Où sont passés les intellectuels ?
Enzo Traverso Textuel, 2013, 108 p., 17 €Dans ce livre-dialogue, l’historien Enzo Traverso aborde la question d’une éclipse des intellectuels dans les sociétés contemporaines. À partir d’une perspective historique, déployée sur le « court » XXe siècle (1914-1989), et en recourant à un comparatisme élargi (France, Allemagne, Italie, États-Unis), il montre comment cette éclipse cache une reconfiguration en profondeur du rapport des savants à l’espace public démocratique. Nés en tant que « porteurs universels de cause », en relation à la déchirure historique révélée par l’affaire Dreyfus, les intellectuels se politisent lors de la période de radicalisation idéologique des années 1930-1950. Si l’âge post-totalitaire est à la consécration de l’intellectuel « universel » (Sartre), puis « spécifique » (Foucault) dans l’espace public, les germes d’une nouvelle politique du savoir sont déjà présents dans l’imbrication, visible à partir de la chute des « socialismes réels », entre critique des totalitarismes, idéologie humanitariste des droits de l’homme et hégémonie néolibérale. Sommé de critiquer les idéologies anciennes et leurs déboires, l’intellectuel perd dès lors tout contact avec la pensée utopique, fontaine de jouvence de son discours pendant près d’un siècle. La démonstration relie ici histoire des idées et sociologie historique à la croisée du champ intellectuel et du champ politique. Si l’intellectuel ne jouit plus du « privilège de l’universel » qui avait assis sa légitimité, c’est que le champ politique dans son ensemble s’est transformé. L’homme politique s’est converti en « communiquant post-idéologique » et l’intellectuel se rapproche de l’« expert » inféodé au pouvoir et friand de visibilité médiatique. Cette reconfiguration des rapports entre intellectuels et politique fait signe vers une transformation d’envergure de l’esprit démocratique : sorte de prothèse d’une marchandisation généralisée, celui-ci s’est vidé de sa substance critique. C’est ainsi à une double tâche que nous confronte l’analyse grinçante et pourtant jamais encline au désenchantement ni, a fortiori, au fatalisme, de Traverso : une réarticulation des producteurs de savoir à la pensée utopique et l’élargissement des espaces de critique à l’intérieur de nos démocraties. L’auteur se situe ici au plus près d’un de ses « modèles intellectuels » : le philosophe Walter Benjamin, prônant, à une époque de crise des démocraties, un nouveau messianisme du savoir.
16 mai 2014