du concept de néo-libéralisme, utilisé par ces derniers. Une notion qui aurait pu servir à la réflexion sur les nouvelles formes de management ou sur la libéralisation des politiques publiques comme formes d’expulsions. De même, on s’étonne de lire un travail sur l’évolution historique du capitalisme sans référence aux travaux d’inspiration marxiste en économie ou en géographie. Ce cadre théorique aurait pu éclairer certains passages où l’auteure pose en exemple positif les années keynésiennes de relance et de croissance, mais sans plus d’approfondissement. Les prolongements viendront, on l’espère, dans un prochain ouvrage sur les réponses ou les alternatives à ce mouvement général d’expulsion.

Laurent Duarte
24 octobre 2017
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules