Le culte des droits de l’homme
Valentine Zuber Gallimard, « NRF », 2014, 405 p., 26 €Le sujet est important, le résultat contrasté. Valentine Zuber s’attache, dans cet ouvrage, à questionner la dimension sacrée revêtue par les droits de l’homme en étudiant plus particulièrement l’investissement quasi religieux dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait l’objet en France. Le lecteur attendait une réflexion sur les causes de la pratique d’un « culte » « échappant au débat » (p. 362) : pourquoi les droits de l’homme sont-ils devenus cette croyance sans adversaire légitime ? On est plutôt en présence d’une description, méthodique et scrupuleuse, d’un itinéraire, celui du texte de 1789, âprement discuté, comme on sait, resté inachevé mais immédiatement devenu intouchable. L’entreprise historiographique a ceci de salutaire : elle permet de refroidir la vénération stérile d’un objet devenu totémique ; elle prévient contre les anachronismes tendant à faire du texte un « nouvel évangile » (p. 138) censé avoir posé tous les ingrédients de la recette libérale et républicaine. Les réflexions de l’auteur se font même particulièrement suggestives quand sont abordées des questions aussi centrales et actuelles que le statut de l’enseignement de la morale laïque à l’heure du pluralisme idéologique, l’enjeu du caractère universel des droits de l’homme ou celui de leur diffusion à l’échelle planétaire (la France invoquant le titre de « patrie des droits de l’homme » en guise de ressourcement virginal).
Le lecteur reste cependant sur sa faim. Certains développements sont dilatés à l’excès : la reconstitution des débats révolutionnaires sur la déclaration, la restitution de la critique des droits de l’homme après l’épisode révolutionnaire – curieusement isolée de l’analyse des débats contemporains –, le détail de l’histoire de la commémoration du bicentenaire. Des questions pourtant centrales sont négligées et certains auteurs oubliés : rien sur Alexis de Tocqueville et la religion du semblable, rien sur Hannah Arendt et son analyse de la Révolution française (la politique de la pitié notamment), peu de développements sur le statut de la religion civile aux États-Unis (contrepoint pourtant nécessaire à la compréhension du cas français), sur l’impact de la réflexion antitotalitaire dans le contexte intellectuel et politique hexagonal. Rien, non plus, sur la logique spécifique du droit, qui ne se limite tout de même pas à son « modèle déclaratif ». Valentine Zuber revient, à juste titre, sur le débat relatif à la valeur juridique de la déclaration qui a agité la doctrine publiciste sous la IIIe République, mais sans réserver la place qu’elle mérite à la dimension proprement juridictionnelle. Or, dans le dispositif cultuel qu’elle s’emploie à décrire, les juges pouvaient assurément prétendre à un rôle central parmi le personnel clérical. Légicentrisme oblige, ils ne l’ont pas acquis sous l’empire des lois de 1875, mais peut-être l’ont-ils conquis aujourd’hui.
L’ouvrage prend, ici ou là, les allures d’un montage de citations, toutes intéressantes, certes, mais qui empêchent le plus souvent l’auteur de prendre véritablement la parole en son nom propre. Historienne dans l’âme, Valentine Zuber reste comme émue par ses sources et s’en rend malheureusement prisonnière. Comme si elles devaient parler d’elles-mêmes sans être davantage interrogées dans leur sélection. On consultera bien sûr avec grand profit les longs et nombreux passages tirés de sources de première main. On constatera aussi que certaines sources de seconde main – d’Albert Mathiez à Christine Fauré en passant par Samuel Moyn – viennent, parfois, se substituer à l’analyse personnelle de l’auteur. La synthèse se révèle toujours intéressante et bien conduite mais le matériau mobilisé appelait davantage d’implication et de prise de risque intellectuel.
Le titre adresse finalement un faux signal au lecteur, un signal en tout cas auquel l’ouvrage ne donne pas suffisamment suite. Quel sens y a-t-il à considérer les droits de l’homme sur le mode du culte ? Les droits de l’homme viennent-ils se substituer à la religion ? À la politique ? À la politique en tant qu’elle s’est elle-même substituée à la religion ? Telle est la question posée par le sujet du livre : celle de la place et du statut de la volonté humaine dans la politique moderne. La volonté politique, telle que la Révolution française l’a incarnée, est née avec son anticorps de résistance face aux excès potentiels du volontarisme. Peut-être est-ce pour qualifier cette limitation qu’il faudrait parler de religion, beaucoup plus que de « culte ».
8 septembre 2014