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L’esprit de Philadelphie - la justice sociale face au marché total

Alain Supiot Seuil, 2010, 178 p., 13 €

Alain Supiot.

Très belle méditation que celle qui nous est livrée par un juriste dont l’œuvre, depuis plusieurs années, explore avec souffle et rigueur les ravages provoqués par l’idéologie du tout-marché, notamment sur le droit du travail. Ici, il s’agit de montrer comment, depuis une trentaine d’années au moins, se perd « l’esprit » qui présida à la Déclaration de Philadelphie promulguée par l’OIT le 10 mai 1944 ; pourquoi il importe aujourd’hui de nous ressourcer à l’eau vive de cette Déclaration prophétique dont procédèrent aussi bien les Accords de Bretton-Woods que la création de l’Onu.

En premier lieu, selon l’auteur, l’objectif de justice sociale, compris comme fin à réaliser, devrait pouvoir (re)trouver sa place en tant qu’« unité de mesure de la justesse de l’ordre juridique » (p. 118) en sorte que « tous les programmes d’action et mesures prises sur le plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier, doivent être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans la mesure où ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver, l’accomplissement de cet objectif fondamental » (Déclaration de Philadelphie, art. II, c). Pareille intelligence téléologique de ce qui fonde la vie en société passe entre autres, selon A. Supiot, par le renoncement à la fétichisation des évaluations quantitatives de la performance du droit ou des politiques publiques, fétichisation dont il montre qu’elle peut confiner à une forme sophistiquée et grave de « délire » statistique et qu’elle renoue, via l’idéologie des bienfaits de la globalisation marchande, avec les scientismes national-socialiste et stalinien qui entendaient traiter les hommes comme des « choses ». A ce positivisme économique prétendument fondé sur une « nature » humaine, Philadelphie oppose la perspective d’un droit international normatif, qu’il importe de construire et de mettre en pratique par la négociation.

En second lieu, il s’agit de réhabiliter « l’impératif de démocratie sociale qui permet d’ancrer cette évaluation dans la diversité des expériences et impose que ‘les représentants des travailleurs et des employeurs […] participent à de libres discussions et à des décisions de caractère démocratique en vue de promouvoir le bien commun’ (Déclaration de Philadelphie, art. I, d) ». On est loin des plaidoyers libertariens en faveur du marché comme facteur spontané de démocratisation.

A rebours de la croyance naïve – vivace aujourd’hui, en dépit des leçons que nos sociétés pourraient tirer de la crise économique et financière manifeste depuis 2007 –, selon laquelle toute relation sociale peut faire l’objet d’une transaction marchande, l’auteur argumente que c’est la collaboration mutuelle dans la recherche, y compris à l’échelon international, de la justice et de la démocratie sociales qui rend possible l’organisation d’un droit des contrats. Le concept juridico-politique d’État-Nation requiert alors d’être lui-même reconstruit en vue de la mise en œuvre de l’esprit de Philadelphie.

Les thèses les plus neuves énoncées par Alain Supiot me paraissent tourner autour de la reconfiguration du lien social que connaissent nos sociétés dites « modernes ». Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, le développement de l’État-providence après guerre, pourtant dans le droit fil de Philadelphie, aura fait le jeu de l’individualisme ambiant qu’une certaine culture néo-libérale tente d’imposer depuis quelques décennies comme l’alpha et l’omega de toute réalité sociale. En effet, l’État-providence d’après-guerre aura finalement promu un certain achèvement du mouvement qui, depuis le dix-huitième siècle, substitue aux solidarités personnelles de proximité, en réseau, qui constituaient l’essentiel du maillage social d’Ancien-Régime, une solidarité anonyme, monétaire, qui passe pour l’essentiel par la médiation impersonnelle de l’impôt (cotisations, etc.). Aujourd’hui, la remise en cause de l’État (et de nombre d’institutions verticales) par l’idéologie du tout-marché conduit nos sociétés à la croisée des chemins. Faut-il revenir à des formes de solidarité en réseau, familiales, tribales, sectaires ou « de quartier » ? C’est le regain contemporain du « communautarisme », qui signe la mise en échec délibérée, par certaines élites, des missions traditionnelles de l’État et l’inaptitude du marché à se substituer à ce dernier sans remettre radicalement en cause justice et démocratie sociales. Ou faut-il poursuivre la fuite en avant désespérée de « l’intégrisme » du marché et de l’intérêt individuel de court terme, qui conduisent au déchirement du lien social, notamment par la liquidation de la Sécurité sociale et des régimes de retraite par répartition ? Ou faut-il enfin rechercher l’élaboration d’une manière alternative de nous rapporter à la société et à notre avenir, renouant avec l’esprit de Philadelphie pour réécrire le droit national et international ? Cette voie exige notamment la réhabilitation juridique des nombreuses solidarités de proximité vécues au quotidien et, plus généralement, la reconnaissance par le droit de la capacité1 des hommes et des femmes à nourrir et régénérer le lien social hors de la sphère marchande.

Cette réflexion, extrêmement suggestive, fait écho à celles d’un Gérard Noiriel dans le champ historico-économique de la Nation2 ou d’un Luc Boltanski dans celui, sociologique, des réseaux3. L’originalité de l’approche d’Alain Supiot tient à la façon dont la problématique qu’on vient d’esquisser est reconduite au lieu où, à la fois, nous formalisons notre image du lien social et où nous contribuons à le (dé)former – l’instance du droit.


1 / Au sens de la capability d’Amartya Sen ; cf. Alain Supiot et Simon Deakin, Capacitas, Contract Law and the Institutional Preconditions of a Market economy, Hart, 2009. Cf. aussi Jean-Luc Dubois et Gaël Giraud, « Une économie d’acteurs capables », Projet n° 306, 2008, et Cécile Renouard et Jean-Luc Dubois, « A. Sen, une approche à poursuivre et à dépasser », Projet n°306, 2008.
2 / Cf. Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, éd. Belin, 2001.
3 / Luc Boltanski, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, et De la Critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, 2009. Sur ce dernier ouvrage, cf. la note de lecture de Pascale Gruson dans Projet n° 316, mai 2010.


Gaël Giraud
22 octobre 2010
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