Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Situation de la France

Pierre Manent Desclée de Brouwer, 2015, 176 p., 15,90 €

Ancien directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et professeur à Sciences Po, Pierre Manent est notamment l’auteur du très remarquable Cours familier de philosophie politique (Gallimard, 2004). Interpellé par les « actes de guerre commis au début de l’année 2015 à Paris, Montrouge et Vincennes », il a souhaité rédiger un essai dont le titre, Situation de la France, dit l’ambition, mais aussi les limites, étant donné la concision du format adopté. Cet essai se veut provocateur, au meilleur sens du terme, car, selon son auteur, « ce que j’ai à dire a de quoi plaire et, surtout, déplaire à tous les partis ». Le plan de l’ouvrage est classique dans son organisation, commençant par les causes de cette situation française pour évoquer ensuite les solutions proposées. Les causes ? Elles se résument ici à deux principalement : la faiblesse de l’État et le refus de « prendre un peu au sérieux le fait religieux comme fait politique et social ».

L’anémie de l’État est manifeste quand « en vérité, il n’exige plus que le paiement de l’impôt ». « Nous sommes politiquement sans force ». Une débilité qui s’explique par l’individualisme dominant dans notre pays : « Dans un espace social abstrait où le seul principe de légitimité réside désormais dans les droits de l’homme compris comme les droits illimités de la particularité individuelle, il n’y a plus d’associations ni de communions qui vaillent. » Cette dérive de notre société aboutit, selon Pierre Manent, à un clivage entre deux parts de la population : « Tandis que, ‘pour nous’, la société est d’abord l’organisation et la garantie des droits individuels, elle est, ‘pour eux’, d’abord l’ensemble des mœurs qui fournissent la règle concrète de la vie bonne. » Vous l’aurez compris : « eux », ce sont les musulmans, « nous », tous les autres.

C’est l’asthénie de la société qui a permis qu’« une guerre » nous soit déclarée, « une guerre » qui nous accule à une position de défense, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières. D’autres ont pu recourir à une telle terminologie guerrière. Mais le problème ici est que l’auteur ne nous dit pas clairement qui a déclaré cette guerre : des terroristes ou l’islam en général ? Et Pierre Manent semble entretenir la confusion quand il écrit, par exemple : « L’islam fait pression sur l’Europe et il s’avance en Europe. » Ainsi « l’immense majorité de nos concitoyens n’ont rien à voir avec le terrorisme, mais le terrorisme ne serait pas le même (…) si les terroristes n’appartenaient pas à cette population ». Il est notable qu’à aucun moment l’auteur n’évoque la question des inégalités comme une cause majeure de cette « situation », et qu’il se focalise totalement sur la question du religieux.

Face à cet état de guerre, Pierre Manent estime que la première option réaliste sera défensive « parce que nous sommes forcés de faire des concessions que nous préférerions ne pas faire, ou d’accepter une transformation de notre pays que nous aurions préféré éviter ». « La politique possible est un compromis entre les citoyens français musulmans et le reste du corps civique. » Selon l’auteur, il ne reste plus, dès lors, qu’à déterminer ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas, notamment à propos de la question du voile, de la nourriture dans les cantines scolaires ou de la mixité dans les piscines…

La seconde réponse, active cette fois, qui pourra être apportée, passe par la réappropriation par notre société « chrétienne ou de marque chrétienne » de sa dimension spirituelle. Mais pour cela, « tout dépend de l’Église et des chrétiens de France, de leur capacité à entrer judicieusement dans la vie civique ». Aussi bien, selon Pierre Manent, « l’Église comme domaine spirituel est au centre du dispositif occidental » en mobilisant les forces spirituelles de notre pays par l’alliance entre Dieu et les hommes. L’ouvrage, fort logiquement, se termine par cette phrase : « L’avenir de la nation de marque chrétienne est un enjeu qui nous rassemble tous. »

Pourtant, il est fort douteux que ces propositions fassent consensus auprès de la très grande majorité de nos concitoyens, d’autant que l’auteur ne définit jamais ce qu’il qualifie de « spirituel », de « marque chrétienne » ou d’« alliance ». Ce que Pierre Manent nomme « dispositif théologico-politique », ainsi que son analyse des « cinq grandes masses spirituelles qui déterminent la figure de l’Occident » interrogent : sommes-nous bien membres de la même société ? L’ensemble donne le sentiment d’un ouvrage écrit de manière hâtive, avec la nostalgie d’un État fort – tel que l’auteur pense qu’il devait exister sous la Troisième République – et d’une Église survalorisée, se révélant, l’un comme l’autre, très idéalisés.

Il est étonnant de constater à quel point la situation que connaît notre pays amène nombre d’intellectuels, parmi les plus éminents, à bégayer leur pensée. Que cette « situation de la France » soit complexe est une évidence. Il ne sera d’aucune aide de vouloir réduire cette complexité par quelques rapides raccourcis.

Je conseille aux lecteurs désireux de creuser cette question du rapport entre politique et religion de lire plutôt l’ouvrage de Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil, 2016 ; cet ouvrage a été recensé dans la Revue Projet, n°352, p. 94 [NDLR]). L’auteur, par ailleurs directeur du Monde des livres, écrit ainsi, à la fin de son ouvrage : « Si la gauche veut soutenir le choc du ‘théologico-politique’, il est urgent qu’elle brise le silence. Qu’elle cesse d’occulter la force autonome de l’élan spirituel (…). Bref, qu’elle fasse retour sur elle-même et qu’elle renoue avec sa tradition critique. » Cela apparaît plus opérant que de demander à l’Église de faire le travail à la place du politique…

Xavier Nucci
14 juin 2016
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules