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Nouvelle-Calédonie : 165 ans d’accaparement de la terre

Nouméa, Nouvelle-Calédonie © Thomas Cuelho/Flickr/CC by 2.0
Nouméa, Nouvelle-Calédonie © Thomas Cuelho/Flickr/CC by 2.0
À l’occasion du référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, qui va avoir lieu le 4 novembre 2018, la « Revue Projet » revient sur la manière dont la colonisation française a bouleversé le rapport des Kanaks, les autochtones, à leur terre.

Dans son préambule, l’accord de Nouméa (mai 1998) se propose de « restituer au peuple kanak son identité confisquée ». Comme si l’identité était un objet que l’on pouvait dérober, puis restituer, selon sa bonne volonté. L’un des fondements de la civilisation kanake est le rapport à la terre. Et celle-ci a été accaparée il y a longtemps par l’État français. Comment la colonisation a-t-elle affecté le lien à la terre ?

S’approprier la terre

Quand la France a « pris possession » de la Nouvelle-Calédonie en 1853, les Kanaks y faisaient vivre une civilisation spécifique, avec leur propre mode de vie et leur propre rapport à la terre. La propriété de la terre, au sens marchand du terme, n’existait pas. Elle ne se vendait pas. Les premiers occupants du lieu pouvaient mettre des terres à disposition d’un nouvel arrivant pour qu’il l’habite et la cultive. La terre était au cœur d’un maillage de relations qui construisaient l’équilibre social. Or dès les début, l’Empire français entend faire de la Nouvelle-Calédonie une colonie de peuplement, en s’emparant des terres des Kanaks pour y installer des migrants européens. Un processus long et complexe va ainsi s’enclencher qui mêle spoliation des Kanaks et arrivée de colons.

Très vite, l’État français met la main sur une grande partie de l’île, considérant que les terres non directement occupées par les Kanaks ne leur appartiennent pas ! En 1855, le gouverneur Eugène du Bouzet déclare que le domaine de l’État est constitué « de toutes les terres non occupées, ainsi que des forêts, bois de construction, mines de toute espèce1… ». Les « propriétés » kanakes sont réduites aux seules terres effectivement cultivées. Mais c’est là une atteinte à l’agriculture kanake itinérante avec jachère et une atteinte à la conception kanake du sol, aux liens des gens avec les plaines, les montagnes, les forêts.

En 1869, le gouverneur Charles Guillain affirme : « C’est un fait exact que toutes les terres appartiennent à l’État par droit de conquête. Le gouvernement a fait une générosité [sic] aux indigènes et leur a laissé une partie des terrains qu’ils occupaient lors de la prise de possession ; mais cela ne diminue en rien notre droit qui est celui du plus fort, droit qui nous a été reconnu par les puissances étrangères et dont nous n’avons à rendre compte à personne2. » Finalement, en 1884, l’État français déclare par décret que toutes les terres, y compris celles octroyées aux Kanaks, lui appartiennent. Les Kanaks n’ont plus qu’un droit d’usage…

Au fur et à mesure de l’accaparement des terres, les gouverneurs cherchent à peupler l’île. En 1864, Napoléon III autorise la création d’un bagne. L’administration pénitentiaire se dote alors d’un important domaine foncier constitué des terres des indigènes les plus fertiles. Sur la période de 1864 à 1897, environ 29 500 bagnards viennent sur l’île. Ils seront peu nombreux à rester en Nouvelle-Calédonie à la fin de leur détention.

En parallèle, on encourage l’émigration française en octroyant des concessions gratuites. Une concession se compose d’un lot de village, d’un lot de culture et d’un lot de pâturage. Ainsi, à partir de 1887 à Koné, chaque colon bénéficie de 10 ares au village pour construire sa maison, d’1 hectare de jardin, d’un lot de cultures de 5 hectares et d’un lot de pâturages de 20 hectares. De plus, pour que les colons puissent se lancer dans l’agriculture, l’administration leur fournit des outils, des semences et six mois de vivres.

Cantonner les Kanaks

De leur côté, à partir de 1868, les Kanaks voient leurs terres délimitées3, première étape vers la création de réserves. Leurs cultures sont saccagées par les troupeaux des colons. « Même avec la meilleure volonté, il est impossible de surveiller ces innombrables animaux dont beaucoup vivant en liberté, sont devenus à moitié sauvages et qui, lorsqu’ils ont épuisé leurs pâturages, vont envahir et dévaster les plantations indigènes4 ». Ces saccages et les délimitations des terres seront à l’origine de la grande révolte de 1878.

En plus d’une répression sanglante, la délimitation des terres des Kanaks est généralisée et aggravée par une série de mesures de grignotage, jusqu’à l’arrêté du 13 novembre 1897 qui proclame l’appropriation pure et simple des terres kanakes et le cantonnement des tribus sur des territoires différents de leur emplacement habituel. Entre 1897 et 1903, le gouverneur Paul Feillet réorganise le territoire, généralise le système des réserves et conduit les opérations dites du « grand cantonnement ». Les Kanaks sont déplacés de force sur les terres les moins fertiles, dans les montagnes ou sur la côte est. Tous les Kanaks sont désormais parqués dans les réserves.

À la fin du XIXe siècle, le territoire compte 20 000 habitants d’origine européenne et l’on ne recense plus que 27 000 autochtones, soit 18 000 de moins qu’en 18875. Les réserves représentent seulement 7 % de la surface de l’île6. En revanche, les îles Loyauté, jugées impropres à une agriculture de type européen, sont épargnées et déclarées réserves intégrales.

Ordre colonial contre culture kanake

Conjointement à cet accaparement des terres, une organisation coloniale brutale est mise en place, allant de l’assignation à résidence aux travaux forcés. En 1867, l’autorité organise les Kanaks en tribus. L’objectif avoué est de rendre solidairement responsables les habitants d’un même espace en cas de rébellion7. Un décret de 1887 confère au gouverneur le droit de nommer les chefs kanaks.

Le « Code de l’indigénat », mis en place la même année, sera complété par la suite. C’est un ensemble de règles spécifiques aux Kanaks. Ils sont « sujets français » (et non citoyens), privés de la majeure partie de leur liberté et de leurs droits politiques. Les Kanaks ne peuvent résider hors des réserves, ni en sortir sans l’autorisation du chef et de la gendarmerie. Un véritable système d’apartheid est instauré.

En 1900, est créé l’impôt de capitation, une taxe annuelle que doivent acquitter tous les hommes kanaks adultes. La somme correspond à dix jours de travail chez les colons, seule source d’argent disponible. En 1922, sont instaurées « les prestations » obligeant tout homme valide à effectuer douze jours par an de travaux « d’utilité publique »8. Autrement dit, un travail forcé. Il faudra attendre la loi du 7 avril 1946, abolissant le Code de l’indigénat, pour que les autochtones puissent à nouveau circuler librement, de jour comme de nuit, résider où ils veulent et travailler librement.

Tous ces bouleversements, à commencer par le cantonnement dans des réserves loin de la terre natale, ont déstructuré la civilisation kanake. Les Kanaks déplacés arrivent sur des terres déjà occupées par d’autres groupes qui sont obligés de les accueillir et de leur attribuer des parcelles. Pour le géographe Jean-Claude Roux, « tout cet univers riche en harmonies d’un sacré profond, d’un équilibre, d’un rythme biologique lié intimement à l’adéquation de l’homme à sa terre natale, va être perturbé brutalement, aspiré ou brisé par le ‘renfermement’ général9 ». Rompre le lien entre les Kanaks et leur terre revient à rompre les liens avec le monde des ancêtres et le monde invisible. La terre n’est pas seulement nourricière, elle est aussi le lien qui rattache chaque individu et son groupe à une histoire et à une culture. C’est la cohésion du groupe.

Rompre le lien entre les Kanaks et leur terre revient à rompre les liens avec le monde des ancêtres et le monde invisible.

On comprend alors que, depuis le début des spoliations foncières, les Kanaks n’ont eu de cesse de vouloir récupérer leurs terres : 1878, 1917 et 1984-1988 sont les années des révoltes les plus marquantes. Dès les années 1970, il devient évident pour les autorités françaises qu’il faut lâcher du lest pour garder l’île dans le giron français. Pour désamorcer les tendances séparatistes et préserver un minimum de paix sociale, l’État lance des programmes d’agrandissement des terres coutumières : lAgence de développement rural et d'aménagement foncier (Adraf) achète des terrains sur le marché privé ou auprès des collectivités en vue de les réattribuer aux Kanaks. C’est ainsi qu’au nom du lien à la terre, 112 000 hectares ont été reversés dans le domaine des terres coutumières depuis 198810. Mais aujourd’hui, les terres coutumières ne représentent que 19 % de la surface de l’île11. Vingt ans après l’accord de Nouméa, les effets de la colonisation sont toujours à l’œuvre : les Kanaks sont toujours spoliés de la majorité de leurs terres.

Le référendum du 4 novembre peut-il résoudre cela ? La question posée concerne la souveraineté et non le statut du foncier. Quelle que soit la réponse, le problème des terres kanakes restera entier. Et si l’indépendance est refusée, il est à craindre que ce vote légitime de fait le statu quo et entérine la spoliation historique des Kanaks.

Une première version de cet article a été publiée dans la revue « Billets d’Afrique », n° 278, juin 2018.

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1 Déclaration du 20 janvier 1855, cité par Isabelle Merle « La construction d’un droit foncier colonial. De la propriété collective à la constitution des réserves en Nouvelle-Calédonie », Enquête [en ligne], 01/11/1999.

2 Conseil d’administration, séance du 28 janvier 1869, dans Joël Dauphiné, Les spoliations foncières en Nouvelle-Calédonie (1853-1913), L’Harmattan, 1989, p. 41, cité par I. Merle, idem.

3 Arrêté du gouverneur Guillain du 22 janvier 1868.

4 Roselène Dousset-Leenhardt, Colonialisme et contradiction. Étude sur les causes socio-historiques de l’insurrection de 1878 en Nouvelle-Calédonie, Mouton, 1970, citée par Jean-Claude Roux dans Crise de la réserve autochtone et passage des Mélanésiens dans l’économie de la Nouvelle-Calédonie, Cahiers Orstom, Série Sciences Humaines, vol. XI, n°3-4, 1974, p. 299.

5Jacques Leclerc, « Nouvelle Calédonie. Données historiques », L’aménagement linguistique dans le monde [en ligne], 28/12/2015.

6 Yvonne Savéan, « Nouvelle-Calédonie, un réel processus de décolonisation ? », site de l’Association pour l’économie distributive (www.economiedistributive.fr), 28/01/2015.

7 J. Leclerc, op. cit.

8 Christiane Terrier, « L’histoire de la Nouvelle-Calédonie », Maison de la Nouvelle-Calédonie, p. 20, 2010.

9 J.-C. Roux, op.cit.

10 Séverine Bouard, Jean-Michel Sourisseau et Benoît Zenou, Intégration/ségrégation : une clé de lecture des recompositions des modèles de développement ? Le cas de la Nouvelle-Calédonie. Natures sciences société, vol. XXII, n°4, oct.-déc. 2014.

11 « Répartition foncière », Agence de développement rural et d’aménagement foncier (Adraf) de Nouvelle-Calédonie, www.adraf.nc, mai 2018.


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