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Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale

Anne Clerval La Découverte, 2013, 256 p., 24 €

Parmi les formes d’un embourgeoisement général que connaît Paris depuis les années 1980, la gentrification est celle qui a le plus d’ampleur, « à la fois en termes d’extension spatiale et d’augmentation numérique des cadres et professions intellectuelles supérieures ». Cette notion, singulièrement absente des discours de la municipalité parisienne, a ici le grand mérite de mettre en lumière les conflits et les impensés sociaux des politiques urbaines. La géographe Anne Clerval la définit précisément comme « un embourgeoisement spécifique des quartiers populaires », transformation à la fois urbaine et sociale. La gentrification est « avant tout la conséquence de la circulation du capital (…) qui s’inscrit sans cesse dans des cycles de valorisation/dévalorisation/revalorisation alimentant la différenciation spatiale » ; elle « traduit la dynamique des rapports de classe dans l’espace urbain »1. Ce travail s’appuie sur une analyse statistique précise et des enquêtes de terrain menées dans des quartiers de Paris à différents stades du processus de gentrification (Faubourg Saint-Antoine, Faubourg du Temple et Château Rouge), complétées par une bonne connaissance des autres monographies disponibles (Belleville, Aligre, etc.) et des travaux menés dans d’autres villes mondiales (Londres et New York notamment). La gentrification est ainsi restituée à ses différentes échelles – phénomène à la fois mondial et micro-local, puisqu’il se joue jusque dans l’aménagement du logement – et les particularités de Paris sont bien dégagées.

Au niveau local, la gentrification est d’abord le fait d’initiatives privées individuelles. Généralement, ce sont les artistes qui s’installent d’abord, suivis des ménages ; patrons de cafés ou de restaurants accompagnent et renforcent le mouvement. Les acteurs de l’immobilier, moins visibles à Paris qu’à Marseille, ont aussi un rôle important. Parmi les « petits bourgeois gentrifieurs2 » – un terme légèrement péjoratif repris au sociologue Jean-Pierre Garnier –, les professions culturelles sont surreprésentées. Pourtant, la majorité est désormais composée de cadres du privé et d’ingénieurs. Anne Clerval en dresse une typologie : gentrifieurs stricto sensu, « marginaux » et « locataires gentrifieurs », mais traite surtout du premier type. Elle met à jour l’opération de récupération de l’ancienne identité populaire du quartier comme outil de distinction sociale ainsi que l’écart entre les discours et les pratiques. Alors que les gentrifieurs valorisent la « diversité » du quartier, ils pratiquent l’entre-soi et, pour ceux qui ont des enfants, l’évitement scolaire. Ainsi, dans les quartiers gentrifiés, la mixité culturelle prime sur la mixité sociale, qui reste « un décor dans lequel s’épanouit la sociabilité propre des gentrifieurs entre eux. » Cette ambivalence dans les formes d’échanges est réelle3, mais l’auteure tend à radicaliser la division en classes, même si elle précise que « bourgeois » comme « habitants pauvres » sont des catégories hétérogènes.

Les dynamiques spatiales de la gentrification parisienne, d’abord replacées dans leur contexte historique, sont particulièrement relevées. Des cartes soignées en facilitent la visualisation. L’espace tient en effet une place insigne dans le processus, au niveau de la rente foncière comme à celui du patrimoine urbain, dans les grandes divisions sociales de la ville (est-ouest notamment). Ainsi, dans la forme du bâti, cours et espaces verts ont une importance considérable. La gentrification apparaît comme « un arbitrage entre la pression immobilière (…) et la possibilité pour les gentrifieurs de s’approprier un quartier ». Elle ne saurait se lire de manière linéaire : en progressant, elle modifie ses modalités mêmes, recomposant en particulier les centralités de loisirs. Sa progression se fait également sentir en proche couronne – Montreuil, cas emblématique, n’est pas la seule commune concernée – et contribue à la recomposition des espaces populaires à l’échelle régionale.

Au regard de la finesse de l’analyse, l’emploi de la métaphore du front pionnier, doublée de celle de la reconquête du Paris communard (il n’est pas anodin que le livre s’ouvre sur l’évocation de la dernière barricade de la Commune), est pour le moins déroutante. La gentrification est-elle ce « processus de conquête » évoqué ici en s’appuyant sur l’analyse de Neil Smith menée outre-Atlantique ? La violence réelle que constituent « la dépossession des classes populaires de leur espace de vie » et le « remplacement progressif d’une population par une autre dans un quartier urbain » aurait sans doute pu se passer de cette métaphore guerrière. Anne Clerval reconnaît d’ailleurs qu’on ne peut parler à Paris de politiques urbaines « revanchistes » comme le fait le géographe étatsunien.

Deux chapitres remarquables sont consacrés aux effets complexes des politiques publiques (nationale et municipale) en matière de gentrification. Celles-ci expliquent en grande partie que le phénomène soit plus tardif et plus limité à Paris qu’à Londres ou New York. Ainsi, le contrôle des loyers par la loi de 1948 l’a clairement freiné. Et les opérations de rénovation ont finalement permis l’accroissement du parc social à Paris, qui est, avec l’appropriation par les immigrés des quartiers populaires, le frein le plus efficace à la gentrification. La construction de logements sociaux, un temps abandonnée sous le mandat de Jean Tiberi, est relancée à partir de 2001 par la municipalité socialiste : leur part est passée de 13,4 % à cette date à 17,6 % en 2011. Ces réalisations se heurtent pourtant à une double limite : on détruit plus de logements au loyer modeste que l’on ne construit de logements sociaux, et certains d’entre eux (en prêt locatif social) ne sont accessibles qu’à 5 % des demandeurs de logement social. Enfin, la géographe juge l’encadrement des loyers introduit en 2012 « insuffisant pour (…) contrer la gentrification ». Car la politique de mixité sociale poursuivie dans les quartiers populaires, en ne prenant pas en compte la gentrification et la destruction de l’habitat social de fait, contribue finalement à réduire les logements accessibles aux classes populaires dans Paris !

Anne Clerval montre bien que, loin d’être un fatum, la gentrification résulte « du mode de production capitaliste de la ville ». Mais le processus semble à l’heure actuelle inexorable, et d’autant plus violent pour les classes populaires que leurs choix résidentiels se restreignent… Le droit à la ville, mentionné en conclusion, pourrait peut-être constituer une réponse efficace. Qui s’en saisira concrètement ?

Jean Vettraino



1 L’auteur s’inscrit dans la lignée des travaux de géographie marxiste anglo-saxons, ceux de David Harvey et Neil Smith en particulier (auquel l’ouvrage est dédicacé). Elle écrit, p. 37 : « La finance dans les villes mondiales n’est plus seulement l’auxiliaire de la production de marchandises, mais devient elle-même une source de plus-value. Or (…) la gentrification a acquis une place stratégique dans le marché immobilier et bancaire, et dans la production de la plus-value financière. (…) De centre de production industrielle, Paris est (…) devenu un pôle de commandement de l’économie mondiale (…). Elle est également un centre d’accumulation capitaliste en soi, que ce soit en tant que centre de consommation ou comme lieu de spéculation immobilière, deux domaines dans lesquels la gentrification joue un rôle non négligeable. »

2 Décalque du « gentrifiers » de la littérature anglo-saxonne.

3 Sophie Corbillé, Paris bourgeoise, Paris Bohème. La ruée vers l’Est, Puf, 2013.

Jean Vettraino
21 mars 2014
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