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Plaidoyer transnational pour lendemains de crise

Crédit : Patrick Janicek (CC BY 2.0)
Crédit : Patrick Janicek (CC BY 2.0)

À enjeux transnationaux, réponses transnationales. La pandémie que nous venons de traverser rappelle l’interdépendance irréductible des États. Engagement politique, diplomatie scientifique ou décloisonnement des savoirs : un grand tournant transnational s’impose.


En seulement un semestre, des incendies immenses ont dévasté l’Australie et projeté leurs fumées à travers l’océan Pacifique, jusqu’au Chili et en Argentine, puis le coronavirus a mis plus de la moitié de l’humanité en confinement.

Outre susciter une certaine angoisse existentielle, ces deux évènements ont en commun leur caractère transnational. Le concept n’est pas nouveau, même s’il n’est pas utilisé fréquemment. Puisque le préfixe « trans » renvoie au franchissement d’une limite, on qualifie de « transnational » tout évènement, réseau ou mobilisation qui dépasse les frontières, qui déborde du cadre national et ne rentre pas dans le schéma habituel des relations internationales (notamment bilatérales). Les organisations qui comptent plusieurs pays membres, multilatérales, participent peu de dynamiques transnationales puisqu’elles restent souvent sous la coupe des intérêts particuliers des États. Elles sont, de ce point de vue, proprement « inter-nationales ».

Il peut sembler dérisoire de brandir un concept pour étudier l’issue d’une crise encore bien réelle, mais les bouleversements annoncés nous enjoignent à revoir nos usages.

Les phénomènes transnationaux récents confirment pourtant que le malheur des uns ou l’inaction des autres n’épargneront personne. Nous devrions d’ailleurs en avoir l’intime conviction, au moins depuis que le nuage de Tchernobyl ne s’est pas arrêté à la frontière française – autre drame transnational. Il peut sembler dérisoire de brandir un concept pour étudier l’issue d’une crise encore bien réelle, de réfléchir à la meilleure manière de rebâtir une maison encore en flammes. Mais les bouleversements annoncés (à commencer par une récession bien différente de celle de 2008) laissent peu de doutes sur la nécessité de revoir nos usages.

Mobilisations transnationales

Le pendant naturel – ou peut-être vaut-il mieux dire démocratique – de menaces ou de crises transnationales, ce sont des mobilisations transnationales. Elles sont notamment très étudiées en histoire des années 1960, dans le bloc de l’Ouest où les idées, les slogans, les mouvements étudiants et les actes de désobéissance civile ont circulé à une vitesse inédite et indépendamment des frontières, voire des régimes politiques.

En 1966, au sujet des baby-boomers américains, l’autrice Susan Sontag écrivait dans The Partisan Review : « Le seul espoir que l’on puisse trouver n’importe où dans ce pays aujourd’hui, c’est la manière dont certains jeunes gens se mobilisent, font du tapage. » Ce sont maintenant les enfants de cette génération qui se mobilisent grâce aux réseaux sociaux, médias transnationaux par excellence, et désignent leurs parents par un « boomers » accusateur.

Les grèves lycéennes et étudiantes pour le climat, les « Fridays for future », renvoient tout spécialement aux années 1960, qui ont vu l’émergence de nouveaux mouvements sociaux soutenus par des moyens d’action inédits.

Les grèves lycéennes et étudiantes pour le climat, les « Fridays for future », renvoient tout spécialement aux années 1960, qui ont vu l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, de nouvelles causes soutenues par des moyens d’action inédits. La première célébration du Jour de la Terre, le 22 avril 1970, a par exemple donné lieu à de nombreux « teach-ins », des cours et débats publics, et une mobilisation étudiante massive sur des milliers de campus américains. On estime qu’environ vingt millions de personnes ont participé à ce mouvement à travers les États-Unis. Cet événement faisait suite à une série de prises de conscience sur la pollution, la biodiversité ou la finitude des ressources naturelles, notamment grâce aux best-sellers Printemps silencieux (Rachel Carson, 1962) ou La bombe P (Paul Ehrlich, 1968). Un an plus tard, en 1971, la terreur nucléaire a conduit à la création de l’ONG Greenpeace, qui a rapidement ouvert des bureaux dans le monde entier et étendu ses revendications (contre la pêche à la baleine, notamment).

Une menace pour les États ?

Les organisations non-gouvernementales (ONG) ou les groupes transnationaux – à l’instar de réseaux altermondialistes comme Extinction rebellion ou le groupe Attac –, peuvent être perçus comme fauteurs de troubles vis-à-vis des États. D’autres organisations internationales – le Fonds monétaire international ou l’Organisation mondiale du commerce – ou des firmes multinationales – à commencer par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) – sont également régulièrement décrites comme concurrentes à la souveraineté des États. D’un bord politique, soucieux de l’ordre public, à l’autre, inquiet de l’influence des acteurs privés de la mondialisation, le « transnational » est donc souvent perçu comme une menace, mais cela n’est ni une vérité générale, ni une fatalité.

Si le XIXe siècle européen connaît l’avènement d’États-nations et que le XXe peut être lu comme un siècle résolument international – avec deux guerres mondiales, la Guerre froide et la reconfiguration des impérialismes anglais, français ou américain –, les enjeux environnementaux ou migratoires (en partie corrélés) plaident pour un XXIsiècle transnational. On pourrait d’ailleurs voir la Cop21 comme le début (timide) de cette nouvelle historiographie, à moins que le coronavirus n’en soit le véritable déclencheur. Reste à déterminer s’il s’agira d’une histoire politique, de mobilisation collective, ou d’une histoire évènementielle, qui ne verrait qu’une suite de crises sans réactions fortes – les plaies d’Égypte et l’entêtement de Pharaon.

À la relance économique qui se prépare, il faudrait donc associer une relance transnationale. Ce concept prouverait ainsi ses qualités opérationnelles puisqu’il ne s’agit pas d’une fantaisie sémantique, mais bien d’un outil pour orienter nos politiques publiques et internationales. L’une de ses premières applications concrètes serait la confirmation d’un plan de relance ambitieux pour l’Union européenne sans que ne soit hypothéqué un Green New Deal à forte dimension sociale.

Diplomatie scientifique

Une seconde exigence transnationale serait de décupler nos efforts de diplomatie scientifique, notamment autour de groupes comme le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ou l’Ipbes (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques).

Transnationaux par leurs objets d’étude, le Giec ou l’Ipbes devraient davantage présider aux politiques nationales et internationales.

Transnationales par leurs objets d’étude, ces organisations devraient davantage présider aux politiques nationales et internationales. Plusieurs gouvernements font toutefois peu de cas des savoirs scientifiques et se félicitent de politiques écocidaires, isolationnistes ou xénophobes. Des acteurs transnationaux peuvent alors participer à compenser leurs abjections. C’est par exemple le cas du C40 Cities Climate Leadership Group, un réseau de métropoles du monde entier engagées pour le climat. Aux États-Unis, plusieurs villes se sont également emparées de la question climatique face aux politiques fédérales de l’administration Trump.

Nous sommes pourtant loin de coopérations scientifiques transnationales prospères et la course pour trouver un vaccin à la Covid-19 en témoigne. « Le virus vient de rappeler que les frontières existent et se portent très bien », témoignait la Prix Nobel de littérature Olga Tokarczuk, alors confinée en Pologne, sur Facebook. Des initiatives européennes de recherche existent cependant et le fait que le virus ait été sous-estimé, alors même qu’il sévissait en Chine, plaide pour le développement de la science ouverte et des collaborations scientifiques.

Les universités et les organismes de recherche pourraient notamment approfondir leurs coopérations pour les sciences, la définition de nouvelles politiques publiques et le renforcement de leurs échanges, partout dans le monde. Cet élan transparaît dans la création d’un réseau comme l’Alliance U7 +, la première alliance de présidents d’universités à l’échelle internationale, le « G7 des universités ». Elle rassemble déjà plus de quarante établissements d’une vingtaine de pays. Outre le renforcement des liens et l’échange de bonnes pratiques entre établissements, ce groupe vise à faire émerger la voix des universités auprès des États et à constituer un réseau aux préoccupations scientifiques résolumment transnationales.

Décloisonner les savoirs

Le développement d’études et d’enseignements transdisciplinaires semble effectivement plus nécessaire que jamais. Il ne s’agit là ni d’un argument de promotion pédagogique ni de nuire aux exigences de la rigueur scientifique ou aux traditions disciplinaires, mais bien d’une nécessité concrète. Face à plusieurs enjeux contemporains – sanitaires, environnementaux, technologiques ou géopolitiques –, une bonne culture scientifique et l’expertise de spécialistes du meilleur niveau sont cruciales.

Toute démarche scientifique implique un rapport au doute, à la documentation et à la démonstration à même de réinjecter du « temps long » dans nos sociétés.

Il n’y a pas d’omnicompétence et les défis transnationaux plaident donc pour la valorisation et le recrutement immédiat de chercheurs issus de toutes les disciplines, dans tous les secteurs d’activité – entreprises, administrations, associations ou groupes politiques. Toute démarche scientifique, à commencer par une thèse de doctorat, implique un rapport au doute, à la documentation et à la démonstration à même de réinjecter du « temps long » dans nos sociétés, un temps un peu mythique qu’il convient d’incarner – documenté, rigoureux et résolu.

Gouverner l’Anthropocène ?

L’objet transdisciplinaire par excellence s’appelle l’Anthropocène, une théorie de plus en plus étudiée et qui institue l’activité humaine comme force géologique (destructrice). Ce modèle d’analyse a le mérite de lier les études climatiques et de la biodiversité à l’économie, au droit et aux sciences sociales. Lorsqu’on en tire des conclusions politiques, il plaide notamment pour l’émergence de citoyens et d’acteurs « transnationalistes » territorialisés – le philosophe Bruno Latour dit « terrestres 1 » –, mais également conscients de la nécessité d’actions et de solidarités transnationales. Au niveau multilatéral, l’Anthropocène invite à revoir bon nombre de nos usages – production, transport, consommation – ainsi qu’à développer de nouvelles formes de gouvernance transnationale.

Le facteur transnational ne se limite pas à l’étude de menaces qui pèseraient sur les souverainetés nationales.

Au-delà d’un renouvellement des relations entre États, la transnationalité appelle donc à repenser la mondialisation et notre rapport au « global » (c’est-à-dire au « commun », mais aussi au « fini »). De la même manière que la notion d’écosystème nous replace dans un réseau d’espèces mutuellement dépendantes, en tant qu’individus, le facteur transnational ne se limite pas à l’étude de menaces qui pèseraient sur les souverainetés nationales. Il invite à situer les États dans un réseau d’interdépendances qui préexiste largement à leur création. Reste à espérer que la transnationalité émerge comme outil d’analyse aux déclinaisons très concrètes, sinon nécessaires.

Pour aller + loin

Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, 2015.

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1 Bruno Latour, Où atterrir ?, La Découverte, 2017.


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