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Italie : le techno-populisme au pouvoir

Interview d'Alessandro Di Battista, député italien, lors d'un rassemblement du Mouvement 5 étoiles à Imola, Italie © iStockphoto.com/bennymarty
Interview d'Alessandro Di Battista, député italien, lors d'un rassemblement du Mouvement 5 étoiles à Imola, Italie © iStockphoto.com/bennymarty

Le Mouvement 5 étoiles, aujourd’hui au pouvoir en Italie, a fait du numérique le cœur de son projet politique, avec la promesse d’émanciper le plus grand nombre grâce aux technologies numériques. Quels sont les ressorts et les limites de ce « digitalisme politique » ?


Depuis juin 2018, soit neuf ans après sa fondation, le Mouvement 5 étoiles, ou M5S, gouverne le pays aux côtés de la Ligue, un parti d’extrême droite, xénophobe et anti-européen. Le Mouvement 5 étoiles est l’œuvre de Gianroberto Casaleggio (1953-2016), patron de l’entreprise milanaise Casaleggio Associati, spécialisée en web-marketing. Sans le numérique, ce parti n’existerait pas. Sa machinerie interne et sa communication sont entièrement basées sur des outils numériques. Seules peuvent adhérer au parti et voter en ligne les personnes compétentes dans l’utilisation des ordinateurs et d’Internet. Les stratégies et les décisions sont formulées par un petit cercle de managers non élus, dont le chef était d’abord Casaleggio, puis son fils Davide. « Le Mouvement n’a ni bureaux, ni argent, ni leader », dit l’acteur comique Beppe Grillo, qui fut sa figure de proue jusqu’au début de l’année 2016, quand il a abandonné son rôle de porte-parole charismatique. Inutile de chercher sur la toile l’adresse d’un véritable quartier général.

Le premier parti 100 % numérique

La machine « 5 étoiles » est construite sur une boîte à outils numérique. En font partie des plateformes comme www.meetup.com, les réseaux sociaux ainsi que des sites propres au Mouvement, comme l’organe officiel du parti, www.ilblogdellestelle.it, que les adhérents 5 étoiles appellent « le blog » et considèrent comme un véritable oracle, ou encore la plateforme « Rousseau », la cathédrale numérique de la « démocratie directe » à laquelle la famille Casaleggio a travaillé pendant des années (et récemment proposée aux gilets jaunes par le M5S). Le vrai patrimoine et la source du pouvoir des managers du M5S, c’est la gestion du parti grâce à ses serveurs, ses logiciels et, surtout, grâce à l’énorme quantité de données collectées sur les utilisateurs des plateformes et des médias du parti : adhérents, élus, employés, journalistes, politiciens, visiteurs occasionnels… Plus qu’un moyen de communication, le numérique est le squelette, la chair et le cerveau du parti.

Pour les adhérents du Mouvement, la « révolution numérique » est entourée de l’aura du progrès. On peut parler d’un « digitalisme politique », qui vise à émanciper politiquement l’humanité grâce aux technologies de l’information, plutôt que par les idéologies, la philosophie ou la religion. Cette conception – une foi pour certains –, née en Californie, fut bien analysée par Richard Barbrook et Andy Cameron puis par Matteo Pasquinelli1. Selon Barbrook et Cameron, « l’idéologie californienne » « combine l’esprit libre des hippies avec le zèle entrepreneurial des yuppies », à l’image de Casaleggio, toujours en costume et cravate, des cheveux gris frisés jusqu’aux épaules, des lunettes rondes à la John Lennon. Le mythe digitaliste est particulièrement bien exprimé dans son « credo numérique » : une vidéo percutante de sept minutes réalisée en 2008 : « Gaïa, le nouvel ordre mondial ». La vidéo esquisse quelques étapes de l’histoire de l’humanité, à travers la création de réseaux entre personnes, groupes et nations : un processus qui aboutira, à terme, à une communauté mondiale de personnes connectées entre elles par Internet. Tous les citoyens du monde généreront ainsi une intelligence collective et participeront sans intermédiation aux décisions politiques.

Le digitalisme politique est le cœur idéologique du M5S. Presque tout le reste est interchangeable. Selon Beppe Grillo, « l’espèce qui survit n’est pas la plus forte, mais celle qui s’adapte le mieux. Nous sommes un peu démocrates-chrétiens, un peu à droite, un peu à gauche, un peu au centre. Nous pouvons nous adapter à n’importe quoi, à condition que nos idées s’affirment2 ». Cette attitude rend le Mouvement insaisissable. Quand ses représentants disent tout et son contraire, selon le public ou le moment, ils sont sincères.

Les dangers du « digitalisme politique »

La pratique italienne du digitalisme politique a tendance à surestimer les bénéfices et à ignorer les risques et les dommages de la transformation numérique.

L’exclusion politique

Selon la doxa du M5S, l’absorption de toute la politique par le numérique étend la participation civique à « tous les citoyens ». Or, en réalité, ce modèle exclut tous ceux qui ne peuvent pas utiliser Internet en raison de leur pauvreté, de leur culture, de leur âge ou de leur manque de compétences numériques. Près de la moitié des adultes italiens ne maîtrisent pas Internet ! Mais quand la maîtrise des données et la capacité à les traiter constituent une richesse commerciale et politique, une nouvelle hiérarchie sociale se met en place. On assiste ainsi à l’émergence d’une classe d’acteurs numériques, appelée « classe virtuelle » par certains, et de leur représentation politique. Beaucoup des managers, des élus et des adhérents du Mouvement 5 étoiles pensent qu’ils peuvent gouverner l’État parce qu’ils savent « gouverner » les ordinateurs. En janvier 2018, lors des élections primaires en ligne pour sélectionner les candidats aux législatives du 4 mars, 15 000 des 40 000 adhérents actifs au M5S se sont présentés pour devenir parlementaires.

Beaucoup des managers, des élus et des adhérents du Mouvement 5 étoiles semblent penser qu’ils peuvent gouverner l’État parce qu’ils savent « gouverner » les ordinateurs.

Aujourd’hui, cinq mille ans après l’invention de l’écriture, plus d’un milliard d’êtres humains sont encore analphabètes et plus de la moitié des humains sont des analphabètes numériques fonctionnels. Bien qu’illettrés, ils peuvent participer à un parti ou à un syndicat, voter en inscrivant un X sur un bulletin de vote ou en levant la main dans des petites assemblées ou dans les Landsgemeinden de certains cantons suisses. Mais ils seraient exclus d’une politique entièrement numérique.

L’intoxication numérique

Autre danger : l’intoxication par le numérique. Les ingénieurs et informaticiens qui développent certaines de ces technologies le font de manière à ce que nous y consacrions le plus de temps possible. Mais certains, comme les enfants, les adolescents et les membres d’un parti numérique, sont plus susceptibles de développer des addictions.
Ainsi une part importante de la vie de nombreux adhérents du M5S semble se dérouler davantage sur Internet que dans le monde réel. Ce qui importe, c’est d’être connectés toute la journée, et à travers plusieurs canaux (Facebook, Twitter, WhatsApp, courriel et autres) pour lire ou réagir à tout moment.

Enfin, le M5S fait preuve d’un aveuglement naïf à l’égard des abus du pouvoir numérique constitué. Les plus grandes firmes du secteur (Google, Amazon, Facebook…) ont été décrites par le magazine The Economist comme des « titans numériques à dompter » et des « BAADD » (grands, anti-concurrentiels, addictifs et destructeurs de la démocratie)3. Pourtant, les médias du M5S ne s’en préoccupent pas. Au contraire, ils récoltent depuis des années de l’argent grâce aux publicités des grandes entreprises du numérique dans les médias du parti ou dans les nombreux sites qui y sont reliés.

Immédiateté et agressivité

Les réseaux sociaux, qui vivent de l’immédiateté, sont les outils numériques les plus employés par le M5S. Le message y est court, souvent simpliste. L’affirmation catégorique et l’agressivité remplacent l’argumentation. Ce rapport à la réalité particulier « formate » d’autres comportements, amenant des élus et certains ministres du gouvernement Ligue-M5S à être en campagne électorale permanente et à utiliser un langage relevant plus de hooligans que d’hommes d’État.

Nombreux sont ceux qui s’inspirent des manières de Beppe Grillo, pour qui la vulgarité et l’agressivité verbale sur scène peuvent faire partie d’une tradition théâtrale millénaire. Quand ces dispositifs satiriques, souvent d’un goût douteux, sinon inacceptables, sont imités par élus et ministres, l’effet sur la tenue du discours public est catastrophique. La synergie entre les pires manières encouragées par les réseaux sociaux et celles de Beppe Grillo sur scène a engendré un « style », fondé sur la vulgarité et l’agression. Un style très rentable en votes, comme le démontrent les cas de Trump et Salvini. Malheureusement, pour des milliers de jeunes qui ont fait leurs classes politiques dans le M5S, c’est cela la politique : non pas une confrontation d’idées, mais la délégitimation et l’agression permanente de tous ceux qui ne sont pas du sérail. Tel est l’héritage le plus pernicieux que le M5S laissera, même après sa disparition.

Le techno-populisme

La simplification excessive, caractéristique de tous les populismes, est exacerbée par le digitalisme politique à l’italienne. Tous les problèmes complexes auraient une solution simple, présentée comme la seule envisageable, mais qui serait bridée par les « poteri forti », les pouvoirs forts. Pour les populismes, le salut ne peut venir que du « peuple », un mot sans pluriel, comme s’il n’y avait pas des classes et des groupes sociaux aux préférences et aux intérêts divergents. Ici, le salut viendra non seulement d’un seul peuple, mais d’une seule « technologie », un terme utilisé au singulier, comme s’il n’existait pas de technologies différentes et ambivalentes. Une fois les technologies numériques entre les mains du « peuple », celui-ci briserait à coups de clics les chaînes de la politique traditionnelle et chasserait les élites corrompues.

La simplification excessive, caractéristique de tous les populismes, est exacerbée par le digitalisme politique à l’italienne.

Autres caractéristiques de ce techno-populisme : l’immédiateté et l’oubli. Sur les réseaux sociaux, on vit l’instant présent : les messages surgissent de manière impromptue et sont datés par rapport à l’instant « t » : « Il y a cinq min ». Il est laborieux de retrouver ce qu’on a lu ou écrit dans le passé. Il en va de même pour les discours des dirigeants M5S. Jusqu’à quelques jours des élections du 4 mars 2018, Luigi Di Maio, 32 ans (sans études, ni profession, ni revenus autres que ceux de la politique), chef officiel du M5S choisi par les Casaleggio, aujourd’hui vice-président du Conseil des ministres, ministre du travail et ministre du développement économique, et Roberto Fico (aujourd’hui président de la Chambre des députés) avaient déclaré qu’ils ne s’allieraient jamais avec « les partis responsables du massacre du pays ». Un engagement aussi évanescent qu’un tweet…

Entre social-écologie et populisme

Une composante méconnue du M5S réside dans ses racines écologistes. Depuis 1992, les émissions télévisées, les spectacles, les articles et les actions publiques de Beppe Grillo mettaient à nu les travers de la société de consommation et ses effets sur les humains et l’environnement. Des milliers de personnes s’organisèrent dans le mouvement des « Amis de Beppe Grillo », présentant des listes citoyennes aux élections locales. Beaucoup de ces premiers « grillini » se réjouirent quand, en 2009, le mouvement se transforma en parti. Mais celui-ci s’attela à abandonner les thèmes social-écologistes pour privilégier une contestation de la « caste » au pouvoir. Cette métamorphose a été coûteuse : des soutiens de la première heure sont partis ou ont été chassés. Quelque 50 des 180 parlementaires élus en 2013 et 2014 ont quitté le parti. Mais les thèmes et le personnel de l’aile droite populiste, qui ont afflué vers le M5S ces dernières années, ont progressivement pris le dessus. Cette métamorphose a fait son succès électoral.

Il y a quelque temps, le M5S apparaissait comme une voiture avec un moteur de la gauche social-écologiste, mais une carrosserie et un volant de la droite populiste. Cette comparaison est-elle encore valable depuis que les dirigeants du M5S ont laissé le gouvernement aux mains de Matteo Salvini ? Depuis que le M5S a restauré le pouvoir de la « caste » (la Ligue, le parti italien le plus vieux et le plus corrompu) qu’il voulait combattre, la dynamique interne du parti est ambiguë. D’une part, les survivants social-écologistes ont besoin de la composante populiste de droite : c’est grâce aux millions de voix qu’elle a recueillies qu’ils ont pu mettre un pied dans les antichambres de certaines « salles des commandes ». D’autre part, pour recueillir des voix chez les jeunes et à gauche, la droite du parti a également besoin de porter des thèmes social-écologistes.

Un parti numérique, privé et ambigu

Trois adjectifs résument le Mouvement 5 étoiles : numérique, privé, ambigu. La caractéristique numérique, absolument novatrice, est l’expression d’un mélange très italien entre une crédulité messianique dans la technique et un pragmatisme amoral, un mélange entre Steve Jobs et Machiavel. La deuxième particularité du M5S est celle d’être un parti privé, celui de la famille Casaleggio, capable de tout pour se hisser au pouvoir. Au cours des vingt dernières années, un autre parti privé italien a également conquis le pouvoir : Forza Italia de l’entreprise Fininvest (Berlusconi). Lui aussi se présentait comme un mouvement antiparti. Ce dernier avait promis de « renverser l’Italie comme une chaussette », le M5S d’« ouvrir le Parlement comme une boîte de thon ». Ils promettaient « un nouveau rêve italien » ou « une nouvelle renaissance ». Lors de leurs premières élections, en 1994 et en 2013, chacun a obtenu les voix d’un cinquième des électeurs (un quart des suffrages exprimé) et s’est allié avec d’autres partis pour gouverner. Les Berlusconi et les Casaleggio, spécialisés dans la publicité et le marketing, sont emblématiques de deux époques et des deux médias alors hégémoniques (la télévision, puis Internet). Le parti de Berlusconi était au service de l’immunité et des profits des hommes de Fininvest, tandis que l’initiative des Casaleggio est au service d’une utopie techno-humaniste.

Finalement, le M5S est un parti ambigu, qui s’est déclaré de gauche, du centre et de droite : cela a permis son succès électoral mais a aussi commencé à provoquer sa chute4. Le M5S découvrira bientôt que les « citoyens » ont des intérêts divergents : certains réclament plus de croissance économique, d’autres la décroissance, ceux-là demandent des privatisations, ceux-ci des entreprises publiques, les uns plus de combustibles fossiles, les autres plus d’énergies renouvelables, certains tiennent à l’euro, d’autres veulent l’abandonner. Pour Gianroberto Casaleggio, « une idée n’est ni de droite ni de gauche. C’est une idée, bonne ou mauvaise. » Mais une chose est de gagner des élections, une autre est de gouverner un pays du G7, une tâche qui exige des choix résolus, souvent impopulaires.

Quel avenir pour le Mouvement 5 étoiles ?

Si les social-écologistes du M5S se réjouissent en espérant installer quelques panneaux solaires de plus en Italie, ils ferment les yeux sur la menace qui pèse sur la paix civile en Europe. Selon Steve Bannon, ancien conseiller de Trump, inspirateur de Marine Le Pen et de Matteo Salvini, un gouvernement Ligue-M5S est un formidable bélier pour ouvrir une brèche dans l’édifice de l’Union européenne. L’objectif de Bannon ? Encourager, dans le sillage du techno-populisme italien, la prise du pouvoir par l’extrême droite nationaliste en Europe5. Mais apparemment les « belles âmes » du M5S ne le voient pas. On se demande si ses membres les plus sages et l’opposition sociale et politique italiennes sauront déjouer la menace qui pèse sur l’Europe 6.

Une première version de cet article a été publiée dans la revue des jésuites italiens « Aggiornamenti sociali », n° 08-09, août-septembre 2018. Cet article a été relu et actualisé par l’auteur.

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1 R. Barbrook et A. Cameron, « The Californian ideology », Science as culture, n° 6, vol. 1, pp. 44-72, janvier 1996 ; Matteo Pasquinelli et Aurélien Blanchard, « Digitalisme. L’impasse de la media culture », Multitudes, n°54, 2013, pp. 176-190.

2 « Grillo : “La specie che sopravvive non è la più forte, ma quella che si adatta meglio. Noi possiamo adattarci a qualsiasi cosa” », Il Fatto Quotidiano, 06/03/2018.

3 « How to tame the tech titans », The Economist, 18/01/2018.

4 Michele Novaga, « Il “suicidio perfetto” del Movimento 5 stelle » (entretien avec Marco Morosini), www.tvsvizzera.it, 29/05/2018.

5 « Élections européennes : vers un échec cuisant pour l’Américain Steve Bannon ? », LePoint.fr, 21/11/2018 [NDLR].

6 Marco Morosini, « La haine au pouvoir en Italie pourrait menacer toute l’Europe en 2019 », www.huffingtonpost.fr, « Les blogs », 29/12/2018.


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