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La violence des jeunes aux Etats-Unis


Le problème de la violence occupe une place centrale dans l’imaginaire américain. Qu’on se réfère à l’histoire des Etats-Unis ou aux événements récents, ce thème n’est jamais loin de l’esprit de la plupart. Tout dernièrement, l’attention s’est portée sur la violence exercée par des jeunes et le spectre des événements horribles qui se sont déroulés dans les écoles de Columbine, Conyers, Paducah et Jonesboro a projeté une ombre tragique sur la fin de ce xxe siècle. De tels drames défient peut-être toute catégorisation. Cependant, cet article traitera de la violence, non pas comme elle apparaît dans ces épisodes douloureux, mais plutôt de cette violence habituelle qui demeure à un niveau élevé dans nos grandes villes. Je me concentrerai, en particulier, sur la violence des jeunes à Philadelphie et sur les initiatives engagées pour la prévenir.

Plusieurs des plus grandes villes américaines se vantent d’avoir vu chuter les taux de criminalité. A New York, par exemple, les crimes les plus graves, dont les crimes de sang, ont fortement baissé ces dix dernières années, passant de 2 200 (en 1992) à 770 (en 1997). A Boston, le nombre de meurtres a diminué de 77 % : 35, en 1998, contre 152 en 1990. Si cette décrue de la criminalité est parfois importante, en effet, on oublie cependant que ces chiffres traduisent une baisse par rapport à des sommets sans précédents ! Ils correspondent à des niveaux bien supérieurs à ceux des années 60. En bref, les villes américaines sont toujours des territoires très dangereux. Ce sont surtout des secteurs urbains particuliers, où habituellement se concentrent les pauvres et les minorités, qui portent de manière disproportionnée le poids de la criminalité. Combien de jeunes de ces quartiers pour qui l’époque où ils auront grandi aura été celle où les détecteurs de métaux et les gilets pare-balles font partie de l’équipement standard des écoles, où le chemin pour aller en classe ou dans les magasins ressemble parfois à un voyage dans une zone de guerre, où les sachets usagés de marijuana, voire d’autres drogues, jonchent leurs terrains de jeux, où ils peuvent être agressés simplement à cause de la couleur de leurs habits ou des cartes Pokémon à échanger dans leurs poches...

Les statistiques reflètent la gravité d’un phénomène auquel participent bien des jeunes. Les chiffres de la violence juvénile ont connu une augmentation considérable du début des années 80 jusqu’à la première partie des années 90 et, même si l’on observe aujourd’hui des signes encourageants, le nombre des agressions physiques demeure impressionnant. L’homicide, par exemple, arrive en tête, à côté des accidents de voiture, parmi les causes de mortalité pour les hommes afro-américains de 16 à

24 ans. Ceux-ci sont encore 7 à 9 fois plus exposés à des actes homicides que leurs homologues blancs.

La meilleure façon de penser la violence des jeunes aux Etats-Unis n’est-elle pas de parler d’épidémie ? Des criminologues, Mark Moore et Michael Tonry, ont utilisé cette analogie pour rendre compte d’une dérive aussi dramatique à la fin des années 80 : la violence juvénile dépassait tout ce que l’on pouvait attendre compte tenu de l’expérience passée. Le plus étonnant était que cette aggravation survenait au moment même où les chiffres globaux se stabilisaient ou décroissaient (au moment où le pourcentage des 13-18 ans baissait dans la population, leur poids dans la criminalité était en augmentation). Le tableau général ressemble, en effet, à une épidémie de violence des jeunes qui paraît sans contrôle. Naturellement, comme les épidémies qui sont difficiles à prévoir et inégales dans leurs conséquences, l’histoire varie de ville en ville. Philadelphie, parmi elles, a connu un taux élevé persistant de violence juvénile, tout au long des deux dernières décennies. C’est pour affronter ce problème que des efforts renouvelés ont été mis en œuvre.

Comment expliquer cette épidémie ?

La situation n’est guère encourageante. Certes, la violence, mesurée au nombre d’homicides, a décru de manière générale dans l’ensemble de la ville : l’an dernier le nombre de meurtres se situait en dessous de 300. Mais ce recul semble avoir, pour l’essentiel, concerné les catégories les plus âgées. Un rapport (de Joseph Tierney et Anais Loizillon) révèle que le nombre des victimes est passé de 270 à 183 entre 1995 et 1998 pour les plus de 25 ans, mais dans la même période la baisse (de 164 à 157) était marginale pour les moins de 25 ans. L’étude souligne, par ailleurs, que le taux d’homicides parmi les jeunes de Philadelphie est cinq fois plus élevé que pour l’ensemble des Etats-Unis : près de 90 % des jeunes victimes décèdent à la suite de coups de feu. Enfin, c’est la troisième note du rapport, ces homicides tendent à se concentrer dans certaines parties de la ville. A l’encontre d’une imagerie populaire, ce n’est pas le fait du hasard. La violence juvénile, les homicides en particulier, se produit souvent dans les quartiers qui accumulent des situations de pauvreté, qui ont un nombre important de chômeurs, beaucoup d’immeubles abandonnés, où le trafic de drogue se pratique en pleine rue...

Ainsi dans un district de police au nord de la ville, sur une aire géographique pourtant limitée, 26 homicides de jeunes ont été commis entre 1995 et 1998, plus que dans aucun autre secteur. On trouve d’autres lieux d’extension de la marginalité juvénile dans les parties Ouest et Sud-Ouest ou dans d’autres quartiers Nord de Philadelphie. Certains quartiers possèdent une tradition de violence qui remonte à plusieurs générations et certains ne sont devenus que récemment des territoires de violence. Mais tous, ou presque, connaissent un faible pourcentage d’habitants ayant une qualification ; le chômage y est important et l’économie de la drogue particulièrement active. De même, on y compte nombre de familles monoparentales, la proportion est faible des personnes qui sont propriétaires de leur logement, les adolescents sont souvent laissés à eux-mêmes...

Pourquoi une telle montée des comportements violents de la part des jeunes, plus qu’à toute autre période de ce siècle ? Les jeunes seraient-ils différents, plus portés à la délinquance ? Ou bien est-ce l’environnement social qui est en cause ? L’augmentation du nombre des « vraiment désavantagés », l’abandon des formes de surveillance collective, l’arrivée du « crack » dans beaucoup de villes..., autant d’évolutions qui peuvent influer ici. Deux criminologues, Cook et Laub, ont examiné chacun de ces discours explicatifs. Si les jeunes ne savent plus, aujourd’hui, où sont les normes, la raison peut bien être dans le déclin des mécanismes de socialisation primaire (la surveillance par les parents et les autres adultes de la famille).

La multiplication des foyers monoparentaux et le désintérêt des parents pour ce que font les enfants après l’école soulignent ce déficit. Dans un environnement familial défaillant, beaucoup d’enfants deviennent, selon l’expression de John Dilulio, des « super-prédateurs », dont la pauvreté morale provient d’une jeunesse sans amour, qui n’a trouvé ni soins ni conseils auprès d’un adulte responsable. Cette argumentation privilégie un effet de génération (quelque chose rend violents ces groupes de jeunes). Les évidences cependant suggèrent une autre explication, car les cohortes de jeunes qui ont connu un degré élevé de violence, comme acteurs ou comme victimes, à la fin des années 80 et au début des années 90, avaient vécu des conditions moins agitées quelque 5 ans plus tôt. Au lieu de parler de « génération », ne devrait-on pas parler d’effet de « période » ? Quelque chose est survenu au milieu des années 80 qui a eu pour effet d’aggraver le taux de violence chez les jeunes.

Faut-il se focaliser sur le phénomène du crack et sur les conflits que son introduction a engendrés ? Certes, l’irruption du crack est concomitante avec l’augmentation constatée de la violence, mais les marchés de la drogue sont désormais si ouverts qu’une large part de la violence associée à la vente et à la distribution du crack s’est peu à peu atténuée. Certains suggèrent, cependant, que l’engrenage initial a modifié les comportements de beaucoup : il est devenu courant de porter des armes ou de rejoindre des bandes pour se protéger. Ainsi, la violence a changé de nature, avec un usage des armes plus fréquent et d’un plus gros calibre, augmentant le caractère mortel des affrontements. Nombre d’homicides de jeunes entre 1986 et 1994 sont à mettre au compte de cette facilité dans l’usage des armes.

Pourtant, les causes sont à chercher plus loin que dans la simple mise à disposition d’armes, dans les transformations du trafic de drogue et dans l’immédiat environnement des jeunes. David Farrington, qui fut président de l’association américaine de criminologie et qui a étudié la violence des jeunes pendant de nombreuses années, a mis en avant toute une gamme de facteurs qui peuvent prédisposer à des conduites agressives. Un jeune primo-délinquant risque de commettre d’autres délits par violence, ou de connaître d’autres problèmes comme l’abus de drogue. Les délinquants violents sont souvent aussi des délinquants durables, et ceux qui sont agressifs étant enfants le sont fréquemment par la suite. D’autres facteurs, individuels, familiaux et environnementaux, semblent prédisposer à un passage à l’acte. Des individus de tempérament impulsif et qui n’ont qu’un faible niveau intellectuel deviendront plus facilement violents. De même, des situations familiales difficiles (absence de surveillance ou au contraire discipline trop rigide, violence parentale, fratrie très nombreuse, jeunesse de la mère, famille éclatée, etc.) engendrent plus fréquemment des enfants violents.

La prévention à Philadelphie

Etant plus attentifs aux corrélations de la violence juvénile et mieux avertis des racines de la récente « épidémie », que faisons-nous pour prévenir sa contagion ? Les dernières années ont vu apparaître nombre d’initiatives pour réduire et prévenir un tel engrenage à Philadelphie. Les principales caractéristiques de ces initiatives sont de chercher en priorité à réduire les délits violents, d’utiliser une approche par plusieurs acteurs et organismes et de chercher à impliquer les communautés, les associations. Le succès étonnant de cette approche en partenariat à Boston, une ville qui vient de connaître deux années sans aucun homicide de jeune, illustre l’efficacité de cette conjugaison des forces. Dans le programme appliqué à Boston, une véritable coalition a été nouée entre la police et le clergé (les pasteurs baptistes ou méthodistes...) en direction des gangs de jeunes, des patrouilles ont été organisées réunissant policiers et agents de probation et un vaste programme de prévention a été mis en place aussi bien par la police que par les travailleurs sociaux et les églises.

A Philadelphie, le programme de réduction de la violence juvénile (Yvrp) a été lancé après que de multiples autres interventions aient échoué à endiguer une courbe toujours croissante. Il s’appuie sur la même idée force qu’à Boston : une approche en partenariat avec de nombreux acteurs. Jusque-là rares étaient les efforts pour s’attaquer à la violence qui conjuguaient à la fois un renforcement législatif et l’action des services sociaux, des organismes de loisirs et des associations de quartier (des « groupes communautaires »). L’enjeu est de modifier le mode de travail des équipes chargées de la probation, d’encourager en particulier ces agents à superviser et à rencontrer ceux qu’ils suivent dans les quartiers mêmes, pour être plus attentifs à ceux qui sont déjà en liberté surveillée pour violences. Le Yvrp cherche à appliquer un arsenal de punitions sévères mais appropriées aux délinquants violents, mais, en amont, à mettre en œuvre des propositions d’éducation, de loisirs et de mobilisation des ressources de la formation professionnelle. Le programme comporte cinq volets :

– Les jeunes sont la cible des efforts pour combattre la violence, à la fois par une meilleure application de la loi et par un renforcement de l’action des agences de développement de la jeunesse.

– Les jeunes en probation sont soumis à un contrôle étroit de la part de patrouilles mixtes de policiers et d’agents de probation.

– Des liens sont établis avec tous les lieux de soutien associatifs (communautés religieuses, programmes de formation et d’insertion professionnelle...).

– Des éducateurs de rue sont nommés pour servir d’avocats auprès des jeunes et pour être médiateurs entre eux et les autres partenaires du Yvrp.

– Les jeunes qui violent les conditions de la probation ou qui sont arrêtés pour un délit avec violence sont pris en charge rapidement et sévèrement par les instances chargées de l’application de la loi.

Le projet pilote

Un « projet pilote » du Yvrp a d’abord été mis en route dans un des districts, au nord de Philadelphie. Le projet a pour but d’identifier

100 jeunes de moins de 24 ans qui risquent de commettre un crime violent ou d’en être victime. Une surveillance accrue est confiée à une équipe mixte (police-probation), huit heures trois fois par semaine. Celle-ci est chargée de contrôler et de contacter les jeunes et de déterminer lesquels ont besoin d’une aide immédiate. Les agents de probation, par ailleurs, multiplient les visites au domicile. Et les officiers de police vérifient régulièrement que les jeunes du programme ne sont pas concernés par les délits qui sont signalés. Si c’est le cas, ils transmettent l’information à l’agent de probation. Des efforts sont menés pour aider les jeunes à devenir plus autonomes : programmes sportifs après la classe, programmes de formation confiés aux Eglises, aux organismes d’insertion professionnelle, aux agences pour l’emploi...

Les éducateurs ont un contact quotidien avec les jeunes pour être en mesure d’interagir avec eux à l’école, à la maison, dans les lieux où ils se rassemblent, pour les aider à se tenir à l’écart de situations qui pourraient les conduire à commettre un délit ou à en être victime. Ils servent de mentors auprès des jeunes et même lorsque ces derniers récidivent ou s’attirent des ennuis, ils restent près d’eux pour les orienter vers les services d’éducation ou d’emploi. Si un jeune du programme Yvrp s’attire des ennuis n’importe où dans la ville, le procureur accélère la procédure afin que son cas soit traité en priorité et qu’un juge des enfants (pour les mineurs) ou une Chambre criminelle (pour les adultes) soient spécialement désignés.

Le programme Yvrp fait actuellement l’objet d’une évaluation en vue de son introduction dans toute la ville de Philadelphie. Jusqu’à présent, les résultats ont été encourageants. Il est sans doute trop tôt pour dire si la stratégie adoptée réussira, mais les atouts sont là : la combinaison d’une étroite vigilance à l’égard des jeunes et des dispositifs d’accompagnement et de formation, pour permettre aux jeunes des quartiers de haute criminalité de trouver les leviers dont ils ont besoin pour réussir. La prévention de la violence appelle des approches aussi variées que les territoires auxquels elle s’applique. En impliquant les « communautés » locales, dans un programme à partenaires multiples, en surveillant les jeunes tout en leur permettant de se construire, on peut adapter cette problématique aux différents lieux où la violence est un problème.

Ernest W. Burgess, un pionnier de la sociologie urbaine, écrivait en 1942 : « Nous devons comprendre que ce qui donne le meilleur espoir de réforme, c’est le changement du quartier où le jeune se déplace, vit, a son existence et où il retournera après avoir été pris en charge par les institutions. Nous devons réaffirmer notre foi dans la prévention qui est beaucoup plus facile, moins coûteuse et plus efficace qu’un travail curatif : elle commence à la maison, dans la bande de jeux, à l’école et dans le quartier ». Soixante ans plus tard, ces paroles de Burgess sonnent toujours aussi vrai.


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