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Ce qui circule entre nous – Donner, recevoir, rendre.

Jacques Godbout Seuil, coll. « La couleur des idées », 2007.

Jacques Godbout.

La réflexion de Jacques Godbout s’inscrit dans le renouveau de la réflexion sur le don, et dans le sillage ouvert par l’essai de Mauss de 1924 : alors que le don, lorsque l’on considère ce qui circule entre nous, est le plus souvent considéré comme l’exception – la règle étant soit le calcul, soit la ratification d’échanges conventionnels chargés d’établir ou de conforter des rapports de places – l’auteur propose de faire du don le fondamental. Il y voit ce par quoi nous nous appelons mutuellement à la liberté et à l’existence, ce grâce à quoi les hommes « se confirment qu’ils ne sont pas des choses » (Claude Lefort). Tout le livre de Godbout est en un sens le développement de cette idée.

Défendre cette perspective suppose d’écarter un malentendu, celui du « don gratuit et unilatéral », qui se désintéresse radicalement d’une possible réponse de la part de celui qui reçoit. Or un tel don, s’il se refuse à la relation, n’en est pas un ; il tient beaucoup plus de l’attachement à une posture qu’au mouvement par lequel le donateur se risque à l’autre. Un tel « don pur », d’après Godbout, n’est au fond qu’un mythe complémentaire de celui du marché pur, qui lui, se refuse à voir dans ce qui circule entre nous autre chose que calcul et intérêt. On peut aisément montrer que les comportements des acteurs n’obéissent qu’exceptionnellement à la linéarité d’un rapport fin-moyen optimisé (p. 50-60), et que le lien social ne doit pas grand chose à ce type de relations strictement stratégiques.

Si le choix rationnel n’est que l’exception, comment comprendre la fascination intellectuelle qu’il exerce ? Outre que grâce à lui, on peut avoir l’espoir de décoder à peu près toutes les interactions humaines (et de les rendre prévisibles) Godbout avance l’idée qu’il consonne avec le modèle de l’échange  de l’époque moderne : c’est le modèle marchand qui s’impose, et dans le même mouvement, l’insistance sur la souveraineté de l’usager, de celui qui bénéficie de la prestation. Il s’agit en fait d’une véritable révolution qui rompt avec le modèle traditionnel ou c’était celui qui fournissait la prestation qui avait l’initiative et était considéré comme le maître du jeu (p. 88-89). Or l’acheteur est d’abord un calculateur, plus que  le producteur. Dès lors, la figure du donateur devient difficilement lisible, sinon suspecte. Le rapport marchand induit un autre trait important : la possibilité d’un échange qui n’entraîne aucun lien durable. Grâce au paiement, la dette est immédiatement éteinte et chacun peut repartir libre. Reste la question posée par Godbout : ce type de rapports épuise-t-il la réalité de nos interactions ? L’auteur n’y voit en fait qu’un lien secondaire, qui se déploie par-dessus un lien primaire capable notamment de fonder des appartenances (p. 98). Et ce lien primaire, on le devine, est nourri par le don.

Si le don se dégage clairement d’un rapport marchand lequel a le mérite de la clarté, et s’il met en dettes d’une manière ou d’une autre, comment peut-on y voir une liberté à l’œuvre ? La liberté n’est-elle pas du côté des échanges calculés, le don amenant inéluctablement à la dépendance ? Relisant Mauss, Godbout arrive à ce paradoxe d’une « idée d’obligation mêlée de liberté » (p. 141). L’on aurait aimé que l’analyse soit ici poussée davantage. En quoi le don sollicite la liberté ? L’auteur a en partie répondu à travers sa définition du don : « donner, c’est une forme de circulation des choses, une forme de transfert qui libère les partenaires de l’obligation contractuelle de céder quelque chose contre autre chose » (p. 127). Le don fait entrer dans des échanges qui ne sont pas régis par la mesure précise que le contrat impose. En ce sens, il permet davantage d’initiative et pousse à la créativité. Mais ne pourrait-on pas en dire un peu plus, en prenant en compte, notamment, le type de rapport instauré entre les acteurs ? Si le don est une remarquable école de liberté, n’est-ce pas dû au fait qu’il s’agit une relation qui mobilise toujours un objet (ce qui est donné) ? On a affaire à une relation qui ne se réduit pas à un face à face : un espace est ouvert pour que chacun des protagonistes puisse décider ce qu’il fera par le truchement du rapport à un objet. Cet objet dont le donateur se sépare (premier acte de liberté), pourra ou non être reconnu comme un don par celui à qui il est destiné (deuxième acte de liberté) ; et en réponse à ce don, celui-ci pourra ou non décider de lui faire écho en devenant à son tour donateur (troisième acte de liberté). Les libertés, à travers le don, s’appellent. Et comment rendre compte du côté obligatoire du don ? N’est-ce pas qu’il vient réveiller la suite des dons par lesquels nous avons été introduits dans la communauté humaine, sollicitant ainsi le sentiment d’une dette que nous avons vis-à-vis de tous ceux qui nous ont donné alors que nous ne pouvions rien répondre ?

Godbout développe, comme Nathalie Sarthou-Lajus ( L’éthique de la dette, Puf, 1997) l’idée de « dette positive » : « La dette peut être infinie, mais engendrer non pas la culpabilité, ni même un désir d’acquittement, mais un sentiment de reconnaissance et le désir de donner à son tour, tout en sachant qu’on ne sera jamais quitte » (p. 168). Dans nos imaginaires de modernes, nous vient sans doute d’abord l’idée que c’est en rompant le lien que la dette a instauré que nous aurons accès à la liberté ; l’auteur défend la thèse inverse : c’est en assumant cette dette, en la reconnaissant comme telle, que nous pouvons en faire non pas une entrave, mais un point d’appui. Les psychologues ne le démentiraient pas (sauf si le don est fait de manière trop perverse).

Finalement, nous sommes conduits à comprendre le don comme une « structure d’appartenance » qui nous est immanente (p. 229) : c’est ce qui fait que nous pouvons nous rappeler mutuellement à une existence et à une humanité qui nous ont été données (par on ne sait plus trop qui). Voici un ouvrage stimulant, qui permet de faire droit aux grands fondamentaux souvent considérés comme archaïques (la dette par exemple), qui savent se rappeler à notre bon souvenir. Les oublier ne nous grandit certainement pas.


Étienne Grieu
1er novembre 2008
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