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Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire

Jean Gadrey Les Petits Matins, 2010, 192 p., 15 €

Et si la croissance du Pib (produit intérieur brut) n’était pas la solution mais le problème? C’est la question centrale que pose ce merveilleux livre, de petite taille mais d’une immense largeur de vue.

Les politiques, de droite comme de gauche, qui se succèdent depuis l’après-guerre dans les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), ont pour principal horizon l’augmentation du Pib. Une croissance quantitative, productiviste, qui tient lieu de dénominateur commun aussi bien à une vision du monde « actionnariale » et anglo-saxonne (qui accorde une foi aveugle aux prétendues vertus auto-régulatrices des marchés financiers) qu’à son alternative keynésienne, pour qui le plein-emploi est prioritaire. Jean Gadrey renvoie ces deux logiques dos-à-dos : lui aussi promeut une société du plein-emploi mais il sait que la « main invisible » des marchés financiers n’existe pas et il récuse la posture (néo-)keynésienne d’une certaine social-démocratie européenne qui voit la croissance (même aménagée de manière à adoucir la violence de la concurrence marchande) comme unique remède au chômage.

C’est qu’à ses yeux, l’impératif de croissance, avec ses corollaires que sont la course à la productivité et un consumérisme déshumanisant, est définitivement incompatible avec les enjeux climatiques, énergétiques, environnementaux et sociaux qui sont les nôtres. L’auteur montre notamment qu’une « croissance verte » qui allierait croissance et écologie est un leurre, une utopie scientiste. De même, il ne croit guère à une « réindustrialisation » verte, même s’il est conscient des ravages provoqués par la désindustrialisation de la plupart des pays de l’OCDE. Mais il ne cède pas non plus au mirage d’une société post-industrielle où les pays du Nord se contenteraient d’alimenter une économie de la connaissance désincarnée, pendant que les pays du Sud produiraient de quoi nourrir les premiers.

Le défi, dès lors, consiste à penser et à vivre la possibilité d’une prospérité sociale en dehors de l’alternative croissance/décroissance. Cela suppose, d’abord, de changer nos lunettes : Jean Gadrey est depuis longtemps un défenseur des indicateurs alternatifs au Pib1. Ensuite, il convient, selon lui, de diminuer la productivité du travail. Produire plus avec autant de travail serait une bonne chose, explique-t-il, s’il ne fallait pas pour cela, en général, plus de ressources (eau, énergies, etc.) qui ne sont disponibles qu’en quantités finies et sont vitales pour les générations futures. Et qui dit moins de productivité, dit aussi plus d’emplois! Certes, notre niveau de vie diminuerait en termes de Pib/habitant. Mais ce serait au prix de meilleurs services (soins à la petite enfance et aux seniors, éducation, transports, logements sociaux, etc.), d’une meilleure alimentation, de plus de temps libre, de moins d’emplois précaires, de moins de chômage, de biens plus durables, d’un lien social renouvelé… Moins d’« avoir » et plus d’« être ».

Comment y parvenir? Pour Jean Gadrey, une réduction massive des inégalités de revenus est indispensable. Mais cela ne suffira pas : l’auteur se démarque de certains économistes (comme Tim Jackson2) qui partagent, eux aussi, la conviction qu’il faut abandonner l’impératif de la croissance, mais qui pourraient être tentés de se contenter de modèles macro-économétriques (avec partage des revenus et baisse de la productivité) pour, en quelque sorte, « piloter » d’en haut la bifurcation économique dont nos sociétés ont besoin. C’est ici, peut-être, que l’aspect le plus original de la pensée de Jean Gadrey se révèle : la grande transformation écologique et sociale à laquelle nous sommes convoqués ne se fera pas, affirme-t-il, sans une réappropriation démocratique, par la société civile, de la manière dont nous voulons l’organiser. Il ne suffira pas que des experts autoproclamés ou adoubés par le monde académique des économistes (dont l’auteur connaît le schisme avec la « vie des gens ») dictent le chemin tant que les citoyens n’auront pas décidé ensemble ce chemin et sa destination.

Explorer la troisième voie d’une prospérité qui échappe à l’alternative croissance/décroissance ne se fera donc pas, d’après l’auteur, sans un approfondissement de notre démocratie. Ici, l’auteur rejoint les préoccupations d’un Dominique Bourg3, même s’il n’y apporte pas tout à fait le même type de réponse. La principale source d’inspiration de cette bifurcation, selon Jean Gadrey, ce sont les acteurs sociaux qui, dès aujourd’hui, sur le terrain, inventent les manières de faire, de vivre, d’échanger, de se rendre service, qui permettront à nos sociétés de sortir de l’impasse où le « productivisme croissanciste » les enferme. Diminution du temps de travail, rajeunissement de l’âge légal de départ à la retraite, valorisation des services à la personne, égalité des droits au « bien vivre », promotion des emplois de la durabilité, agriculture « bio » délivrée des énergies fossiles, alternatives au nucléaire… Autant de pistes abordées par l’auteur qui vont à contre-courant des solutions préconisées tant par l’Union européenne que par une majorité des partis de gouvernement sur les deux rives de l’Atlantique. Mais ces pistes doivent être d’abord débattues, expérimentées, vécues à l’échelle locale; les plus fructueuses d’entre elles serviront alors d’inspirations aux politiques macro-économiques. Nous sommes très proches, ici, de l’esprit des économies politiques du buen vivir, le « bien vivre », qui font florès en Amérique latine4. Et l’auteur de montrer que le Nord-Pas-de-Calais est aussi, parmi d’autres en France, un terrain de créativité et d’expérimentation sociale.

Un autre monde est déjà en train de naître. Pour qu’il grandisse, il nous faut refuser un moralisme écologique austère et triste, et montrer ce que l’adieu à la croissance a de désirable. Aussi l’auteur s’emploie-t-il in fine à énumérer tous les « plus » que cet autre monde promet : un « mieux vivre » dont la croissance quantitative et matérielle est le principal ennemi. Un manifeste à lire absolument.


1 / . Cf. Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, 2005, rééd. actualisée, 2010.
2 / . Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, De Boeck, 2010.
3 / . Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique, Seuil, 2010.
4 / . Cf. « Relation homme-nature, l’inspiration viendrait-elle d’Amérique latine? », conférence à Sciences Po, octobre 2010. Vidéo en ligne sur Terre.tv ; Pablo Dávalos, « Reflexiones sobre el sumak kawsay (el buen vivir) y las teorías del desarrollo » (également disponible en anglais).

Gaël Giraud
21 juin 2011
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